Le temps. Il lui en restait peu. Son souffle était court et sa main tremblante. Bien qu’il peinât à soulever son ciseau à bois, qu’il avait par le passé manipulé tant de fois, il ne put se résoudre à abandonner. Ça ne lui ressemblait pas. Pourtant, à ce rythme, jamais il ne pourra l’achever sans que la mort ne le cueille d’abord. Les grands hommes sont prêts à tous les sacrifices pour la consécration. La perfection a un prix, qu’Antonio était prêt à payer. Il a toujours vécu pour l’excellence et ses gestes, désormais lents et lourds, ne lui permettaient plus de l’atteindre. Néanmoins, rien ni personne ne l’empêchera de réaliser l’ultime chef d’œuvre de sa vie. Pas même son grand âge.
Bien que tout son savoir se fût transmis à ses fils et les quelques élèves qu’il prit sous son aile par le passé, aucun ne réussit à égaler son travail, son talent, ni même sa renommée.
En éternel insatisfait, son orgueil l’intimait de réaliser un tout dernier ouvrage. L’ultime entreprise de sa vie. Celle qui ponctuerait de la plus belle des manières sa longue et formidable carrière. Le dernier cadeau qu’il avait à offrir à ce monde. Pour ça, il allait devoir franchir une ligne. Le genre de ligne dont on ne revient pas indemne…
Antonio Stradivari finit par mourir le 17 Décembre 1737 à l’âge de 93 ans. Il fût le plus grand et prolifique luthier de tous les temps. Inégalé et adulé de ses pairs, l’histoire raconte qu’il aurait construit 600 violons, tous plus formidable les uns que les autres. L’histoire se trompe. Il y eu en réalité 601 Stradivarius. Un violon dont l’existence resta secrète, considéré comme le tout dernier instrument réalisé par le luthier prodige et qui disparut peu de temps après sa mort. Un chef d’œuvre qui emporta le dernier souffle de son créateur. Cet instrument à l’aura incomparable, surclassait en tous points, et de loin, n’importe quel autre violon.
1
Francesca hurlait de douleur. Cette dernière lui paraissait insurmontable, lui déchirant les entrailles et lui bastonnant le bas ventre. Elle avait comme l’impression qu’un de ses organes s’arrachait à elle. Essoufflée, à la limite de la suffocation et moite de sueur, elle ne put retenir ses cris, semblables à des supplications envoyées au tout puissant pour que ce calvaire prenne fin. La faible lumière des bougies éclairait de manière tamisée son visage crispé de douleur et les ombres induites sur sa face n’en accentuaient que davantage ses traits exprimant la souffrance. Giorgio lui tenait la main. Lui qui était aussi moite de sueur que sa femme et apeuré par le spectacle auquel il assistait. Ce n’était pourtant pas le premier accouchement de Francesca. C’était le second. Il n’avait cependant pas assisté à la mise au monde de leur fille ainée, Maria, puisque née précocement, cette dernière était apparue lorsqu’il fut parti des jours durant en pleine montagne pour s’occuper des bêtes. À son retour, quand il découvrit la petite, la joie avait pris le dessus sur le questionnement de ce qu’avait enduré sa femme pour sortir ce petit être si mignon de son corps. Mais, cette fois-ci, c’était différent. Il était là. Ça lui en donnait des sueurs froides. Il en était pâle comme un linge. Il était néanmoins accoutumé aux naissances, accompagnant ses brebis lorsqu’elles mettaient bas et aidant les agneaux à sortir. Le jeune berger leur insufflait même la vie à travers des gestes, si cela était nécessaire. Mais, voir sa femme, celle qui le remplissait de joie et de fierté et sans qui ce monde n’avait aucune saveur, torturée de telle façon… Il ne le supportait pas. Il sortit plusieurs fois de la pièce, une fois même pour vomir. Il se sentait honteux d’être si incapable dans un tel moment. Dieu merci, Lucia est là pour nous aider ! Pensa-t-il. Quand cette dernière, qui était la bonne sœur en chef de la paroisse et qui avait pour habitude d’accompagner les femmes du village dans leur mise à bas, s’écria : « Le voilà ! » Giorgio eut un souffle de soulagement. Francesca était dans la dernière ligne droite de ce marathon de douleur, qui durait déjà depuis près de six heures. Giorgio put uniquement constater ô combien les femmes étaient fortes et bien supérieures aux hommes, de par tout ce qu’elles enduraient. Ça forçait le respect. Une partie du respect en question s’évanouit lorsque le berger vit sa tendre et chère poser un étron, sans aucune pression apparente, sur leur table à manger. Il y a certaines choses que Giorgio ne souhaitait pas voir venant de sa femme. Cela, ainsi qu’à peu près tous les liquides organiques propre à la biologie humaine en faisait partit. Il les vit pourtant tous un à un ce jour-là.
Dans un dernier cri glaçant, Francesca expulsa le petit être, que la bonne sœur prit avec soin entre ses mains. Les parents semblaient soulagés, leurs visages s’illuminant de toutes parts. Cependant, la bonne sœur s’écria : « Le bébé a le cordon autour du cou ! » Giorgio constata que le nouveau-né était d’une teinte bleutée, sa figure semblable à ces prunes violettes que l’on récoltait la fin août venue. Francesca était dans les vapes, complètement éreintée par ce qu’elle venait de vivre. Elle eut tout de même la force, propre aux femmes envers leur enfant, de se redresser et de crier d’un ton paniqué : « Mon bébé, qu’est-ce qu’il a ? Qu’est-ce qui arrive à mon bébé ?! » Ce n’était pas la première fois que la bonne sœur était confrontée à ce cas de figure. Le cordon ombilical alimentait le nouveau-né en oxygène dans le ventre de la mère, il n’en manquait donc pas. Cependant, il fallait couper le cordon au plus vite, car il entravait la bonne circulation sanguine du cerveau de l’enfant. Dès lors, il faudrait agir rapidement pour lui permettre de respirer. Elle ordonna :
« Giorgio, prenez les ciseaux derrière vous et coupez le cordon ! … Hâtez-vous mon brave !
— Heu… Oui. » Puis saisissant les ciseaux, il sectionna le cordon.
De ses mains expertes, Lucia déroula délicatement le cordon du cou du bébé, tout en maintenant ce dernier la tête en bas pour irriguer le cerveau alors trop peu alimenté en sang. Elle lui asséna une grosse gifle sur le fessier. Puis une seconde. Le nouveau-né lâcha un cri pincé. S’ensuit un pleur grinçant, signifiant que l’enfant respirait, qu’il vivait. Les parents nommèrent cet enfant Leonardo.
Leo Lazzaro Naquit le 20 janvier 1866 en Sardaigne, splendide île méditerranéenne située entre la Corse et la Sicile. C’est dans le petit village de montagne, du nom de Bitti, qu’il vit le jour. Il y passa toute son enfance et comme ses frères et sœurs, dont il était le cadet, il est né dans la très modeste demeure familiale. Toute sa vie, il avait rempli les tâches que son père lui attribuait sans broncher. Rien d’anormal à ça, puisqu’un garçon se doit d’être redevable et respectueux envers ses parents. Notamment, son paternel, sans qui il n’aurait ni toit, ni de quoi se remplir la panse. Léo, qui était un garçon droit et honnête, se voyait parfois pris de malice. Intelligent et curieux de tout. Ce qu’il cherchait avant tout, c’était comprendre le pourquoi et l’utilité d’une tâche. Après l’école, il aidait généralement son père à la bergerie, jusqu’au jour, où il n’alla plus à l’école pour ne passer ses journées qu’auprès du troupeau. C’est lors de sa treizième année que ce fils de berger fit une rencontre qui changea sa vie.
1879
Le soleil était de plomb en cet après midi de Juin. L’air manquait même par moments. Le maquis était si aride que la brousse semblait pouvoir s’embraser, rien qu’en pensant à une étincelle. Pourtant Leo arpentait la vallée. Aussi escarpés étaient ses chemins exigus. Sa marche était rythmée par les bruits de la montagne. Le chant des cigales et l’écho du battement de pas du troupeau. De ci et là, les cloches que portaient certaines des bêtes les plus fugueuses autour du cou, sonnaient. Là, se jouait sous les oreilles du jeune berger, une douce et agréable symphonie. Pourtant, comme portée par le vent, une mélodie vint s’y superposer. Une magnifique nuée de notes semblant provenir directement des cieux. Cherchant d’où venait cette sonorité presque divine, il aperçut non loin d’où il se trouvait, un homme. Assis sur un rocher, en flanc de falaise. Ce musicien faisait face à la vallée. Il semblait, armé de son instrument, défier la montagne de toute son humanité. Comme s’il en était le maître et que de toutes parts, il la dominait. En cet instant, elle lui appartenait. L’artiste jouait un air de violon. La scène parût, aux yeux de Léo, sortir d’un tableau. Une toile qu’il gardera gravé à vie dans sa mémoire. Le musicien était là, en face de lui, sans pourtant être vraiment présent. Comme transporté par son art. Le décor était idyllique, la montagne donnait une vue directe sur la mer Adriatique, d’un bleu azur si intense qu’il se confondait avec les cieux. Néanmoins, le type paraissait être dans un lieu plus merveilleux encore. L’homme avait l’air âgé, sans non plus trop l’être. Pourvu de Cheveux poivres et sels d’une longueur moyenne, ceux-ci étaient coiffés en arrière à l’exception de quelques mèches blanches, rebiquant de part et d’autre de ses tempes. Il se dégageait de lui une certaine classe. L’inconnu arborait également une barbe de couleur assortie à sa tignasse, parfaitement bien taillée. Plus longue au niveau du bouc, celle-ci définissait on ne peut mieux les traits fins de son visage. Son regard, bleu acier, dégageait quelque chose de doux et de chaleureux ; semblable au ciel un jour d’été. Léo lui donnait une cinquantaine d’années tout au plus. Admiratif devant l’artiste qui lui faisait désormais face, il entama la conversation.
« Salut ! Qu’est-ce que c’est joli ce que vous jouez !
— Merci mon grand. Apparemment, tu apprécies Frédéric Chopin, dit l’homme d’une voix épaisse et lourde d’assurance.
— C’est moi qui vous remercie pour ce super moment ! C’était grandiose ! » Constatant que deux de ses brebis s’éloignaient dangereusement du troupeau, Léo se mit à hurler d’une voix suraiguë qui frisait l’hilarité « MOQUETTE !! PÂQUERETTE !! », puis il partit à la poursuite de ses bêtes aux noms ridicules. Un bon berger reconnait toujours ses brebis. Surtout les plus fugueuses.
Sur la route du retour, le jeune garçon avait les oreilles débordantes de notes, des étoiles plein les yeux et des rêves plein la tête.
Jour après jour, les retours de pâturages se succédèrent. Cet homme était toujours posé au même endroit, au même moment de la journée. Toujours assorti de son violon. A chaque fois, le garçon l’écoutait avec admiration et entamait la conversation. Au fur et à mesure des jours, les discussions s’allongeaient. Finissant même certaines fois par s’éterniser. Une amitié solide s’établit entre l’enfant et l’artiste. Ce violoniste du nom d’Alvaro Da Firenze jouissait d’une grande notoriété en Italie, mais la plupart des personnes de cette île ne le connaissaient pas. Il s’était installé en Sardaigne pour échapper au tumulte de la célébrité. Afin de se recentrer sur son art, mais surtout et ça, Leo n’en eut jamais connaissance, pour digérer la perte de la personne qui comptait le plus pour lui, son amour, Federico. Sa relation avec ce dernier resta secrète, car l’homosexualité était quelque chose de particulièrement abjecte en 1879. Le milieu artistique, qu’Alvaro fréquentait continuellement, regorgeait de personnages excentriques en tous points. Libertinage et pratiques sexuelles étranges y était donc courant. Si l’homosexualité était considérée comme une bizarrerie, c’était de loin la plus acceptable des déviances qu’Alvaro ait croisées dans ce milieu. Bien que lui-même ne voie pas sa sexualité comme une déviance, mais plutôt comme la nature de celui qu’il est. C’était lors d’un voyage à travers l’Europe qu’il rencontra Federico. Celui-ci faisait partie d’une troupe de comédiens avec qui l’orchestre d’Alvaro partageait parfois la scène. Federico, à l’inverse du violoniste, n’avait jamais caché son attirance pour les hommes et après une longue relation discrète de six années, Alvaro, n’eut du jour au lendemain plus aucune nouvelle de son amant. Ce n’est que quelques jours plus tard qu’il avait appris que ce dernier avait été retrouvé battu à mort dans une ruelle sordide, non loin du théâtre de Florence. Sûrement par une bande de « justiciers du bon genre » n’acceptant pas son orientation… À la suite de ça, il partit pour la Sardaigne. Pour se recentrer sur lui-même. S’étant installé dans une grande demeure à la sortie de Bitti, il y restait la plupart du temps isolé et y buvait bien trop. Pour ne pas dire énormément…
Alvaro n’avait pour seule compagnie ou presque, que son violon et son eau-de-vie.
Au fil des discussions, il tissa une relation presque paternelle avec le petit berger. Voyant l’intérêt du jeune garçon pour la musique, il apprit à Leo les bases de son art. C’est durant les longues heures au pâturage, où l’enfant patientait que ses bêtes se repaissent, que le musicien enseigna tout son savoir. Il imbiba, jour après jour, l’éponge avide de connaissances qu’était Leo. Alvaro lui prêtait donc son violon, inculquant à l’enfant les gestes justes et délicats nécessaires à la pratique de cet instrument. Extrêmement honoré de se voir tel qu’un musicien, le petit Sarde manipulait ce morceau de bois, qui semblait si fragile entre ses mains souillées de saleté, avec la plus grande des minuties.
Malgré toute la bonne volonté qu’il y mettait, sous ses doigts, les cordes en boyaux de mouton, pincées sur la touche en ébène du manche, ne produisaient qu’un horrible son.
L’archet lui paraissait trop grand pour sa taille, il le manipulait de façon imprécise et ne savait ni où poser précisément les doigts, ni quelle pression ils devaient exercer, mais il s’en accommoderait. Il persévèrerait. La passion le dévorait déjà.
Des semaines passèrent. Voyant en ce jeune garçon, une flamme vibrer d’une intensité sans égale, Alvaro décida de lui offrir un de ses violons personnels. Il attendit donc Léo, au bord de cette falaise où ils s’étaient rencontrés pour la première fois et où ils se retrouvaient presque quotidiennement. Quand il l’aperçut enfin, il lui dit :
« Hey champion, j’ai quelque chose pour toi aujourd’hui.
— Salut Alvaro ! C’est quoi ? C’est un cadeau ?
— Un peu que c’est un cadeau ! Tiens, ouvre-le. » Il lui tendit fièrement un vieil étui poussiéreux, et guetta avec impatiente la moindre expression du gamin.
« Wouahh !! Merci ! C’est ce que je crois ?
— Ouvre-le, tu verras bien !
— J’ai bien l’impression que c’est un violon ! Comment on ouvre cet étui ? » Dit le petit berger, si hâté, qu’il en était incapable de desceller son cadeau.
« Tire la charnière centrale vers toi, et lève les deux blocs latéraux. Voilà, comme ça. »
Léo ouvrit la boite, cependant sa réaction fut l’inverse de celle escomptée par Alvaro. Son visage si radieux venait subitement de s’éteindre.
« Ah… une bouteille de Gnôle. J’ai vraiment cru qu’il y aurait un violon là-dedans. Mais, mon père aime bien la Gnôle. Ça lui fera plaisir. Merci Alvaro.
– Quoi ?! Comment ça une bouteille de Gnôle ? » Alvaro jeta un œil au contenu de l’étui, qu’il avait préparé la veille au soir. Il se sentit soudainement très con.
– « Et merde… Je devais en tenir une sacrée hier soir… Désolé mon grand. Je n’ai pas toujours les yeux en face des trous. Il y aurait dû avoir un violon là-dedans. Mon tout premier violon même. Je voulais te l’offrir, car tu le méritais. Tu l’auras demain sans faute. Je te le promets ! » Ainsi, le visage de Léo s’illumina de nouveau. Puis l’impatience du lendemain le gagna. Malgré tout, le jeune garçon fut gêné d’accepter un tel présent, mais il était trop heureux pour pouvoir le refuser.
Lorsqu’il le reçut, il en pleura. De joie, certes, mais à chaudes larmes. Il se sentait si chanceux et privilégié. Lui qui venait de recevoir un objet si fascinant à ses yeux, qu’il ne pouvait s’empêcher de le contempler, tant ses courbes, la teinte du bois et même son parfum, dégageaient quelque chose de mystique. En parfaite adéquation, avec le son qui en résultait. Lui qui n’avait jamais rien possédé, hormis ses propres vêtements, s’en voyait grandement honoré. Alvaro affirmait qu’un instrument avait une âme et de ce fait, qu’il méritait de recevoir un nom. Leo le nomma Flamme. Le vernis de ce violon lui évoquait la couleur du feu. De plus, cet instrument nourrirait la passion dévorante qui brulait en lui. Il serait la flamme qui le guiderait dans le noir, jusqu’à la réalisation de ses rêves les plus fous. Ce nom lui allait comme un gant.
Il y a ce titre qui me fait me questionner, puis cette relation naissante paternelle et franche… On s’y prend immédiatement. Je vais me presser de lire la suite !