Éveil des souvenirs – WikiPen

Éveil des souvenirs

10 mins

      – Vous êtes un dragon !
     « Finement observé ! Et toi, je dirais que tu appartiens à la classe des Homo Sapiens. »
     – Et vous parlez !
     « Pensais-tu que les dragons n’avaient pas le cerveau suffisamment développé pour communiquer ? »
     – Non, bien sûr que non… Ce qui me surprend c’est que je puisse vous comprendre.
     « Voilà un mystère à résoudre, petit humain. Peut-être as-tu des capacités spéciales ? Ou peut-être t’es-tu cogné la tête en entrant ici et imagines-tu avoir cette conversation ? »
     – J’imaginerais que vous me parlez ?
     « Es-tu en train de t’imaginer me répondre ? Un vrai dialogue de sourds ! En attendant que tu fasses le point sur ton état cérébral, je te demande de bien vouloir me laisser. »
     Il fit mine de me tourner le dos mais je n’en avais pas terminé.
     – Et pour ce que vous m’avez dit auparavant ? Vous sous-entendiez que j’étais déjà venu ici. Nous nous sommes déjà rencontrés ?
     « Assez de toutes ces questions ! Je t’ai demandé de me laisser en paix ! » tonna-t-il à nouveau.
     Puis il grommela quelque chose qui ressemblait à : « Ah ces humains … ».
     – Pardonnez-moi, mais avez-vous mieux à faire que de discuter avec moi ? Il pleut des cordes dehors …
     « Très bien, je vais répondre à tes questions : oui, j’aurais toujours mieux à faire que de discuter avec un simple humain. Même dormir serait d’un plus grand intérêt que ta conversation. Ensuite, il ne pleut pas des cordes, enfin, tu le vois bien, c’est de l’eau ! »
     – C’est une façon de parler … répondis-je déconcerté.
     « Je vois. Une de ces ridicules expressions d’humain. »
     – Mais vous n’avez toujours pas répondu à ma première question : pourquoi m’avez-vous dit de ne jamais revenir ?
     « Parce que je souhaiterais que tu ne sois pas ici, s’emporta-t-il. »
      Il battait des ailes, mais ne pouvait les déployer compte tenu de l’exiguïté du lieu.
       – Mais vos propos laissent à penser que nous nous sommes déjà rencontrés auparavant.
      « Et toi, te souviens-tu de moi ? me demanda-t-il en me fixant de ses yeux reptiliens. »
     – Non, je ne crois pas.
     « Tu n’en es pas certain ? Un dragon, cela s’oublie-t-il ? »
     – Non, je ne l’aurais pas oublié si je vous avait rencontré.
     « Très bien, maintenant que tu as les réponses à tes questions je te prierais de quitter cet endroit et de me laisser à mon repos. »

     Je n’avais pas d’arguments à lui opposer et je ne souhaitais pas qu’il s’énerve pour de bon, je sortis donc de la caverne. La pluie s’était un peu apaisée et finalement, elle ne me gênait plus tant que ça, car mon esprit était trop préoccupé pour y faire véritablement attention. Cette rencontre était pour le moins… perturbante. Pourquoi ce dragon avait-il pensé que nous nous étions déjà rencontrés ? Comme il l’avait dit lui-même, une rencontre pareille ça ne s’oublie pas !

     J’étais quand même perplexe, sans bien savoir pourquoi. J’étais encore perdu dans mes pensées lorsque mes pas regagnèrent le sentier qui menait au village. Comment avais-je fait pour retrouver mon chemin ? Mystère. Je voulais – ou ce qui se rapproche un tant soit peu de la volonté – retourner au pensionnat. En traversant le hameau je croisai Jess qui discutait avec un homme vêtu d’un long tablier, devant le bâtiment du maréchal-ferrant. Dès qu’il me vit, il se précipita vers moi :
     – Alex, je me demandais où tu étais passé ! Ça fait un moment que tu as disparu… Ça va ? me demanda-t-il d’un air soucieux.
     – Oui.
     Ce n’était certainement pas la réponse appropriée mais ce n’était pas non plus le moment pour une séance de psychanalyse.
     – Tu es parti brusquement. Le temps de sortir et tu avais disparu.
     – J’avais besoin de … réfléchir.
     Je me remis en marche pour mettre fin à la discussion mais Jess me suivit.
     – OK, mais tu ne devrais pas t’aventurer ainsi hors du clan, tu pourrais …
     – Je pourrais tomber nez-à-nez avec un dragon, le coupai-je avec colère. Merci, mais c’est fait !
     – Vraiment ? Tu as trouvé un dragon de ce côté ?
     Il désigna du pouce le chemin par lequel je venais d’arriver.
     – Oui, et assez grincheux dans son genre. Dis-moi, ils sont tous aussi imbus d’eux-même et caractériels ?
     – Heu … je ne sais pas, me répondit-il d’un air un peu hébété, comme s’il ne comprenait pas de quoi je parlais.
     – C’est pourtant toi qui fréquentes les dragons depuis ton enfance, lui lançai-je d’un ton sarcastique qui collait bien avec ma mauvaise humeur.
     – Alex, je connais les dragons, me dit-il avec gravité, mais je ne leur parle pas !
     – Je t’ai pourtant vu parler au dragon de ta mère plusieurs fois.
     – Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire : je leur parle, mais eux ne me répondent pas. Je ne peux pas communiquer avec les dragons !
     – Pourquoi ?
     Jess avait ralenti et j’avais dû faire de même pour continuer la conversation. Il avait les yeux écarquillés et une expression de profonde surprise sur le visage.
     – Pour cela, il faut avoir établi le Lien.
     – De quoi parles-tu ? m’emportais-je. Je n’ai pas de lien mystique, ou je ne sais quoi, avec ce dragon. Je l’ai seulement vu cinq minutes…
     – Ça se passe en un regard.
     – C’est ridicule !
     Je me remis en mouvement mais il m’attrapa par le bras pour me forcer à m’arrêter et me retourner.
     – Attends Alex, tu dis qu’il t’a parlé et que tu lui as répondu ?
     – J’en suis sûr ! Il s’est même moqué de moi quand je m’en suis étonné et m’a suggéré que j’avais peut-être pris un coup sur la tête et que je rêvais.
     – Alors c’est certain, reprit-il d’un ton grave. Tu es un dragoniste.
     Sa phrase était tombée comme une sentence. Avec elle, il mettait fin à ma vie telle que je la connaissais jusqu’à présent. Il me privait aussi d’un futur que j’aurais choisi.
     – Alex ! m’appela-t-il inquiet.
     Je ne savais quelle tête j’avais en ce moment précis, mais intérieurement j’étais en état de
choc. Mon esprit était vide de tout souvenir, de tout espoir, de tout besoin. Seule subsistait cette idée, cette vérité : j’étais un dragoniste.
     Jess dut me secouer par l’épaule pour que je cesse de fixer obstinément le vide.
     – Tu sais, peut-être … peut-être que je me trompe, dit-il pour essayer de me rassurer. Attends d’avoir la confirmation de ton père pour te faire une idée. Après tout, je ne suis pas dragoniste moi-même, je n’ai jamais vécu le Lien, je ne fais que rapporter les choses qu’on m’a dites. Si ça se trouve tu es un cas spécial, comme tu es un Calligan… tu as peut-être le don de communiquer avec n’importe quel dragon.
     Mais je savais que ce n’était pas le cas. Rien ne s’était passé avec Mabelle ou son dragoneau. J’avais perçu des choses au travers de son regard mais nous n’avions pas eu un véritable échange. Pas comme celui que je venais de connaître.
     – Bon, si on rentrait, fis-je pour toute réponse. Je commence à avoir froid, moi, avec ces vêtements mouillés.

     Le trajet du retour se fit dans un silence qui devait être inconfortable pour Jess mais qui m’arrangeait bien. Nous n’eûmes pas besoin de grimper le long de la gouttière car il était suffisamment tôt pour que l’accès du parc soit encore autorisé et les portes d’entrée n’étaient pas verrouillées. En nous rendant au dortoir, nous croisâmes un élève de notre classe, un certain Justin, qui s’étonna de mon allure.
     – Qu’est-ce qui t’est arrivé, Alex ? T’es trempé !
     – J’ai pris l’averse.
     – Mais, il n’y a eu que quelques gouttes ici…
     Je ne lui laissais pas le temps de me poser plus de questions et montai l’escalier qui menait au dortoir. Il me fallait une douche bien chaude et des vêtements secs. Quand je revins dans la chambre, Jess me tendit une tasse de thé brûlante.
     – Je suis descendu te chercher ça. Bois-le, ça t’évitera d’attraper froid.
      Le liquide fumant dégageait une forte odeur de bergamote qui me fit penser à ma mère : c’était toujours ce thé qu’elle buvait le matin au réveil.
     – Tu sais, reprit-il sur un ton d’excuse, tu ne dois pas te mettre la pression si tu ne trouves pas ton dragon tout de suite. Ça peut prendre du temps, comme pour moi.
     – Et si ça n’arrive pas du tout ?
     « Si je n’ai pas envie que ça arrive » avais-je eu envie de dire.
     – Ça serait vraiment surprenant qu’un descendant de la lignée des Calligan n’ait pas le gène…
     – Je crois que je suis différent. Je n’ai pas grandi ici. Le clan, les dragons, ce ne sont pas mes affaires.
     – Ton père s’attend sûrement à ce que tu deviennes dragoniste à ton tour. Tu dois prendre la relève du chef de clan …
     – Mon père souhaite que je sois dragoniste ?
     – Bien entendu ! Quel père ne voudrait pas que son enfant suive ses traces ?
     Je bus une longue gorgée de thé pour cacher mon trouble. C’était donc bien pour cela que j’avais été envoyé ici : avoir un premier contact avec ces créatures, puis me lier avec l’une d’entre elles et passer le reste de mes jours au clan. Je devais succéder à mon père, je devais devenir un dragoniste. Peut-être même que le fait que Jess et moi nous retrouvions dans la même chambre n’était pas un hasard. C’était grâce à lui que j’avais découvert l’existence des dragons. Mon père s’était-il dit que mon camarade de chambre saurait me présenter les choses sous un jour favorable et qu’ainsi il me trouverait tout disposé à accepter mon destin lors de notre rencontre aux prochaines vacances ? Avais-je aiguisé mon sens de l’observation, ou la paranoïa me guettait-elle ?

     J’eus sans doute l’air absent lors du dîner mais Jess avait au moins cette qualité : il ne me bousculait pas. Peut-être avait il compris qu’il me faudrait du temps pour digérer la nouvelle. Les événements de la journée ne cessaient de revenir à mon esprit et rien ne pouvait m’en distraire. Je mis beaucoup de temps ce soir là pour parvenir à m’endormir.

     Une fois de plus, j’étais entouré par les ténèbres, mais cela ne m’effrayait en rien. D’ailleurs, je n’étais pas seul dans cette obscurité, je le savais, ou plutôt je le sentais. Puis une voix grave et puissante résonna :
     – Que fais-tu ici, petit humain ?
     La voix était plus impressionnante qu’effrayante, et c’est tout naturellement que je lui répondis :
     – J’explore cet endroit.
     – Tu n’as pas à être ici, petit humain.
     – Pourquoi m’appelez-vous « humain » ?
     – Parce que c’est ce que tu es !
     – Bien sur que j’en suis un, qu’est-ce que je pourrais être d’autre ? C’est aussi ce que vous
êtes, non ?
     – Juges-en par toi-même…
     C’est alors qu’une forme apparut dans les ténèbres.

     Je me réveillai en sursaut, assis sur mon lit. Une pellicule de sueur recouvrait mon front et descendait le long de ma nuque. J’en étais certain, ce n’était pas qu’un rêve, c’était un souvenir, ou tout du moins mon inconscient essayait de me rappeler quelque chose. Et je savais où j’en trouverais la preuve. Mais il me faudrait pour cela attendre l’arrivée des vacances à la fin de la semaine.

     Il existe un fait bien connu de tous, et pourtant non mesurable, qui est que lorsque vous attendez avec impatience un événement, le temps s’allonge, s’étire, mettant votre patience à rude épreuve. Le lendemain, Jess retourna au clan. Il me proposa poliment de l’accompagner mais connaissait par avance ma réponse. Je n’avais pas réussi à me rendormir après mon rêve et n’avais cessé de me le répéter en boucle, cherchant dans ma mémoire les détails qui m’avaient peut-être échappé. Ce dimanche fut morne, bien qu’ensoleillé. Je passais la plus grande partie de ma journée à écouter de la musique en regardant les rameurs se déplacer sur le lac. J’avais renoncé à lire le roman que j’avais emporté avec moi après avoir parcouru deux pages sans rien en retenir. Mon cerveau était saturé d’informations ; interrogations et certitudes se mélangeaient et m’empêchaient d’agir ou même de penser.

     Toute la semaine fut ainsi et j’eus beaucoup de mal à me concentrer durant les cours, mais il me sembla que c’était le climat général : autour de moi, je n’entendais parler que de famille, de petites amies et de voyages. Et pour une fois, moi aussi j’étais pressé que les vacances arrivent, non pour voir mon père mais pour retourner au manoir et trouver la confirmation que j’attendais.

     Puis enfin, la dernière heure de cours sonna. Mon sac était prêt pour les deux semaines à venir.
     – Passe me voir au clan, me proposa Jess alors que nous récupérions nos bagages dans notre chambre.
     – Tu peux aussi venir chez mon père, si tu le souhaites. Je risque de m’ennuyer pendant deux semaines. Il n’y a pas grand chose à faire là-bas.
     – Je ne suis jamais allé au manoir Calligan …
     Nous nous séparâmes en nous promettant de nous revoir avant la reprise des cours. Nestor m’attendait devant l’établissement.
     – Monsieur, c’est un plaisir de vous revoir. Ces deux premiers mois se sont-ils bien passés ? me demanda-t-il tandis qu’il prenait mon sac pour le mettre dans le coffre.
     – Ils ont été… intéressants.
     « Connaissez-vous l’existence des dragons Nestor, et le clan qui a juré de les protéger ? Vous-êtes sans doute au courant des activités de mon père ? » avais-je envie de lui demander. Cependant, je préférais m’en abstenir… pour l’instant, car je ne doutais pas que Nestor soit dans la confidence.
     – Votre avion pour Londres décollera demain après-midi, m’informa-t-il en prenant place à l’avant du véhicule tandis que je m’installai à l’arrière. J’ai pensé que vous souhaiteriez vous reposer dans la matinée de demain.
     – Comment ça, un avion pour Londres ? Il n’était pas convenu que je retourne chez ma mère durant ces vacances !
     – Votre père a pensé que vous préféreriez cet arrangement. Il sera sans doute beaucoup absent et vous serez seul au manoir… De plus, il s’est dit que votre mère vous manquait.
     Bien entendu, qu’elle me manquait ! Et l’espace d’une minute, je m’imaginai fuir tout ce que j’avais découvert ici pour rester auprès d’elle. Je souhaitais retrouver ma vie d’avant, où ma seule préoccupation était de savoir ce que j’allais faire après le lycée. Mais j’avais déjà résolu de lever le mystère sur cette affaire me concernant, et j’allais demander des explications !
     – Il n’en est pas question ! Je reste au manoir durant toutes les vacances. J’ai déjà invité un ami du lycée à venir me rendre visite. J’appellerai maman, elle comprendra.
     Nestor parut surpris
     – Très bien, j’en informerai votre père à notre arrivée. C’est formidable que vous vous soyez si vite fait des amis.

     Une fois au manoir, j’insistai pour monter moi-même mon sac à l’étage et gagnai rapidement ma chambre. Je balançai mes affaires sur le lit et me précipitai sur la porte du placard. Si j’avais laissé une preuve de ma rencontre avec ce dragon pendant mon enfance, elle se trouvait là … Enfin, si j’avais un peu de chance et que l’intérieur du placard mural n’avait pas été repeint en même temps que le reste de la pièce. J’ouvris la porte à la volée ; le bleu clair qui tapissait autrefois les murs de ma chambre était toujours là. Je poussais les cartons qui se trouvaient au sol, et découvris ce que je cherchais sur le mur du fond. Le dessin que j’y avais fait n’avait pas été recouvert par la peinture, à l’inverse de ceux qui ornaient autrefois les murs de ma chambre. Là, au fond de ce placard qui avait dû me rappeler la grotte que j’avais découverte un jour de mon enfance, se trouvait le dessin d’une créature ailée. Bien qu’il fût maladroit, je savais que j’avais cherché à représenter un dragon.

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