Cela faisait plus de cent quatre-vingt lunes que j’attendais sa venue. C’était une période courte, évidement, à l’échelle de ma propre existence, mais je devais avouer que cette vie de réclusion solitaire commençait à se ressentir. Heureusement, mon esprit avait la capacité de me distraire… Cependant, mon humeur était maussade depuis quelques temps, et ma propre compagnie était devenue difficile à supporter. Mais qu’irais-je faire au dehors ? Mes congénères m’indifféraient et la présence des humains… ne valait pas la peine qu’on s’y attarde. Certains jours toutefois, n’avoir aucun échange, aucun contact avec l’extérieur me pesait. J’avais eu le vain espoir que ma condition change lorsque ce petit humain avait découvert mon repère. J’avais bien compris qu’il s’était produit quelque chose, puisqu’au moment où mon regard avait croisé ses pupilles d’un gris unique, nous avons pu échanger comme s’il en avait toujours été ainsi. Le phénomène fut si aisé que le garçon ne remarqua rien. Mais moi je savais ce que cela signifiait pour nous deux.
Cependant, que pouvais-je attendre d’un humain de cet âge ? Un dragon tel que moi, qui
avait traversé les siècles, accumulé sagesse et expérience, ne pouvait avoir pour dragoniste un simple enfant. Même si dans ses yeux j’avais tout de suite reconnu le clan Calligan… Il est vrai que j’aurais su m’accommoder d’être à la tête des dragons qui séjournent ici. Mais je ne pouvais décemment me présenter accompagné d’un freluquet à peine sorti de l’oeuf !
Que l’espoir est une chose cruelle ! Il entretient une flamme dans le coeur de l’être qu’il habite. Tout d’abord il réchauffe agréablement et entretient la vie, mais plus le temps passe plus il devient destructeur, ravageant tout sur son passage. L’espoir devient alors souffrance.
C’est dans cet état que je me trouvais lorsqu’il fit à nouveau son apparition. Attendait-il que je sombre dans un abîme de tourments pour reparaître devant moi ? Semblable à la première fois, il fut surpris de me trouver ici, alors que je m’étais astreint à ne pas quitter ce lieu pour qu’il puisse revenir vers moi, quand il serait assez mûr pour prendre charge des devoirs qui lui incombaient. Pire que tout, il me fit le suprême affront de ne pas se souvenir de moi ! Ce garçon passe-t-il son temps entouré de mes semblables pour ne pas me reconnaître, moi, le seul être sur terre auquel il est indéfectiblement lié jusqu’à la fin de ses jours ? Comment ne pas réagir à un tel manque de considération ? De plus, il osa me questionner alors que c’était moi, qui pendant tout ce temps, attendais des explications. Il ne devait pas savoir à quel dragon il avait à faire, sinon il ne m’aurait pas parlé de la sorte. Le sang Calligan devait être trop dilué dans ses veines, il n’avait pas l’étoffe d’un chevalier-dragon.
Mais il était encore jeune, je pourrais le former… lui enseigner les valeurs ancestrales, le code d’honneur… Je pourrais en faire quelqu’un digne de moi ! Après tout, les adages nous enseignent que le chevalier est le reflet du dragon. Je devais pouvoir rendre honorable le dernier descendant de la lignée du clan Calligan. Et si ce n’était pas moi, qui le ferait ? Ma grande expérience du monde et ma sagesse lui seraient profitables.
***
Nestor frappa à la porte de la chambre que j’avais laissée grande ouverte. Je devais avoir l’air étrange : j’étais à quatre pattes, la tête enfoncée dans le placard, mais il ne se permit aucune remarque. A peine un sourcil levé souligna-t-il sa surprise.
– Excusez-moi de vous déranger, monsieur. Je tenais à vous informer que votre père serait
présent ce soir, pour le dîner.
– C’est parfait !
J’avais justement des choses à lui demander et il me facilitait la tâche s’il me donnait l’occasion de lui poser des questions dès le premier jour de mon retour.
Nestor avait tourné les talons et était reparti. Je remis le carton en place au bas du placard et refermai ce dernier. Je gardais précieusement cachée cette preuve de ma rencontre passée avec ce dragon grincheux. Il n’avait pas répondu clairement à mes questions et m’avait embrouillé l’esprit, mais mes souvenirs étaient revenus et je connaissais maintenant la vérité.
L’après-midi me parut long et ennuyeux. J’appelai ma mère pour la prévenir du changement
de programme. Elle me sembla plus surprise que déçue. J’avançai comme argument que je
souhaitais passer du temps avec mon père, n’ayant pu encore le faire depuis que j’étais en Écosse. Elle trouva que c’était une bonne idée : elle, plus que n’importe qui, était en faveur d’un rapprochement entre mon père et moi. Peut-être se sentait-elle coupable de la distance géographique qu’elle avait mise entre nous, mais je savais que l’éloignement n’était pour rien dans l’état de notre relation. Après ce coup de fil, je déballais vaguement mes affaires. Je ne parvenais pas à entreprendre une activé : lire, réviser, ou même flâner sur internet, rien ne parvenait à mobiliser mon attention. Sans cesse me revenaient en tête les questions que je voulais poser à mon père.
Enfin, Nestor fit tinter la cloche pour m’avertir que le repas était prêt.
– Le menu de ce soir est composé d’une bisque de poisson, suivie d’un soufflet au fromage,
puis d’une tarte à la citrouille pour le dessert, m’annonça-t-il pompeusement.
Dans la minute qui suivit, il déposa devant moi une assiette de soupe brûlante.
– Et mon père ? Il ne mange pas ?
– Monsieur n’est pas encore rentré. Il m’a chargé de vous dire de dîner sans lui.
– Merci, mais je vais attendre qu’il rentre, répondis-je d’un ton ferme en m’appuyant contre
le dossier de ma chaise et croisant les bras pour signifier mon refus de manger.
– Mais votre plat va être froid !
– Eh bien je le ferais réchauffer ! Il y a bien un micro-ondes dans la cuisine ?
Nestor eu l’air outré qu’on puisse songer à faire réchauffer de cette manière une bisque de
poisson.
– Comme vous le souhaiterez, monsieur, articula-t-il avant de tourner les talons pour
rejoindre la cuisine.
Je me calais confortablement sur ma chaise en prévision d’une longue attente. J’étais suspicieux à propos du fait qu’ils ne rentre pas pour dîner alors qu’il avait initialement prévu le contraire. Cherchait-il à m’éviter ? Savait-il que j’avais tout découvert et que j’allais le questionner ?
Ces interrogations, ajoutées à celles qui avaient tourné en boucle dans ma tête toute la journée, avaient fini de me rendre d’une humeur exécrable, mais me tinrent étonnement compagnie durant mon heure d’attente. Enfin, j’entendis des portes se fermer et la voix de Nestor s’éleva depuis le hall.
– Vous le trouverez dans la salle à manger. Il refuse de prendre son dîner sans vous.
– Très bien, merci Nestor, répondit mon père d’une voix calme et grave.
Je ne me levai pas pour l’accueillir, tenant fidèlement ma position. Georges Calligan entra et vint se placer face à moi, de l’autre côté de l’imposante table. Cependant, il ne prit pas de siège, attitude évidente de celui qui ne reste pas manger.
– Bonsoir Alex. Je suis content que tu sois ici. Ça fait longtemps que nous ne nous sommes
pas vus.
Il avait prononcé ces mots d’un ton bas, celui d’un homme harassé par sa journée de travail.
– Oui, en effet, ça fait longtemps. Mais assieds-toi, le dîner est prêt. Ça fait un moment qu’il
est prêt …
Il dut sentir la nuance de reproche dans ma voix car il se mit à tripoter machinalement les clous de tapissier qui ornaient le pourtour du dossier de la chaise devant lui.
– La journée à été longue et je suis fatigué … Mange sans moi, je vais aller directement me coucher.
Il fuyait une fois encore. Il ME fuyait. Il fit quelques pas en direction du salon mais je n’avais pas l’intention d’en rester là. Je n’allais pas le laisser filer. Pas après avoir attendu toute la journée qu’il rentre, pas après avoir attendu tout ce temps pour le revoir ! Je m’étais levé de ma chaise comme pour le retenir.
– Il faut qu’on parle, papa.
Il se figea et se retourna à demi pour me répondre.
– Cette conversation ne peut-elle pas attendre demain ?
– Je crois que j’ai déjà suffisamment attendu, articulai-je alors que je sentais monter en moi une colère froide.
Il se tourna tout à fait et planta son regard dans le mien d’une manière qui me rappela
Mabelle.
– Parle-moi des dragons.
Un éclair passa dans son regard.
– Bien, parlons maintenant, dit-il en prenant une chaise face à moi.
Sa réaction me déconcerta. M’étais-je attendu à ce qu’il nie tout en bloc ?
– Tu n’es pas surpris que je sois au courant ? m’étonnai-je.
– En fait, je l’ai appris il y a un peu plus d’une heure. Par Rosemary Flinn.
– C’est pour cela que tu es rentré plus tard que prévu ?
– Je n’en suis pas fier, mais j’ai essayé de gagner du temps. J’ai toujours su qu’un jour
viendrait où je devrais tout t’expliquer. Mais le moment venu, je ne savais pas comment m’y
prendre.
C’était la première fois que j’avais une explication pour le comportement distant de mon père et je lui en étais reconnaissant plus que je n’aurais su le dire. Pour une fois, il se livrait et j’avais l’impression d’être plus proche de lui que toutes ces dernières année.
– Pourquoi ne m’en as-tu pas parlé plus tôt ? Jess a dit que j’étais destiné à devenir
dragoniste, comme toi, comme tous les Calligan ! Si c’est ce qui m’attend, pourquoi ne m’as tu pas averti ?
Exprimer cela à voix haute était comme une libération.
– Je ne voulais pas de cette vie là pour toi ! Je voulais que tu aies le choix de qui tu
deviendrais. T’offrir ce que moi je n’ai pas eu, ajouta-t-il plus bas.
– Tu ne souhaites pas que je devienne dragoniste ? Demandai-je sans en croire mes oreilles. Tu ne t’attends pas à ce que je prenne ta relève au sein du clan ?
– Non ! Enfin si … Je voulais avant tout te laisser la possibilité de choisir par toi-même, te
permettre de vivre tes propres expériences, comme n’importe quel garçon de ton âge.
Je n’en revenais pas, tout ce que je voulais pour moi-même, mon père le souhaitait aussi.
– Mais alors, pourquoi me faire venir dans cette école, si près du clan, si près des dragons ?
– J’ai été négligent, je ne pensais pas… pas si jeune. Tout ce dont je rêvais pour toi, t’a été
enlevé il y a bien longtemps, mon fils.
– Comment ça ?
– Parce qu’il y a déjà plusieurs années que tu as établi le Lien avec un dragon, m’avoua-t-il
en quittant son siège comme s’il cherchait à échapper à la honte qu’il ressentait.
– Moi, j’ai déjà…
Je ne parvenais pas à finir ma phrase. Me revint en mémoire le dessin du placard. Jess avait raison : si je pouvais communiquer avec ce dragon en particulier, c’est qu’il y avait ce Lien entre nous.
– Le dragon, dans la caverne, c’est lui, n’est-ce pas ?
– En effet, c’est avec lui que tu es lié. Tu te souviens de ce jour-là ?
– Ça m’est revenu en rêve, je ne sais pas très bien ce qui est réel ou non … Mais j’ai fait un
dessin de cette rencontre… c’est la preuve que c’est véritablement arrivé, non ?
– Ce jour-là, je t’avais emmené dans la lande pour un pique-nique. Nous n’étions pas loin du clan et quelqu’un est venu me chercher pour que je règle un problème. Je t’ai laissé seul un
moment… Tu connaissais l’endroit, tu y étais déjà venu, et je savais que tu ne craignais absolument rien. Quand je suis revenu, tu sortais de la forêt. Tu m’as alors dit que tu avais trouvé une grotte mais que la personne à l’intérieur t’avait dit de t’en aller. Je savais ce qui se cachait à cet endroit et j’ai compris à ce moment-là que tu avais établi un Lien avec un dragon. J’étais très surpris, sous le choc même, je ne savais pas que le contact pouvait se faire à un si jeune âge. Si j’avais su, je ne t’aurais pas emmené au clan, je t’aurais éloigné plus tôt…
– M’éloigner ? demandai-je alors que je commençais à comprendre.
– Si tu étais resté à Londres, m’expliqua-t-il avec tristesse, tu aurais pu devenir qui tu aurais voulu, faire ce que tu aurais voulu….
– Est-ce que c’est pour cela que… la distance qu’il y avait entre nous ces dernières années…
Il leva les yeux vers moi et je vis combien le poids de tout cela lui avait pesé durant tout ce
temps.
– Je pense bien que tu as dû me détester, et à raison !
– Non, jamais ! me défendis-je avec force. Je n’ai pas compris et j’ai bêtement adopté une
attitude défensive… je devrais d’ailleurs m’excuser mille fois auprès de Nestor…
– Moi aussi, dit-il avec un petit rire triste. Je suis la cause de bien de ses tourments.
Je n’aurais su dire depuis combien de temps j’avais échangé autant de paroles avec mon père.
J’avais l’impression que le conflit silencieux qui nous opposait prenait fin. Cependant, certaines question restaient sans réponse.
– Que vais-je faire maintenant ?
– J’aimerais te dire que des tas de possibilités s’ouvrent à toi …
– Donc je dois devenir dragoniste ?
– Techniquement tu l’es déjà, cependant il te manque l’apprentissage.
– Mais je n’ai pas vraiment le choix.
– Le problème, c’est que tu n’es pas seul dans l’équation.
– Tu veux parler du dragon ?
– Vous êtes liés l’un à l’autre. C’est une contrainte pour vous deux.
– Pourquoi ne m’a-t-il rien dit quand nous nous sommes revus ? Il m’a même assuré que
nous ne nous étions jamais rencontrés avant.
– Il t’a vraiment dit cela ?
– Pas exactement. Il m’a demandé si je me souvenais de l’avoir rencontré et j’ai répondu que non.
– Donc il ne t’as pas vraiment dit qu’il ne t’avait jamais rencontré auparavant, il a seulement retourné ta question contre toi.
– Mais pourquoi faire cela ? Si je suis son dragoniste, pourquoi ne pas me le dire ?
– Les dragons sont des créatures très fières…
Je me souvenais que Jess m’en avait déjà touché un mot.
– Il n’a sûrement pas apprécié que tu ne te souviennes pas de votre première rencontre. Ce
dragon en particulier est assez …
– Assez ?
– Grincheux, lâcha-t-il avec une grimace comique.
– J’avais cru comprendre…
– Mais il a besoin de toi.
– Comment ça ? m’étonnai-je.
– Une fois que le Lien est établi, il se crée une sorte … une sorte de relation entre les deux
êtres. Tu n’as jamais eu conscience de ce Lien jusqu’à présent puisque tu avais oublié cette
rencontre. Mais lui n’a jamais oublié, et il sait très bien ce qui vous lie. Avant cela, ça faisait déjà quelques années qu’il était au clan, mais il est toujours resté éloigné de tout le monde. Il n’a jamais voulu s’intégrer et ne sort presque pas de la forêt. Il se terre dans cette grotte depuis des années. Et je crois… je crois que sa santé décline.
– Mais les dragons peuvent vivre plus de cent ans !
– Ce bougon n’est plus tout jeune et je pense qu’il a bien dépassé le siècle d’existence.
– Bougon ? C’est un surnom ?
– Oui, enfin c’est moi qui l’appelle ainsi, s’excusa-t-il.
– Ça lui convient plutôt bien !
Nous éclatâmes de rire tous les deux et c’était comme si la gêne accumulée ces dernières
années avait disparu.
– Messieurs, s’introduisit Nestor que nous n’avions pas remarqué, le dîner est désormais
froid mais je peux le faire réchauffer au micro-ondes.
– Faire réchauffer au micro-onde ? s’étonna mon père en regardant son majordome avec de grands yeux.
– Une suggestion du jeune monsieur. Très pratique je dois dire.
– Laissez tomber le dîner, Nestor. Apportez-nous plutôt un pizza, demanda-t-il avec un
regard complice à mon attention.
– Une pizza… répéta le majordome qui ne semblait pas comprendre.
– Allez Nestor, je sais qu’il y en a toujours une au congélateur, pour les soirs de match.
– Très bien monsieur, si vous préférez de la pizza….
– Accompagnée d’un bière pour moi, et d’un soda pour mon fils.
J’avais particulièrement apprécié le ton joyeux sur lequel il avait dit « mon fils ».
– Je vous apporte cela.
– Et tant qu’à faire, nous mangerons au salon.
– Entendu, monsieur, répondit-il avant de tourner les talons.
Quand il fut sorti, mon père ajouta :
– Sinon il va nous faire manger de la pizza dans des assiettes, et avec des couverts !
– Quelle faute de goût, répondis-je sur le ton de la plaisanterie.