D’aussi loin que je me souvienne, le monde a toujours été une entité floue, où évoluent des gens un peu perdus. Moi y compris. J’ai toujours eu l’impression que toutes les personnes autour de moi savaient au moins à peu près ce qu’elles faisaient, pourquoi elles le faisaient. Pourquoi elles existaient.
J’ai passé de nombreuses années à marcher dans un brouillard épais, incapable d’en sortir la tête, incapable de répondre à une seule question. Sans savoir qui j’étais vraiment, pourquoi j’étais.
J’avais beau enchaîner les amitiés, les succès dans les études, j’avais l’impression d’être un verre sans fond qu’on s’évertue à remplir en vain. Chaque victoire était balayée, chaque défaite gravée, comme si elles étaient les seules à pouvoir me définir réellement. Je ne pouvais pas me présenter en disant : “Tiana, dix-neuf ans, j’ai fini le lycée, j’ai réussi, j’ai des amis formidables, je suis capable de coudre, d’écrire, j’adore lire, jouer de la musique” mais plutôt par un “Tiana, dix-neuf ans, incapable de conduire, effrayée du futur, ignorant comment achever un projet ou en commencer un qui aurait du sens”.
J’ai toujours eu cette fâcheuse manie de tout repousser au jour d’après, parce que j’avais peur de commencer, de finir. Je préférai ne pas approcher cette pile de choses à faire de peur qu’elle ne s’effondre sur moi dès que j’essaierai de m’en débarrasser. Et puis, tant que je ne commençais pas, je ne pouvais pas voir à quel point j’étais mauvaise.
C’était plus simple, en un sens.
J’ai toujours eu l’habitude de sourire. Je sais, ça peut paraître étrange. On dit souvent qu’on prend le réflexe de sourire pour ne pas inquiéter les autres. Je ne sais pas si c’est très vrai. Pour moi, c’est un excellent mécanisme de défense. Je souris, tu ne t’inquiètes pas, tu ne vois pas les choses que je cache, tu ne vois pas les choses qui vont mal, tu restes à une distance confortable.
Et en même temps, j’ai toujours eu peur d’être seule. Seule, vraiment seule. Après tout, si je ne sais même pas qui je suis, j’ai bien besoin de la présence de personnes autour de moi pour exister.
Je n’ai pas réellement menti, sur l’histoire des amis exceptionnels. Seulement, j’ai oublié de préciser qu’ils ont tous fui lorsqu’ils ont “vu” l’Ombre. Qui est l’Ombre ? L’Ombre c’est ce qui se cache toujours derrière moi, et qui apparaît parfois dans mon miroir. C’est une masse sombre et presque informe, dont j’arrive parfois à distinguer un bras ou une jambe, lorsqu’elle me suit. Parfois, elle pose sa main sur mon épaule et elle marmonne des choses que je ne comprends pas.
Au début, j’étais terrifiée. Terriblement terrifiée, même. Et je le suis encore, je crois. Je ne sais pas ce qu’elle, il, est. Je sais juste qu’elle est dans tous les reflets. Que sa voix est semblable à celle qu’on prêterait à un Démon, quelque chose oscillant entre le grave extrême et les plus hauts des aigus. Elle m’apparaît comme le crissement d’ongles sur un tableau. Le nombre de nuits blanches que j’ai passé à fixer le miroir en face de mon lit. Le nombre de nuits où je me suis endormie et où elle m’a suivie dans mes cauchemars.
Vous voyez, je crois que je suis la seule à la voir, réellement. Mais parfois j’ai l’impression que c’est elle qui me fait parler. Et lorsque c’est le cas, ils partent tous, loin, effrayés, dégoûtés par les inepties qui s’échappent de ma bouche. Et j’ai l’impression de ne rien pouvoir y faire.
Chaque jour se répète comme ça.
Un cycle infini.
Elle est partout où je vais.
J’aimerai savoir m’en débarrasser, quitte à retrouver ce monde désaturé qui était le mien avant.
Mais… Tant qu’elle est là, je ne suis pas seule.
Tant qu’elle m’étouffe, je sais que c’est parce que je suis encore capable de respirer.
Tant qu’elle hurle à mes oreilles, je sais que je peux encore entendre.
Tant qu’elle essaie de me tuer, je sais que je suis encore en vie.
Enfin, je dis ça mais l’Ombre n’a jamais tenté de me tuer. Je ne crois pas. Elle n’est pas très grande l’Ombre, après tout. Elle fait la taille d’une enfant. Elle paraît un peu moins menaçante, dit comme ça. Mais j’ai quelque part en tête l’idée que, si elle est aussi petite, c’est simplement parce qu’elle n’est née qu’il y a peu. Tout juste trois mois. Alors… Je n’exclue pas l’idée horrible qu’elle grandisse.
Et à ce moment-là, je ne sais pas ce qu’il adviendra de moi.