Gabriel enfourche sa moto et fonce vers l’est de la ville. Dans une vieille maison, réside une dame à qui il voue un profond respect. Ma-dame Knight, sa grand-mère, l’a élevé depuis sa plus tendre enfance et il est certain qu’elle peut lui apporter une aide précieuse dans ses recherches.
« _ Gabriel, mon garçon, que me vaut l’honneur de ta visite ? Cela fait longtemps que tu n’es plus venu ! Donne-moi ton manteau, installe-toi et laisse-moi te préparer un thé. »
Gabriel préfère garder son manteau. Il s’assoit sur un antique canapé et observe le décor. Rien n’a changé depuis sa dernière visite, il y a un an. Il a toujours cette impression que le temps s’est figé depuis plus d’un siècle, à voir les portraits en sépia sur les murs, l’horloge en bois massif ou encore la vieille lampe à huile toujours allumée.
« _ Je suis désolé de ne pas te voir plus souvent. Entre la librairie à gérer et mon dernier livre. Heureusement, l’arrivée de Grace me sou-lage un peu.
_ Oui, je suis passé à la librairie récemment mais tu n’étais pas là, alors j’ai discuté avec elle. C’est une fille très charmante, en effet ! »
Comme beaucoup de grands-mères, elle désespère de le voir vivre comme un moine et chaque femme qui entre dans sa vie est pour elle un doux espoir. Grace arrivera-t-elle à fendre ce cœur de roc ? Repre-nant le fil de sa pensée, elle prend un ton plus sérieux :
« _ Cette fois, j’espère que tu prendras le temps d’aller au grenier ! Il y a du tri à faire et peut-être trouveras-tu des affaires de ton père que tu souhaiterais garder.
_ Tu as raison, j’y vais de ce pas. »
Gabriel avale le thé d’un trait (en se brûlant la gorge au passage) et se rend à l’étage. Il n’avait pas prévu de rester si longtemps mais il ne peut plus différer cette corvée. Le grenier un immense fatras d’objets divers accumulés avec les années.
Trônant sur une chaise en osier, il reconnaît le carnet de croquis de son père. Philip Knight ne s’en séparait jamais. Peut-être contient-il des informations qui pourrait l’aider. il feuillette quelques pages. Elles révèlent un horrible bestiaire, tout droit sortie d’une peinture de Jé-rôme Bosch !
Chaque dessin l’entraîne dans un dédale de souvenirs bien trop fami-liers. Il revoit encore son père griffonner le carnet d’un geste acharné, comme si sa vie en dépendait. Sa voix grave résonne encore dans sa mémoire :
« _ Mon petit Gabriel, après ma mort, ce carnet te reviendra. Garde-le car il te sera utile. »
Il met le calepin de côté pour l’examiner plus tard, au calme. Il pro-mène son regard alentour : sur un coffre, gît une petite horloge mé-canique qu’il reconnait : elle trônait sur le bureau de son père et, dé-tail étrange, elle n’était jamais à l’heure. Amusé par sa mine déconfite, son père lui prit un jour les mains et lui dit :
« _ Mon cher Gabriel, les choses que l’on voit ne sont pas tout le temps ce qu’elles sont en réalité. L’horloge de ton grand-père en est la preuve. »
Cette répartie sibylline l’a hanté jusqu’à la mort de son père. Il saisit l’horloge, tourne les aiguilles des heures dans un sens, puis dans l’autre. A sa grande surprise, elles ne sont reliées à aucun mécanisme interne. Cette horloge n’a donc jamais donné l’heure ! Il observe les symboles qui entourent le cadran. Elles semblent fixées sur un disque. Il appuie un peu. Sa pression déclenche un mouvement. Ce disque peut tourner ! Délicatement, il le déplace jusqu’à ce qu’un léger déclic se fasse entendre.
« _ J’approche du but !”, se dit-il pour se donner du courage. »
Il regarde l’horloge sous un autre angle. Sur le côté gauche, une petite manivelle en forme de clef. Normalement, elle sert à remonter le mé-canisme qui fait tourner les aiguilles mais, là, il n’en a pas. Il tourne la clef une fois, deux fois, trois fois. Un autre déclic à l’intérieur l’alerte. Il pose l’horloge. Un tiroir apparaît et s’ouvre !
« _ Quel vieux filou tu fais, grand-père ! »
Dans le tiroir, une vieille photo en noir et blanc, craquelée. Elle montre deux hommes, plutôt jeunes, encadrant un autre plus âgé. Dans le fond, on devine la forme d’une immense bâtisse.
Gabriel fouille la poche de sa veste et sort la loupe (merci, Grace !). Il examine les détails. Les vêtements semblent indiquer que la photo a été prise il y a plus de cinquante ans. Gabriel s’interroge. il ne recon-naît aucun de ces visages et, pourtant, ils lui semblent familiers. Il re-tourne le cliché et découvre une inscription : ‘Schloss Ritter, 25. April 1925’
Sous la photo, une lettre soigneusement pliée. Il l’ouvre. Elle est écrite en allemand mais il en déchiffre une partie. Elle parle d’un château appelé ‘Schloss Ritter’, celui de la photo, donc. Elle semble adressée à un fils : ‘Mein Sohn Heinz’. Le père est donc celui qui a signé cette lettre : ‘Wilhelm Ritter’. Un mot revient plusieurs fois et l’interpelle : ‘Schattenjäger’. Chasseur d’ombres … Quelle étrange expression !
Gabriel ne sait que penser de ces découvertes qui amènent plus de questions encore que de réponses. Une seule personne a la clef de ces mystères. Il rejoint le salon. Sa grand-mère semble l’attendre.
« _ Grand-mère, il y a des choses que je dois savoir. Tout d’abord, que veut dire ce mot : ‘Schattenjäger’ ?
_ Ô mon dieu, j’espérais tant ne plus entendre ce mot ! Cela fait si longtemps ! Schattenjäger, ton grand-père ne cessait de répéter ces mots dans son sommeil, ou plutôt dans ses cauchemars ! »
Son grand-père était donc hanté, comme lui, de rêves horribles,
« _ Il t’a dit ce que signifiait ses cauchemars ?
_ Je me souviens lui avoir demandé, une fois, Mais il m’a regardé avec un tel effroi que je n’ai plus jamais osé reposer la question !
_ Parle-moi de grand-père … Quel rapport a-t-il avec ces Heinz et Wil-helm Ritter ?
_ Avant de te répondre, je dois te dire plusieurs choses sur la famille, Ton grand-père, Harrison, a émigré aux Etats-Unis lorsqu’il avait 21 ans, Il m’a rencontré un an plus tard, Nous nous sommes rapidement mariés et nous avons eu Philip, ton père, Il m’aidait à tenir la librairie St. Georges mais il détestait la comptabilité ! Et, un jour, la mort l’a frappé. Il avait 36 ans, Une voiture l’a fauché dans le quartier des af-faires, Ton père avait alors 8 ans, Ce fut si soudain qu’il m’a fallu plu-sieurs mois avant de réaliser que jamais il ne repasserait le pas de la porte.
_ Je suis désolé, Grand-mère.
_ Merci, Gabriel … Harrison a été mon unique grand amour ! Per-sonne n’aurait pu remplacer cet homme si attentionné et, surtout, si original ! Et il adorait Philip ! Parlons de ton père, maintenant. Ta mère et lui se sont aimés dès le premier jour. Il se sont mariés à peine deux semaines après leur rencontre. Qu’ils étaient beaux ! Ils étaient vrai-ment heureux même si ta mère devait supporter les horribles cau-chemars que ton père faisait régulièrement, comme ton grand-père avant lui. »
La vieille dame se perd dans ses pensées. Gabriel lui laisse le temps de revenir vers lui :
« _ J’ai cru mourir lorsque tes parents, un soir, eurent un accident de voiture fatal, La police a conclu à une perte de contrôle du véhicule. Ton père a dû être effrayé par un animal sur la route. Pour l’éviter, il s’est violemment déporté vers le bas-côté et l’auto a fait plusieurs ton-neaux. Quelle tragédie ! »
Un silence lourd envahit le salon.
« _ Heureusement, il me restait une personne à chérir en ce bas monde : toi. Oui, mon Gabriel, tu m’as permis de tenir le coup en t’élevant du mieux que je pouvais. Un détail me revient en mémoire : ton grand-père insistait pour que Philip ait une vie normale. Il voulait qu’il fasse des études de droit, mais ton père a préféré se lancer dans une carrière artistique. Je le revois face à ses peintures, il avait l’air si concentré qu’on le croyait dans un état second ! Ses œuvres, très noires, trouvaient rarement des acheteurs. D’ailleurs, ça l’enrageait de dépendre entièrement des subsides de ta mère. Je lui ai dit plus d’une fois d’essayer des paysages avec des couleurs plus gaies, mais il ne m’a jamais écouté. »
Gabriel sait maintenant que ses talents artistiques clairement orientés vers l’horreur sont en fait un héritage paternel. Sa grand-mère lui sert une nouvelle tasse de thé. Elle n’en a donc pas fini avec les histoires de famille.
« _ Je ne t’ai jamais vraiment parlé de Margaret, ta mère. Savais-tu que les Templeton étaient une des plus anciennes familles créoles de la Nouvelle Orléans, l’une des plus riches aussi ? Je me souviens d’elle quand ton père me l’a présentée : une femme qui irradiait de beauté mais également d’un feu intérieur, une soif de rébellion. Dans sa quête de défier tous les codes familiaux, ton père a été son plus grand succès. A tel point qu’on l’a menacé de perdre tout l’héritage si elle se mariait avec lui, un étranger. Elle n’a pu survivre que grâce à une tante qui a trouvé Philip plutôt charmant. Les Templeton sont désormais morts ou ont quitté la Nouvelle Orléans. »
Gabriel garde peu de souvenirs de sa mère, moins encore de la fa-mille Templeton.
« _ Mon cher Gabriel, puisque nous évoquons des personnes dispa-rues, t’es-tu recueilli à la tombe de tes parents, récemment ?
_ J’avoue que cela fait longtemps que je ne suis plus allé au cimetière St. Louis. Merci, grand-mère, d’avoir évoqué avec moi tous ces souve-nirs mais tu ne m’as toujours pas expliqué les liens de grand-père avec les Ritter.
_ Ritter, mais d’où tiens-tu ce nom ? »
Une ombre passe au moment où Gabriel évoque ce sujet.
« _ Pour commencer, j’ai trouvé à la librairie un recueil de poésies allemandes qui, je ne sais pour quelle raison, m’interpellent alors que je n’en saisis qu’un mot sur deux ! L’auteur s’appelle Heinz Ritter. J’ai fait des recherches sur lui et je n’ai rien trouvé. Je me suis alors dit que c’était un pseudonyme. Et voilà, que tu me demandes de fouiller le grenier et que je tombe sur une photo et une lettre cachée dans une horloge qui appartenait à grand-père. La photo montre un château Ritter et la lettre est écrite par un certain Wilhelm Ritter, père de Heinz…. Où que je me tourne, ces gens semblent liés à la famille. Je me trompe ?
_ Ton père m’a fait promettre de ne jamais t’en parler mais les années ont passé et je crois qu’il est important maintenant que tu saches tout à ce sujet. Harrison, c’est le prénom qu’a choisi ton grand-père lors-qu’il est arrivé aux Etats-Unis. Auparavant, il s’appelait Heinz
Ritter. Pour mieux s’intégrer dans un pays où les Allemands n’avaient pas bonne presse, il a été autorisé à changer de nom. Il s’appelait déjà Harrison Knight quand je l’ai connu. Je pense cependant qu’il y avait une autre raison, bien plus grave, mais ton grand-père savait être mys-térieux quand il le voulait. Il ne m’aurait d’ailleurs jamais rien dit si je n’étais pas tombé un jour sur son passeport.
_ Tu penses qu’il a eu des problèmes avec la justice, dans son pays natal ?
_ Non, ça je ne peux l’imaginer. Il était bien incapable de faire du mal. Je pense plutôt qu’il voulait échapper à son passé, sa famille.
_ Il ne t’en a jamais parlé ?
_ Une fois, il a fini par avouer qu’il a fui l’Allemagne pour ne pas subir une malédiction qui pèse sur les hommes de sa famille. Une malédic-tion qui commence par des cauchemars et qui peut conduire à la folie. Je me rappelle qu’il disait aussi qu’il avait une mission à accom-plir mais qu’il n’en avait pas le courage. Par peur de le voir s’éloigner de moi, de l’imaginer sombrer dans la démence, j’ai cherché des solu-tions pour l’apaiser, pour rendre ses cauchemars plus supportables. Ainsi, je lui ai proposé de se lancer dans l’écriture. C’est ainsi qu’il a rédigé le recueil de poésie que tu as pu lire. Tout le temps qu’il ait pas-sé à l’écrire, il est resté près de moi, près de Philip. »
Gabriel est sonné … Tant d’informations à digérer ! Et surtout, décou-vrir que ces poésies qu’il aimait tant lire et relire étaient des œuvres de son grand-père …
« _ Merci de m’avoir dit tout cela, grand-mère. J’imagine combien cela a dû te coûter d’évoquer toutes ces personnes que tu as aimées.
_ Ne me remercie pas, je ne suis pas certaine que ce soit un cadeau que je te fais là. J’ai plutôt le sentiment de t’envoyer sur un chemin que ton grand-père a tenté d’effacer à tout prix. Il doit y avoir une rai-son. »