Les chiens hurlaient de rage. Ils aboyaient et grognaient de toute leur agressivité. Aucune rédemption n’était possible. C’était un appel à la mort. Au carnage.
Apeuré, bien que touché, le cerf prit la fuite. Sautant à travers les branchages malgré sa blessure. La traque, durait maintenant depuis près de trois heures. La bête commençait à fatiguer. On pouvait même dire qu’elle était à bout de souffle.
« Il n’en a plus pour longtemps ! Lorenzo, il est parti de ton coté ! Piste-le ! » Hurla Giuseppe à son fils.
En cette fraiche matinée d’Hiver, Lorenzo n’était pas vraiment enchanté d’être là. En pleine campagne Napolitaine, au milieu d’une forêt dont on ne voyait pas le bout. Le froid lui mordait le visage et l’air, glacial, lui lacerait les poumons. Le bout de ses doigts, ses orteils, ses oreilles… la moindre de ses extrémités était endoloris. Mais, pas le choix. Son père insistait pour qu’il participe à ces interminables parties de chasse à courre.
« Oui père ! Je fonce ! »
Il s’élança hasardeusement dans une fourrée. Quelques ronces l’agrippèrent. Il s’en défit non sans mal, puis repartit en direction d’où les chiens aboyaient. De ci et là, il apercevait des traces de sang. Ça en devenait presque facile de suivre le cervidé. Giuseppe ne l’avait pas manqué, et il avait raison. La bête n’en avait surement plus pour longtemps. Sa patte arrière gauche avait été touchée. Bientôt, elle ne serait plus en mesure de distancer les chiens.
Malgré cette sortie contrainte, Lorenzo ne put s’empêcher d’admirer la forêt. C’était d’ailleurs, le seul plaisir qu’il en tirait. Elle était belle. Puissante, indomptable et mystérieuse. Ici, les humains n’avaient pas leur place. A chaque seconde, la nature le leur rappelait, tant il était difficile de progresser dans cette dense végétation. Farouche, mais pourtant si belle. Lorenzo s’arrêtera donc pour contempler les rayons du soleil, eux qui traversaient la cime des arbres. Ils se reflétaient sur les feuilles en une magnifique fresque aux nuances de vert et de jaunes lumineux. Le soleil semblait arroser avec parcimonie cette nature, que la rosée, qui perlait, semblait faire pleurer. Peut être parce que non loin de là, le cerf venait de tomber. Les chiens redoublèrent de grognement. Lorenzo quitta sa contemplation et repartit. C’est très vite qu’il tomba sur le cerf. Il était là. Gisant au sol. Le pauvre animal avait fini par s’enliser dans un amas de ronces qui lui écorchaient la peau. La proie, qui portait les stigmates de plusieurs cartouches reçus à l’arrière train et sur sa patte gauche, ne pouvait plus s’enfuir. Trop faible pour ça. Les chiens aboyaient toujours plus fort. Ça en devenait insupportable. Ces cabots démoniaques lui mordaient les membres, l’effrayant davantage. Cette scène parut à Lorenzo tout bonnement atroce. L’animal s’était allongé au sol, le souffle haletant et la gueule suintante d’une mousse blanche qui n’était probablement que de la bave. Il parût se résigner à la mort.
« Dégagez sales chiens !! Bougez de là !! »
Saisissant son fusil, non chargé, par le canon, il donna de larges coups de crosse près des braques italiens, qui avaient épuisé la bête jusqu’ici. Ils reculèrent de quelques mètres.
Lorenzo s’approcha de l’animal. Malgré sa misérable condition, il n’avait rien perdu de sa superbe. Majestueux tel le roi de ces lieux. Pourtant, le regard de ce cerf n’avait rien d’impérieux. C’était un regard effrayé, qui semblait invoquer une quelconque pitié de la part de ses prédateurs. Comme s’il souhaitait en terminer rapidement, trop las et éreinté de lutter pour sa survie. Un regard, tout ce qu’il y avait de plus humain. Le souffle rocailleux, chaud et puissant de l’animal sortait sous forme de fumée. Sa respiration était frénétique. Lorenzo entendait même les battements saccadés du cœur de la bête. A moins que ça ne soit les siens. Il n’aurait su le dire. Le jeune garçon de 13 ans, n’avait pu s’empêcher, dans un élan de compassion, de caresser la tête du cervidé. Délicatement. Plongeant son regard dans le sien. L’animal le fixait. Pas une seconde il n’avait détourné les yeux de ceux de Lorenzo. Peut-être parce que ceux-ci étaient d’un vert forêt magnifique, qui lui rappelaient son royaume. La bête semblait se calmer. Résignée qu’elle était, à mourir. Si l’on pouvait penser qu’elle aurait quelques spasmes ou une quelconque énergie à délivrer pour sa survie, il n’en était rien. Voir cet animal ainsi, peina grandement Lorenzo.
« Et merde ! Au diable mon père ! Je vais couper ces satanés ronces ! Tu n’auras qu’à t’enfuir ! »
Lorenzo sortit son canif et entreprit de couper les liens épineux qui entravaient le somptueux animal.
En vain, la bête semblait souffrir davantage. Gémissant à chaque pression qu’il exerçait sur une ronce.
« Je sais que ce n’est pas agréable… Mais c’est un mal pour un bien ! Tu seras libre après ! »
Ou pas. Giuseppe sortit d’une fourrée sans que Lorenzo n’ait eu le temps de l’apercevoir. Malgré son imposante carrure, son père savait se déplacer furtivement en forêt. Lorenzo se releva, coupant le contact visuel qu’il avait avec l’animal. A défaut des ronces, il n’eut aucun mal à rompre ce drôle de lien. Il fit face à son père. En cet instant, le regard de Lorenzo était aussi apeuré que celui de l’animal.
« Aahh ! Bien joué mon fils ! Tu l’as eu !! Ça, c’est bien mon fils !
— Oui. La pauvre bête est complètement amorphe. Ce n’était pas bien difficile…
— Mais qu’est-ce que tu racontes ? Ne sois pas si modeste ! C’est notre travail à tous, toi y compris ! Depuis toutes ces heures, à le traquer dans le froid, sans relâche… Tu peux être fier ! Tu es celui qui a mis la main dessus !
— Probablement.
— Tu connais la tradition ? Je ne voudrais nullement y déroger, car tu le mérites amplement ! Le premier à être sur le gibier a le droit de l’achever !
— Comment ?! Heu… non, c’est bon. Je passe mon tour. Je vous le laisse. »
Lorenzo commença à tourner les talons, cherchant à fuir la scène à venir le plus vite possible. Giuseppe lui saisit l’épaule et le retourna, l’obligeant à lui faire front. Fronçant des sourcils, qui ornaient, malgré les yeux bleus perçant de Giuseppe, un regard bien noir, il lança :
« J’ai dit que c’était un droit… Au temps pour moi. C’est une obligation. On ne déroge pas à la tradition. »
Lorenzo en eu le souffle coupé. Il baissa les yeux et sentit les larmes monter.
« Mais père…
— Regarde moi dans les yeux quand tu me parles ! »
Lorenzo redressa la tête. Il tâcha de contenir ses larmes du mieux qu’il put.
« Vas-tu me dire ce que je veux entendre ?
— Oui père. J’achèverai ce cerf.
— Alors, au boulot. »
Giuseppe tendit à son fils une longue et fine dague au manche en ivoire incrusté d’argent. Lorenzo la saisit à contre cœur.
La tradition voulait que si les chiens n’achevaient pas la bête lors d’une chasse à courre, un chasseur devait l’achever à la dague ou au couteau.
Sous les directives de son daron, Lorenzo s’agenouilla face à la tête de l’animal. Il posa sa main gauche sur le haut du crâne de la bête, entre ses bois, et approcha la dague du cou de celle-ci.
Il plongea une dernière fois ses yeux dans ceux de l’empereur qui lui faisait face. Lorenzo ne put retenir une larme, qui coula sur le museau de ce dernier. Puis, sans détourner son regard, il enfonça la lame dans la gorge de la bête. Elle lâcha un bref cri strident. Puis, elle s’affola, remuant à même le sol une quinzaine de secondes, avant de se muer en un relâchement général. Le jeune garçon vit la lumière s’éteindre dans les yeux de la bête. Lorenzo retira la dague. Sa main était pleine de sang. Il en eu un haut de cœur, mais ne montra rien. Il resta impassible face à son père. Tandis que le sang du cerf se répandait sur le sol et se mélangeait à la terre en une boue aux nuances pourpre, Lorenzo tendit de sa main ensanglantée, la dague à son paternel. Ce dernier hocha négativement la tête de droite à gauche.
« Tu peux la garder. Ça te fera un souvenir. Je suis fier de toi, mon fils. »
Giuseppe ébouriffa les cheveux dorés de Lorenzo, puis tourna les talons et alla retrouver ses camarades de chasse.
Lorsque son père fut assez loin, Lorenzo jeta un dernier regard à sa victime. L’animal jadis si majestueux, semblable au roi de son royaume qu’est la forêt, gisait désormais par terre, tel un mendiant ivre mort dans une sordide ruelle. Lorenzo fondit en larme. Plein de culpabilité. Fort heureusement, il avait réussi à dissimuler ses larmes à son père, alors tellement fier de son bourreau de fils. Il ne souhaitait pas lui montrer un quelconque signe de faiblesse.
Dire que Lorenzo avait les boules était un euphémisme. Il était dévasté. Quelque chose venait irrémédiablement de se briser en lui. L’image de ce cerf le hanta longuement. Surtout que Giuseppe, avait fait de la tête de l’animal un trophée, qu’il avait par la suite accroché dans leur salle à manger. « Le trophée de mon fils ! » disait-il.
Pas un repas ne passa sans que Lorenzo ne vît ce cerf le fixer. Se remémorant à chaque fois, son dernier regard lorsqu’il le tua. C’est avec dégout que le jeune garçon mangeait désormais de la viande. Il esquivait d’ailleurs la chose s’il le pouvait.
Depuis ce jour, Lorenzo considérait le cerf, roi incontesté de la forêt, comme son animal totem. Au fond de lui, il aurait préféré être un cerf.
Le traumatisme de cet enfant de 13 ans émeut sévèrement. Il y a quelque chose d’inhumain à forcer un petit être à donner la mort.
Ton écriture me parle et j’ai hâte d’en lire plus. Merci!