L’Ange Noir, partie 13b.

    L’Ange Noir n’avait pas prévu que je m’aventure aux enfers avant que ma mission au Bas-Ciel ne soit accomplie. Mission dont je n’avais même pas conscience en bon mulet que j’étais. Ma connaissance de moi était en sommeil, j’ignorais mes origines et encore moins le but de mon existence… J’étais, c’est tout ce à quoi je pouvais me raccrocher. 

   Quand l’Ange Noir apprit que le Sylvanium comptait sur moi pour se diriger dans les entrailles de la Terre, et que j’étais parmi ces bâtards qui osaient le défier, son ire fut telle qu’on en ressentit les effets jusque sur Terre. Des grêlons de la taille d’une balle de tennis s’abattirent sur des villages entiers saccageant les toitures, des incendies monstrueux éclatèrent,  une chaleur inhabituelle écrasait les humains assoiffés dans plusieurs régions.

   Cet être vil et fourbe décida alors de ralentir l’avancée de cette expédition vers le Grand Canyon menée par des mécréants de la pire espèce à ses yeux. Il lança un bataillon de démons en tout genre sur Thombstone, espérant ainsi  dissuader le Sylvanium de poursuivre plus loin ses recherches. Ses hordes de charognards ne se firent pas prier. Ils voulaient en découdre depuis longtemps avec ces anges des bas fonds. Les conséquences pour les humains seraient à la hauteur de leur haine pour ces êtres si fragiles. 

    Cette meute démoniaque ne tarda pas à surprendre O.de La Forge et sa bande d’anges, s’en prenant aux pauvres hères insouciants qui trinquaient au saloon de Thombstone. Ils n’avaient aucune chance de s’en tirer. L’attaque fut rapide et meurtrière. Lorsque je pénétrai avec le Sylvanium dans le bâtiment d’où s’échappaient une musique guillerette et le brouhaha habituel de ce genre de lieu quelques minutes auparavant, je fus saisie par l’horreur, un haut le cœur me retourna l’estomac. Du sang. Partout. Des corps mutilés par les griffons qui se délectaient du liquide visqueux encore chaud, des têtes tranchées. Un véritable massacre. J’ étais tétanisée, je fermai les yeux, laissant l’abysse de mon être m’envahir. Un vide si grand que je pouvais m’y perdre et oublier…oublier toute cette douleur qui m’entourait et me percutait de plein fouet. Un vide salvateur qui pourtant me torturait depuis toujours. J’avais souvent eu cette sensation qu’une part de moi m’avait été arrachée, pour n’ y laisser à la place qu’un Oblivion sans nom. Que me manquait-il et pourquoi ? Je l’ignorais. Devant la scène apocalyptique du saloon, je me laissai submerger par ce trou noir intérieur. Oublier, ne pas voir, ne pas entendre, oublier toutes ces horreurs externes qui me rappelaient à quel point je n’étais rien. J’ étais incapable de réagir face à ce miroir terrifiant de ma propre détresse existentielle. 

   Le cri perçant des Harpies me sortit de ma torpeur. Je vis alors O. combattre les démons. Les coups portés étaient d’une telle violence, le sang giclait, les chairs se déchiraient, cet homme n’hésitait pas à casser les os. Un sourire se glissa sur son visage au plus fort de sa lutte avec un griffon. Son aura m’attirait malgré ses manières grossières et je m’étais laissée aller contre lui quelques instants avant cette boucherie. J’avais pressenti que ce moment de tendresse serait le dernier, qu’il ne pouvait qu’être éphémère et me mènerait sûrement à ma perte malgré les dires de cet ange duquel émanait une chaleur rassurante. L’attaque qui se déroulait sous mes yeux ne pouvait que me conforter dans cette croyance.

    Alors que j’étais recroquevillée derrière les ailes protectrices d’O., une furie fondit sur moi, toutes dents sorties prêtes à me déchiqueter. La fin. C’était ma fin ! Mais c’était sans compter sur l’intervention de Skylar qui l’anéantit à grands coups de poignards. Une fois de plus, je lui devais la vie.

Je me redressai en entendant Randy s’écrier : “Tout le monde dehors !!!”

Une forte déflagration me projeta en arrière ainsi que tous les anges encore en vie ! Mon boulet retomba à quelques centimètres de mon crâne dans un fracas assourdissant. 

    Un Ulvertörg ! Il avait soufflé des ondes de mort sur les humains dont le cœur résistait encore. Leurs souffrances corporelles s’achevèrent comme au soufflé d’une chandelle. Ces pauvres âmes s’en allaient comparaître devant leur créateur pour ensuite séjourner au purgatoire. La bataille cessa dans un silence sans nom. Les démons avaient disparu. Il ne restait qu’un amas de corps et de cendres devant les yeux emplis de larmes de ceux qui n’avaient pu éviter ce carnage. Je peinais à respirer, mon corps tout entier criait sa colère. Une colère inextricable qui broyait mon être dans une torture insoupçonnée de tous. 

   Quant à O.de la Forge, il fit preuve de sang froid en bon chef militaire. Il savait que le plan de départ était voué à l’échec. Le temps ne leur accorderait pas de répit. Je sentis que j’avais raison, ce n’était que le début de la grande invasion prévue par l’Ange Noir. Il fallait agir au plus vite pour sauver l’esprit et trouver ce corps matériel si élusif. O.de la.Forge décida de prendre  l’Oblivion pour se rendre aux enfers. C’était le seul moyen, pensait-il, d’arriver à ses fins et de surprendre l’Ange Noir. 

     Je frissonnai en considérant que j’ allais me jeter dans cet énorme tourbillon. Une voix forte, venue de ma propre chair, issue de ma nature même de mulet, m’interdisait de descendre. Mon abysse personnel ne risquait-il pas de fusionner avec ce monde insensible et m’entraîner dans une folie dont je ne pourrais plus jamais sortir ? 

   O.ne me laissa pas le temps de protester, et avais-je le choix ? Celui de fuir encore devant l’inévitable ? Tous ces humains martyrisés ne valaient-ils pas la peine que j’affronte mes peurs quitte à ne jamais revenir ? Ma vie aurait donc un sens : peut-être ai-je été créée dans le seul but d’aider O. à contrer l’Ange Noir ? Qui sait ?

Mon cerveau en ébullition ne me permit pas de résister. J’étais déjà harnachée à cet ange resplendissant qui semblait croire en moi. Malgré la double charge que je présentais, il déploya ses ailes et s’envola  avec aisance et détermination vers l’abîme béant.