Chapitre 19 – Le murmure de l’Hirondelle
Village de l’Estaque
octobre 1951
795 mots
Gerflynt consulta son cahier. Les annotations de Falsetti lui sautèrent à la gorge. Amanda l’entendit souffler.
— Tu fais la fine mouche ?
— La jeune femme bafouilla, frustré par ses limites dans la langue de Molière. « Ce sont des truands.
— Aussi bien t’habituer. Si tu projettes de fréquenter Enzo…
— Never ! Ever ! scanda la môme qui vira au rouge.
Mais Amanda ne la lâcha pas. « Ta Révérende Mère sais que tu crèches chez ton amant ?
— Le télégramme est envoyé, et il ne l’est pas…
— Et les nonnes ?
— Enzo…Monsieur Falsetti et moi sommes passés ce matin à la maison généralice. La Supérieure était furieuse, mais ce sera pire à Middletown. Je ne puis dire qui de nous deux subira le plus les foudres de ma Révérende Mère. C’est une femme de principe, les règlements sont à suivre à la lettre, les écarts punis. »
La môme serra les dents.
— La communauté au complet va s’y mettre. Les sœurs vont insinuer que j’ai fait la vie…
— Pas ton genre, siffla la gitane.
— Ce poste au Vietnam est conditionnel à mon admission dans les ordres, mais nos sœurs à Middletown sont partagées. Il faut que je mette le grappin sur cette femme d’urgence…
— Plutôt dire un homme !
Gerflynt ignora le sarcasme.
— Amanda, puisque tu abordes le sujet. Il me faut une lettre. Pour cautionner ma bonne conduite. La môme fouilla sa chevelure. « Si seulement tu voulais oublier un détail ou deux.
— Impossible ! Je pars.
— Quoi ?
— Chaperonner mon mari, c’est pas mon truc.
— Mais… Il n’y a rien entre nous !
Amanda la fusilla du regard.
— Je retourne en Toscane. J’en peux plus. »
Gerflynt pivota sans prendre garde. Son visage se plissa de douleur. « Avec respect Amanda, les existentialistes disent qu’il ne faut pas vivre dans le passé, qu’il faut se réinventer moment par moment.
— Putain ! Vive l’amnésie ! Et pour ta mère, ça fonctionne ? Et ton p’tit Jésus, il dit quoi ? J’en ai marre de ta mascarade.
— Je crois plutôt que tu en veux à cette femme. Le moineau… Elle te hante.
— L’Hirondelle ? Peut-être que Oui. Je la vois en toi et sur ce point, tu fascines Enzo autant que moi. Le même genre de garce, ces yeux quand tu nous parles le cœur tendu dans le creux de ta petite main. T’es trop sincère pour être vraie.
— Mais que s’est-il donc passé ?
— Elle l’a capturé. Il l’aimera toujours. Inutile d’espérer quoique ce soit. Avec ses airs supérieurs, cette fille de la haute ne parlait que de vision globale et de stratégie en lui labourant le cœur au passage. Une pétasse conçue sur mesure pour Enzo. Nous la détestions tous en silence.
— Elle était jolie ?
— Une bombe ! …et plutôt portée sur la chose. Comme toi, je dirais.
— Tu me tombes dessus pour cacher ta lâcheté. Enzo était ton homme. Cette chipie de Lydia Rockefeller a retrouvé ses fringues dans le goudron quand elle a voulu me piquer Jack…
— Rien à faire. Le fluide les a enlacés. Ils partaient repérer l’ennemie ensemble, rédigeaient les messages codés avec des fou-rires, mangeaient et buvaient en privé, enfin tout… Enzo s’est refermé. Un jour, la Rapace, … la coordonnatrice du bureau britannique, est venue sur le terrain pour se plaindre des rapports. Cette deuxième salope avait, elle aussi, des airs supérieurs, mais elle était tellement rigoureuse, tellement sur les principes, qu’on en est tous venu à trouver le p’tit flamant rose sympathique. Qu’est-ce qu’on s’est marré quand elle l’a menacée de la retourner aux ambassades. Parce que cette garce c’était une swallow, tu sais ce que c’est ?
— Non.
— Les filles d’ambassades, les putes de bonnes familles recrutées par les services secrets pour séduire les diplomates étrangers…
— Oh ! L’hirondelle était une swallow ? Gerflynt pouffa de rire.
En attendant, sur le terrain, ça s’est mis à foirer, parce que le Moineau, comme tu l’appelles, ça créait des r’mous avec les mecs du bataillon. Quand on me l’a finalement assignée, j’ai compris qu’elle n’avait pas le pied. Dans le maquis il faut savoir. Alors il devait arriver ce qui arriva…
— Quoi…
— Je me suis fait prendre.
— Pas elle ?
— J’ai couvert sa fuite.
— Et…
— Et puis… dois-je expliquer ? Quelques semaines plus tard, elle se fait rafler à son tour. C’est là qu’Enzo est intervenu, pour elle, pas pour moi… »
Gerflynt resta interdite. « Je suis désolée… »
La porte arrière s’ouvrit avec fracas. Falsetti entra et laissa tomber un havresac rempli d’armes. « Flynt, la rumeur veut que vous soyez prête à tout pour satisfaire les Sorensen.
— Quoi encore ? Mais ça n’arrête pas !
— Votre demi-frère Ülf fait partie des copains de l’import-export.
— J’ai un demi-frère dans cette ville ? Je dois le rencontrer d’urgence !
— Concentre-toi plutôt sur ton examen de ce soir. Si le délégué des antiquaires ne t’approuves pas, j’ai appris qu’ils vont ordonner ton meurtre.