Le banc

17 mins

Le banc

Ce banc est une véritable invitation à m’y asseoir. Ma jambe me tire l’arrière du genou. Cette douleur familière m’accompagne depuis l’accident. Je m’y suis habitué. Elle m’a apprivoisé, comme je l’ai apprivoisée. Et quand cela va moins bien, il y a des bancs comme celui-ci.

Tout autour de moi, l’automne fait son chemin dans les ramures, les haies et les bruyères. Le soleil bas fait miroiter les perles de rosée dans les hautes herbes. Un banc de brume s’élève paresseusement du petit étang. A croire que celui-ci ressort d’un hammam.

L’air est doux. Mes cicatrices me démangent. Je me surprends, comme souvent, à me gratter. Habitude prise à laquelle je n’arrive pas à me défaire. Il y a comme une jouissance malsaine dans ces geste reflexes.

Pas un bruit, hormis un léger bruissement dans les arbres. Et parfois quelques sons de battements d’ailes qui s’envolent du plan d’eau. Je perçois bien le froissement de ma barbe que je gratte. Encore une habitude persistante. Marine refuse que je la coupe. J’ai essayé une fois et elle a été prise d’un tel fou rire que jamais plus je m’y reprendrai.

Des odeurs d’herbe mouillée, de vase et de sérénité flattent mes narines. L’effluve des dernières roses séchant au soleil exhale l’environnement. L’instant est magique.

Putain, quelle perte de temps. Grève des transports en commun. Infoutus de travailler et dire qu’il y a de gens qui cherchent du travail ! Trente minutes que je cavale dans cette ville. Et je dois encore traverser ce foutu parc. La cravate m’enserre la gorge. Ma chemise cintrée me colle à la peau et m’irrite les aisselles. Un étang minable et mal entretenu entouré de roseaux décrépis me coupe la route. Fallait encore cela. Une brume glaciale s’y noie et déborde sur le chemin que je suppose devoir emprunter.

Evidemment, je vais être en retard à mon rendez-vous ! Une affaire à six chiffres. Pas âme qui vive. Juste un homme là-haut, assis sur un banc ! Que fait-il là à pareille heure à ne rien foutre. Il y en a qui travaille et d’autres pas. Je trime et paie des impôts pour ces gens-là. Envie de cogner. Et ce foutu soleil qui m’éblouit. Manquerait plus que je me torde le pied dans ce chemin raviné. Je ne vois rien.

Il faut que je me pose. Que je téléphone pour prévenir de mon retard, victime de grévistes égoïstes. Après tout, ils devraient être contents d’avoir du travail, tous ces ingrats. Il y a ma chaussette qui se débine dans la chaussure. Mon talon est à nu. Mes chaussures me coupent. Tout cela parce que madame trouve ridicule de porter des chaussettes hautes.

Plus le choix, retard pour retard, faut que je rejoigne ce banc et cet individu qui squatte toute la place. Le comble, c’est que cela soit un SDF !

La brume s’étire paresseusement et déborde du plan d’eau. Comme la nature est inventive, je ne me lasse pas de ces créations. Elle m’offre des petits nuages rieurs et paisibles. Le soleil poursuit son ascension. De mon banc, je découvre un homme pressé et élégant. Il vient de surgir du virage tout en bas près de l’étang. Il porte sa main au visage peut-être pour parer à l’agression du soleil éblouissant. Il porte une lourde mallette à l’autre main. Un peu perdu et harassé, sans aucun doute. Il regarde dans ma direction de façon insistante. Que veut-il, que cherche-t-il ? Il détonne un peu dans ce cadre de verdure. Je le plains, engoncé dans son costume trois pièces, ses chaussures de cuir cirées. Un vol de grues criardes déchire le silence et le ciel bleuté. Sans doute se rassemblent-elles avant le grand voyage ?

Tout droit, à travers la pelouse ou suivre le détour du chemin ? Pourquoi tant d’hésitation. Tout droit. Point. Fonce ! Et le SDF ? Il a cas se tirer. L’herbe trempée ne m’arrêtera pas non plus. Il me faut ce banc. Foi d’Emile.

Plus que quelques mètres d’ascension. Bordel qu’est-ce que ça glisse. J’ai failli m’étaler à au moins dix reprises. Vraiment piégeuse et plus raide que je ne le croyais, cette côte !

Quel bonheur quand on y est. Je suis enfin posé sur le bord de la tablette de ce banc. C’est humide et froid. Et dire que je parlais de bonheur. Tout est relatif. Je suis là, à tenter de retrouver le souffle perdu au milieu de rien du tout et l’autre là avec son sourire béat.

– Pouvez pas vous pousser un peu ?

– Bonjour

– Ouais, salut. Poussez-vous, vous n’êtes pas seul sur terre !

– Pas de problème monsieur. Voilà. Tout va bien ?

– Qu’est-ce que vous en avez à foutre ?

– Beau vol, non ?

– Hein ?

– Là-haut, les grues ! Elles se rassemblent pour le grand voyage. L’été s’en va.

– Le grand voyage, le grand voyage non mais avec quoi vous venez. Savez-vous ce que j’en pense du grand voyage ?

– C’est inscrit dans leurs gênes depuis des générations. C’est ainsi.

– Pas chez vous en tout cas !

– Pardon.

– Le grand voyage, cela n’a pas l’air d’être inscrit dans vos gênes à vous voir vissé ainsi sur ce banc

L’homme est en colère. Sa jambe trépigne. Il a ôté sa chaussure et se masse le talon. Il transpire abondamment sous son beau costume. Je sens son odeur aigre. Une odeur de déséquilibre. Cet homme se fait du mal. Tout cela avec sa mallette serrée contre lui comme si elle allait s’enfuir. Pauvre homme apeuré.

– Je vous ai posé une question.

– Laquelle Monsieur ?

– Si vous êtes vissé à ce banc. Locataire, ou quoi ?

– Non, juste de passage. Petite pause santé. Beau temps n’est-ce pas ?

Mais qu’est-ce qu’il m’énerve celui-là ! Beau temps ? Il se croit aux Seychelles ou quoi ? Trop béat pour être honnête. Un drogué sans doute. Un de ces toqués qui voit la grande bleue dans une mare poussive et le soleil des tropiques dans une éclaircie. Je voudrais téléphoner mais il ne semble pas comprendre. Un peu d’intimité quand même ! Vraiment sans gêne, ce clodo. Avec son training sans forme et ses basquettes élimées, il a une de ces touches !

 Le nouveau venu est blanc comme un linge. Ses lunettes glissent constamment sur son arête nasale en sueur. Il frotte frénétiquement sa chaussure avec un mouchoir en papier qu’il jette par terre sans vergogne. Déjà qu’il a traversé une plantation de rosier en montant. Sans gêne celui-là !

– Votre papier, monsieur !

– Plait-il ?

– Le mouchoir là, par terre !

– Oui, et alors ?

– Il y a des poubelles, si je peux me permettre.

– Vous permettre ? Non, vous ne pouvez pas vous permettre ! De quoi j’me mêle ! Occupez-vous de votre cul.

– Mon cul va bien, monsieur. C’est ma jambe.

– Quoi votre jambe ?

– Accident.

Grr, il peut pas dégager celui-là. Pas envie d’écouter ses histoires. Et vlà qu’il ramasse mon mouchoir et se dirige vers la poubelle. Le con. Mais tant mieux, profitons de l’aubaine pour m’étaler. Peut-être comprendra-t-il qu’il est indésirable.

Une coccinelle prend le soleil sur le grillage de la poubelle. Elle fait le plein d’énergie pour l’hiver. Il y en a beaucoup pour l’instant. Elles préparent leur hivernage. Une feuille jaunie virevolte et fait la cour avec une congénère habillée de rouge. Le chemin de graviers s’entapissent des premières feuilles précoces. L’individu s’étale sur le banc et téléphone. J’entends des bribes de conversion. Une histoire de rendez-vous manqué, de contrat juteux. Il parle de moi et me prend pour un SDF. Ha, les préjugés ! Et quand bien même !

– Monsieur, j’ai malencontreusement entendu une partie de votre conversation. Je m’en excuse. Je ne suis pas un SDF mais je n’ai rien contre ces pauvres gens. Désolé pour votre RV manqué.

– Chômeur alors ?

– Non plus.

– Peu importe, j’ai peut-être raté l’affaire du siècle à cause des grévistes, alors peu me chaut de vous savoir désolé.

– Alors, bonne journée Monsieur.

– Et vous allez où comme cela ?

– Me trouver un autre banc. Je vous dérange. Il fallait me le dire tout de suite. Il suffisait de me le demander. Un homme d’affaire comme vous, cela a besoin de discrétion !

– Un autre banc ? Mais vous n’avez donc rien à faire ?

– C’est vous qui le dites. Et vous pouvez lâcher votre mallette, Monsieur, elle ne s’enfuira pas ! Au revoir Monsieur. Et profitez un peu du soleil et du calme. Vous êtes pâle comme un cadavre. Peut-être une aubaine, ce rendez-vous manqué !

Le type squatte maintenant un autre banc, à deux pas. Ni chômeur ? Ni clodo ? Alors qu’est-ce qu’il fabrique ici à ne rien foutre ? Etrange. « Peut-être une aubaine, ce rendez-vous manqué ! » Non mais avec quoi il vient. S’il savait ce que cela signifie pour moi ! Ça craint !

Merde, je ne me sens pas vraiment dans mon assiette ! Ces frissons qui me parcourent et ces crampes dans le ventre. Je dégouline, alors que j’ai si froid. Le soleil me glace. Maintenant c’est moi qui suis vissé sur ce banc. Je ne me sens pas capable de continuer mon chemin. Un étau compresse ma poitrine. Le stress, sans doute. Tous ce stress accumulé qui m’a conduit à ce rendez-vous manqué ! J’envie presque ce mec, là-bas. Il me dévisage sans vergogne. Qu’est-ce qu’il veut encore ?

L’homme n’a pas repris sa route. Il est avachi, le dos rond, emmitouflé dans son manteau. Ses deux bras croisés enserrent son ventre. Il n’a pas l’air bien du tout. A mesure des secondes, il s’écrase sur lui-même. Il semble avoir très froid. Le soleil est bien présent, pourtant qui réchauffe l’air. Un petit jour printanier au cœur de l’automne. Les mésanges l’ont bien compris. Un couple volette dans la haie, indifférents à la présence de l’homme en dessous d’eux. Il ne les voit pas. Il a l’air si seul, si désemparé. Nom d’une pipe ! Voilà qu’il s’écroule de tout son long sur la banquette. Une jambe pend dans le vide. Elle s’agite d’abord frénétiquement puis oscille.

Putain, que m’arrive-t-il ? J’étais assis sur cette planche pourrie. Et d’un coup, me voilà là, couché ! Par quelle sorcellerie ? Il est là, soutenant ma tête. Il me parle mais je ne perçois rien ! Je vois juste ses lèvres s’agiter et son regard souriant et compatissant. Une grande sérénité émane de sa personne. Je me sens bien. Ses paroles m’apaisent, alors que les mots ne dépassent pas ses lèvres. Que m’est-il donc arrivé ? J’avais si froid. Maintenant une douce chaleur m’enveloppe. Le soleil darde ses rayons au-dessus du banc. Les mots m’atteignent enfin par bribes. Je comprends que j’ai fait un malaise et qu’il a prévenu les secours. On va s’occuper de moi. Il veille sur moi. Voilà peut-être une raison d’être de sa présence dans ce parc!

Des murs blancs. Une poche de liquide agrippée à une potence. Un goutte à goutte égrène des perles translucides. Une aiguille fichée dans mon avant-bras. Un silence fuyant. Des bruits de pas dans le couloir et un murmure dans le néon blanc crème. Une sensation de purgatoire. Antichambre. Les souvenirs s’immiscent avec peine dans mon cerveau brumeux. Un banc. LE banc et son locataire. Sa main soutenant ma tête. Un vol de grues. Un soleil glacial. Flash. Mon rendez-vous ! Et merde. Une main ferme m’empêche de me redresser. Il faut que je m’en aille. La brume s’effiloche. Je retrouve ma tête. J’agite mes doigts, mes pieds, ma tête. Tout fonctionne, je suis entier. En vie. La main qui me retient relâche la pression. Je tente de me relever mais ça tourne dans ma tête. Une voix chaleureuse. « Tout va bien monsieur ». La voix. Le banc. La nuit s’empare de mon corps.

La poche s’est vidée de moitié. J’ai dû me rendormir. La nuit s’en est allée et avec elle le silence. Le tic-tac du radiateur, les pas pressés des infirmières, le bip par intermittence d’une machine au-dessus de ma tête. Des portes qui claquent. La sonnerie d’appel dans le couloir. Jusqu’à mon cœur qui cogne sous les draps. Une infirmière entre dans ma chambre sous un bonjour chantant et chaleureux. Elle vient régler mon goutte-à-goutte et vérifier si tout va bien. Je voudrais des explications avoir des nouvelles de ma santé. Elle me rassure. Me demande d’attendre la visite du médecin. Elle me dit que ma femme est passée ainsi que mon ami. Quel ami ? Je n’ai pas d’ami. Juste des collègues et des connaissances. Etrange. Mon esprit s’évade au parc, escalade le raidillon de pelouse, franchit le parterre de roses jusqu’au banc. J’essaie de m‘y asseoir. C’est froid et rugueux mais ses pieds de métal sont bien ancrés dans le sol. Bien assis, la respiration régulière, je peux découvrir l’avantage de la position du banc. Il domine le parc, le petit étang, tout en bas, les chemins serpentant dans les pelouses et au loin, la ville dans ses brumes de pollution. Une coccinelle est posée sur l’accoudoir, ses petites ailes à demi déployées. Des mésanges font leur plein d’énergie solaire en prévision de l’hiver. D’où proviennent toutes ces images. Rêve ou réalité ?

Un halo de lumière vive embrase le seuil de la chambre. La porte s’est ouverte laissant couler la lueur à travers la pénombre de ma chambre. J’émerge à nouveau de la torpeur. Une infirmière franchit l’éclat de lumière du seuil de la chambre. Sa voix cristalline fait son chemin dans ma demi conscience. J’ai du mal à comprendre et suis obligé de lui demander de répéter.

– Votre ami désire vous rendre visite.

– Mon ami, mais quel ami ? Je n’ai pas d’ami. Qui peut donc bien venir me voir. Pas trop désireux que l’on me voie dans cet état !

– Il insiste fort, Monsieur. Je n’ai pas tout compris mais Il prétend que vous avez partagé le même banc.

– Un même banc ? Encore lui ! mais que me veut-il donc encore !

– C’est la personne qui a appelé les urgences lors de votre malaise cardiaque, prétend-il.

              Tout me revient d’un coup. De nouvelles bribes de souvenirs viennent compléter celles déjà remontées durant ma nuit. Le squatteur de banc. Mon rendez-vous manqué. Le parc. Le froid dehors et dedans. L’étau dans ma poitrine. Un sourire au-dessus et des lèvres qui bougent sans émettre de son. Cet homme sans qui j’aurais sans doute quitté ce monde. Bien sûr, bien que cela me rend mal à l’aise, je ne peux pas refuser sa visite.

– Qu’il entre donc !

– Il n’est pas ici monsieur.

– Mais où donc est-il ?

– Au bout du couloir, il attend sur le banc.

– Le banc ??

– Oui, monsieur, le banc !

– Vous pouvez le faire venir. J’accepte sa visite mais si je ne dois pas être beau à voir.

– Si vous le désirez, je peux vous conduire à lui. J’ai une chaise roulante à votre disposition. Cela vous ferait du bien. Les docteurs insistent pour que vous ne restiez pas confiné entre les quatre murs de votre chambre. Tous les feux sont au vert, vous n’avez plus rien à craindre. Vous serez sur pied rapidement !

– Désolé, je ne me sens pas encore prêt. Je préfère qu’il vienne. Donnez-moi quelques minutes.

– Bien monsieur. Nous serons là dans 10 minutes.

L’infirmière me précède dans ces couloirs qui n’en finissent pas. Cela sent les produits désinfectants, l’éther et d’autres odeurs typiques des hôpitaux. Je n’aime pas les cliniques. Cela me fait trop penser à mon accident. L’infirmière prétend que l’homme du parc est hors de danger. Qu’il peut sortir de sa chambre. Elle insiste pour que je le convainque de l’accompagner dans le parc de la clinique. Il a besoin de changer d’air ; Et cela tombe bien car je n’ai pas envie de moisir trop longtemps ici. Trop de mauvais souvenirs. Tout ici est blanc, anormalement silencieux. Hors monde. Mes cicatrices se remettent à m’énerver !

L’infirmière m’introduit auprès de lui. La chambre est plongée dans la pénombre. Seul le lit est éclairé. Il est assis, appuyé contre de gros coussins. Un tuyau est fiché dans son bras. Comme moi, après mon triple tonneau. Ses traits sont moins tirés que la dernière fois que je l’ai vu. Son teint a repris quelques couleurs, malgré la blancheur blafarde des néons. Je frissonne. Mon cœur bat vite. Sensation oubliée depuis ma convalescence. Rien n’a faire. Cet endroit écorche ma sérénité. Il ne dit rien, me scrute. Pas moyen de savoir à quoi il pense, ni si ma venue lui convient. Le silence allonge le temps suspendu. Puis sa voix agitée expulse le silence de la chambre.

– Alors là ! Mon squatteur de banc ! Je n’aurais jamais pensé vous revoir. Vous avez donc quitté votre banc !

Son ton est à nouveau moqueur mais je sens à la fin de sa phrase une baisse dans l’intensité de sa voix. Comme un regret soudain d’en avoir encore trop dit. D’ailleurs je le vois qui décolle le dos de ses coussins et qu’il tente de se redresser, comme pour tenter de rattraper ses paroles.

– Excusez-moi ! Mon humour est à vomir. Je vous dois sans doute beaucoup. Tout n’est pas encore clair dans ma tête. Mais heureusement que vous étiez là, sur ce banc, après tout. !

– En effet ! Le hasard fait bien les choses. Sur les bancs, il faut s’attendre à tout. Et d’ailleurs, nous n’en avons pas fini du tout.

– Pas fini du tout. De quoi voulez-vous bien parler ?

– Je parle des bancs. Et des parcs. Nous n’en avons pas fini avec eux.

– Décidément, je ne comprends rien. Pas fini avec les bancs. Décidément vous êtes un drôle de type, savez-vous ?

– Encore du sarcasme ! Pas fini avec cela ! Allons en parler. Respirer l’air qu’inhalent les moineaux et les plantes. Allons nous y asseoir.

– Comment donc, nous asseoir ? Où donc ?

– Mais sur un banc pardi ! Sur un banc du parc de la clinique. Je vous l’ai dit, nous n’en avons pas fini avec les bancs !

– Allons bon, vous et vos bancs. Cela devient une obsession ! Et pardon pour le sarcasme ! Que voulez-vous que j’aille y faire sur ce banc ! Ma dernière expérience de banc est plutôt bancale, ne trouvez-vous pas ?

– Mais pour faire comme la dernière fois ! Reprendre son souffle. Entrer en harmonie avec les énergies cosmiques.

– Charabias ! Je suis couché dans ce foutu lit avec un putain de problème cardiaque et vous êtes là à me parler d’énergies cosmiques !

– Toujours mieux que de broyer du noir et de fabriquer des sarcasmes. Ça va aller, détendez-vous. Laissez-moi vous conduire au parc.

– Mais que voulez-vous don ? Je vous suis reconnaissant de m’avoir secouru. Je promets de ne plus dire du mal de votre banc, mais en dehors de cela, je n’ai toujours pas compris ce que vous voulez !

– Je ne veux rien. Rien du tout. Ha ! Si ! Pour être honnête, je ne demande qu’une chose, partir d’ici. Cette ambiance délétère va finir pas me rendre sarcastique. Mais je vous le répète, je ne veux rien.

– Je vais sonner l’infirmière pour qu’elle apporte la chaise roulante, puisque vous insistez tellement, mais faudra pousser ! Plus dur que s’asseoir sur un banc rugueux.

– Sarcasme quand il vous tient.

– Oups ! Je ne peux pas me retenir. Ça vient plus vite que ma pensée. Tout compte fait, vous avez raison, partons d’ici !

– A la bonne heure ! Mais pas plus loin que le parc, pour aujourd’hui ! C’est toujours mieux que ces chambres mortuaires, ces couloirs sinistres et ces machines à garder en vie !

– Je peux vous poser une question ?

– Poser ne coûte rien mais voilà votre chaise.

– C’est quoi toutes ces marques sur votre bras ?

– Des cicatrices.

– Que vous est-il arrivé ?

– Accident.

– Je comprends. Je vous prenais pour un SDF ou un chômeur mais vous êtes Handicapé, voilà qui explique tout !

– Pas du tout.

– En congé de maladie, alors ?

– Non plus !

– Putain ! Pouvez pas être plus loquace ! Vous m’énervez à nouveau. Je sens que mon moulin à sarcasmes s’ébranle !

– Je vous promets de vous en parler si vous insistez, mais pas ici.

– Tirons-nous d’ici, alors. Allons où votre banc nous appelle Ha ! Ha !

Il était temps de quitter cette chambre. L’air commençait à manquer et des vieux symptômes oubliés sourdent sournoisement dans mes entrailles.

Ce banc-ci est plus récent. Pas de peinture qui s’écaille. Aucune écharde sur la planche. L’air est chaud. Ce fou m’a fait asseoir dessus alors que ma chaise aurait pu convenir. Mais il a insisté. J’ai fait l’effort de me lever et de me jeter sur le banc. J’avais pas trop goût à ce qu’il me porte. N’a pas l’air très solide ce drôle de gaillard. Il a mis un temps fou à pousser jusqu’ici. Jusqu’au banc le plus éloigné des bâtiments. Un peu maso, quand même. Je crois qu’il a dû en baver avec ce foutu accident. Il n’avait pas l’air trop bien dans les bâtiments. Adieu son sourire habituel. Maintenant, il est à nouveau tout sourire. Assis à côté de moi, il ne dit rien, son regard perdu dans les frondaisons des arbres du petit bois. A deux sur le banc, bis repetita ! Il n’est pas mal ce parc et de bonne taille pour un parc privé. La sirène d’une ambulance brise le silence. Ce bruit me rappelle trop mon malaise. Je revois mon voisin de banc assis sur la banquette de l’ambulance et son regard chaleureux et puis le retour du brouillard et du silence profond, spectral. Pas du tout le même silence que celui brisé par le véhicule des urgences. Par contraste, ce son désagréable me fait prendre conscience de l’absence de bruit qui nous entourait et qui nous englobe à nouveau.

C’est rare ce temps arrêté. Mon drôle de coco ne semble pas vouloir prendre la parole. Etonnamment je n’ai pas non plus envie de briser cet instant. Dire que je ne connais même pas son patronyme. Cela ne m’a jamais trop intéressé, mais quand même ! Deux bancs plus loin sans connaître son nom ! Et lui, d’ailleurs, connait-il le mien ? Sans doute, vu les circonstances. Un peu gêné de ne pas m’en être enquis.

– Dites M..

– Chut

– Quoi ?

– La mésange.

Un petit oiseau picore sur une vieille souche pourrie dans le parterre, à quelques mètres du banc. Tous les petits oiseaux se ressemblent, pour moi. A regarder de plus près, je remarque son poitrail tout rond, jaune canari. Sa tête bleutée s’agite au rythme de son picorage. De belles ailes bleues enserrent son poitrail. Il n’a pas du tout l’air effarouché par notre présence silencieuse. Je fais un signe de tête à mon compagnon, pour lui montrer que j’ai bien vu. Je lève le pouce en l’air. Il fait de même. Je pouffe intérieurement tant notre conversation est particulière. Nous conversons par images interposées. Je perçois le picotis du petit bec qui lacère le bois vermoulu, à la recherche de petits vers. Malgré le spectacle, je n’en peux plus d’attendre. Je veux comprendre cet homme. Faut reconnaître qu’il a éveillé ma curiosité !

– C’est quoi votre prénom ?

– Valentin. Je m’appelle Valentin de Briscard de Montard.

– Hein ?

– Vous avez bien entendu.

– LE Valentin de Briscard de Montard ! Vous me faites marcher !

– Pas du tout.

– Putain, je n’y crois pas. Quelle blague ! Le patron des usines Briscard et tutti quanti! Pince-moi je rêve.

– Appelez-moi Valentin !

– Mais alors, que faisiez-vous sur ce satané banc !

– Mon travail !

– Votre travail ? Sur un banc ? La bonne blague. Vous le PDG de la plus grande boîte de la région. A d’autres. Vous me faites marcher.

               Il a l’air complètement ahuri, On peut le comprendre. Je suis parvenu à l’amener jusqu’ici, c’est déjà une victoire. L’air frais est traversé d’ondes plus tièdes qui annoncent un réchauffement bienvenu. La petite mésange ne se lasse pas de picorer pas du tout effrayée par notre présence. L’ilot de tranquillité du parc produit un effet décontractant et pacifiant. Mon voisin semble plus détendu malgré l’impatience qu’il manifeste de mieux comprendre les raisons de ma présence. « Je fais mon travail ». Je ne sais pas ce qu’il m’a pris de donner cette réponse on ne peut plus énigmatique. Difficile de lui expliquer vraiment ce que je fais ici. Cela reste un mystère pour moi également. Enfin, pas tout à fait. Je n’ose pas m’avouer que je trouve en lui cette personne que j’ai été si longtemps avant mon accident !

– Je ne vous fais pas marcher. Tout est vrai. Si je suis ici avec vous sur ce banc, c’est que vous me faites terriblement penser à quelqu’un. Je suis tellement content de partager ce banc avec vous. Vous sentez ce léger courant d’air chaud ? Et cette senteur sucrée qui monte des parterres fleuris ? Profitez-vous de cet instant de grâce ?

– Holà ! je vous arrête tout de suite ! Je suis pas de ce bord, comptez pas sur moi. Vous me draguez ou quoi !

– Ha, ça alors ! Quel quiproquo ! Vous vous méprenez sur mes intentions. Comme vous, un accident presque fatal m’a terrassé ! Trop pressé, trop tendu, plus en contact avec le réel. Téléphone au volant. Une affaire à huit chiffres. Un instant d’égarement. L’hôpital et une longue convalescence. Il m’a fallu bien du temps et surtout et une rencontre fortuite pour me relever.

– Une rencontre fortuite ? Quelle rencontre fortuite ? Une personne qui vous a tendu la main, vous a aidé. Et vous voulez faire pareil avec moi ?

– Pas du tout ! Je parle d’un banc. Un banc tout vermoulu aux pieds tordus et rouillés, une planche de la banquette manquante. Il y avait même une tête de visse sortie de sa loge. Dans un parc d’un autre hôpital comme celui-ci. C’est de ce banc que j’ai vu ma première mésange, que j’ai déchiffré des dessins mouvants dans les nuages qui défilaient dans un bleu laiteux. J’ai vu se profiler des lions, des silhouettes de fées, des petits nuages de coton, et d’autres figures gonflantes et dégonflantes au gré de la nébulosité. J’ai perçu des sons secrets à peine murmurés dans l’intimité du jardin. Le grésillement frénétique d’une mouchette dans une feuille recroquevillée à mes pieds, le murmure d’un vent léger, la chanson de l’eau de la fontaine, le roucoulement d’un ramier. Et les battements de mon cœur de plus en plus réguliers, de plus en plus calmes. J’ai eu la sensation de naître enfin au monde véritable. Qu’il y avait autre chose que l’entreprise. Autre chose que le travail. Jamais respiration plus légère, plus aérienne que celle que j’ai ressentie sur mon banc cette première fois et toutes les autres fois où celui-ci m’a accueilli entre ses bras de métal bleutés. Cela a été mon premier banc, car il y eut bien d’autres.

– Si je comprends bien ce que vous essayez de me dire, c’est que la personne que vous connaissez si bien c’est vous ? Je vous fais penser à vous ? Vous ne travaillez plus. Vous êtes devenus un adorateur de banc. Et votre entreprise ? Votre œuvre de toujours, envolée ? Décriée ? Je ne vous ressemble pas. Mon travail c’est tout !

– Vous vous méprenez. Je travaille. Et même beaucoup ! Sans sensation de trop. Les bancs sont devenus ma respiration, source d’émerveillements et d’inspirations. Le stress, n’est plus pour moi que souvenirs, piqûres de rappel. Quand je quitte mon entreprise mes collaborateurs savent où me trouver. Quelque part sur un banc. D’ailleurs je milite pour qu’il y en ait plus, partout dans la ville.

Après ces derniers mots, les voix se sont tues. Mon voisin s’est installé le dos bien droit contre l’adossoir, la tête légèrement penchée vers le ciel. Un défilé de petit nuages blancs dans le ciel offre leur sarabande. La mésange bleue a changé de perchoir. Elle nous fait la nique sur l’accoudoir de la chaise roulante au chômage. Mon corps me démange. Ces foutues cicatrices. L’heure avance. La lumière du soir adoucit l’environnement. Il est temps pour moi de m’en aller.

– Je dois m’en aller et je ne connais même pas votre nom.

– Emile. Emile Steen. Vous reviendrez ?

– Voilà maintenant que je ne vous indispose plus, victoire ! Je veux bien revenir, à une condition !

– A vous les sarcasmes, à présent ! Quelle condition ?

– Après ce banc-ci, ce sera un autre. Puis un autre. Vous verrez, ils sont tous différents. Chacun a son charme unique, son décor personnalisé, ses musiques particulières. Nous apprendrons tous les deux à respirer. Nous chercherons les bancs les plus anciens. Nous y puiserons les énergies de tous celles et ceux qui s’y sont assis.

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