“Je suis la forêt”
Mon père disait toujours ça. Il ajoutait toujours que du coup, tout ce qui y pénétrait, lui appartenait de droit. Et que s’il lui manquait quelque chose, il n’avait qu’à aller le chercher. Les autres, n’avaient qu’à faire attention à ce que la forêt n’envahissent pas leur territoire.
Car c’est dans la nature de la forêt de vouloir s’étendre.
Mon père était intelligent.
Je me souviens quand je n’étais encore qu’une petite pousse, et qu’il m’amenait déjà observer les autres. C’était marrant.
Ils marchaient, couraient, discutaient, sans se douter une seule seconde qu’on les observait. Ils allaient et venaient sur des sentiers bien dégagés, clairs, alors bien sûr, ils se pensaient en sécurité.
De temps en temps, un chien nous sentaient. Mais leurs maîtres les comprenaient-ils ? Non, bien sûr.
“Laisse l’écureuil tranquille !”
“T’as senti un lapin ?”
Mon père mettait alors ses mains dressées au-dessus de la tête et faisait une grimace au chien à travers les feuillages.
C’était dur de ne pas rire.
Parfois, un des cabots s’approchait. Alors parfois, mon père faisait en sorte qu’il nous suive, malgré les appels de plus en plus inquiets de leurs maîtres…
Je n’ai jamais aimé le chien.
Mais il faut savoir faire avec ce que la forêt nous donne. On ne gaspille pas.
Moi, j’étais surtout intrigué par les enfants. Et par leurs mères. Je n’ai connu la mienne que toujours allongée et attachée.
Je ne l’ai jamais vue sourire, non plus.
Mon père m’avait dit qu’un jour, moi aussi je devrais aller chercher la mère de ma future forêt.
C’était pas facile.
Mon père disait que tant que je ne serais pas capable de faire ça, je ne pourrais jamais prétendre devenir une forêt à mon tour.
Alors j’ai cherché.
Et je l’avais finalement trouvée.
Ses parents la laissaient à une autre femme. Elle vivait près de la forêt. Elles avaient l’air de s’amuser, mais souvent, la femme la laissait seule pour se concentrer sur un petit objet qu’elle mettait souvent à l’oreille.
C’est comme ça que j’ai pu la lui prendre.
En rentrant, j’étais fier. Elle pleurait, mais bon, mon père m’avait dit que ça arrivait, et je voyais souvent ma mère le faire aussi, alors…
Mais mon père ne m’a pas félicité.
Il m’a traité d’idiot.
M’a dit qu’elle était trop jeune, qu’il lui manquait bien dix ans. Il m’a dit que j’étais encore plus con que l’autre…
L’autre, on ne devait pourtant plus en parler. Mon père disait qu’une mauvaise herbe était fréquente en forêt, mais qu’on ne devait pas les laisser proliférer.
Il a dit qu’on allait encore devoir changer de forêt… Il m’a demandé si je savais combien de temps ça prenait pour construire un abri souterrain comme le nôtre…
Et il a pris la branche…
Mais cette fois, je n’ai pas voulu. Je n’avais jamais imaginé être plus fort que lui… On aurait dit un gros tronc bouffé par les vers, friable à la main… Sa tête a heurté le sol violemment quand il est tombé.
Alors j’ai pris la branche…
Et j’ai frappé.
Encore, et encore… Plus ma mère criait, plus la fille pleurait, plus je frappais sur mon père.
Quand j’ai enfin arrêté, je ne reconnaissais plus sa tête, zébrée de longues traces rouges, sillons béants dans sa peau. Mon dos devait ressembler à ça aussi.
Que devais-je faire maintenant ?
Pour la première fois, j’ai entendu la voix de ma mère. Elle voulait que je la détache.
Pourquoi je ne l’aurais pas fait ? Mon père n’était plus. C’était à moi de décider.
J’ai défait ses liens. L’autre pleurait toujours.
Elle m’énervait. C’était sa faute tout ça. Elle devait se taire.
Comme mon père.
Mais ma mère a attrapé la branche la première, et m’a frappé.
Elle n’avait pas de force, ne tenait même pas debout, mais ça m’a surpris. Pourquoi faire ça ? Elle hurla :
“Va-t’en !”
Tout en continuant à me taper dessus faiblement. Ce n’était pas à moi qu’elle parlait bien sûr. Je l’ai détachée, et elle m’a trahi.
Je l’ai repoussée, et je suis parti à la poursuite de l’autre.
Quand je l’ai enfin retrouvée, un homme était avec elle.
Qui étais-tu, toi ?
Un autre homme apparut, un chasseur.
Et un chien.
Bien sûr, il me repéra. Mais ici, c’est moi le prédateur.
J’ai appliqué les leçons de mon père. Une fois la bête neutralisée, le chasseur se mit à sa recherche. Il a bien failli m’avoir, j’ai encore mal à l’oreille, que je n’ai plus depuis, parfois…
Il faudrait que je nettoie ça…. Je n’aime pas le chien. Et le vieux, c’est encore pire.
Mais on ne gaspille pas, pas vrai papa ?
Le type partait avec la fille. Je l’ai entendu dire que, elle, je ne l’aurais pas. De quoi parle-t-il ?
J’aurais pu le stopper, mais le coup de fusil résonnait encore dans ma tête.
Pas grave.
Je sais où elle vit. Mon père a dit que je l’avais prise dix ans trop tôt. Alors j’ai le temps.
Il fallait d’abord que je nettoie. Ramener les corps à la planque.
Ma mère était allongée sur mon père… Un couteau à leurs côtés. Il y avait beaucoup plus de blessures sur lui qu’avant. Et ma mère saignait des poignets elle aussi….
Je n’ai pas compris pourquoi elle avait fait ça. Elle me donne plus de travail.
Des gens ont tourné de longues heures dans les bois, parfois, ils marchaient au-dessus de ma tête… Mais ils ne m’ont pas trouvé. C’était gênant de rester avec mes parents.
Papa, est-ce que je ne devais pas vous gaspiller vous non plus ?
Après, j’ai continué d’observer la fille.
Patiemment.
Elle grandissait. La surveillance accrue dont elle faisait l’objet se fragilisa. Elle se rebella souvent contre ses parents surprotecteurs. Elle, devenait moins méfiante.
Alors, enfin, j’ai pu la reprendre.
Elle se souvenait de moi. J’étais content, j’avais bien choisi.
*
Elle hait la forêt.
Depuis toute petite.
Même avant l’homme des bois.
Quand sa nounou la laissait seule pour parler à son amoureux au téléphone, elle détestait voir le feuillage bouger. Elle avait toujours la sensation que quelque chose s’y cachait.
L’observait.
Quand l’homme des bois en était sorti, avait aplati le frêle grillage, et l’avait emportée, elle avait eu peur oui, mais n’avait pas été surprise.
Rien de bon ne pouvait sortir d’une forêt. Cela devait être le loup des contes. Pas le bel animal qu’elle avait vu dans un livre d’images, ça non.
Elle ne se souvenait plus vraiment de la suite… Elle savait que le loup l’avait emmener dans sa taniere sous les fougères et s’était disputé avec un ogre. Le loup avait gagné, puis l’avait regardée en colère et qu’une sorcière lui avait dit de partir.
Le loup l’avait poursuivie.
Mais il l’avait trouvée avant.
Dans un conte. Il aurait été son prince ou son chevalier dévoué.
Mais elle n’était plus une enfant désormais. Elle n’avait jamais raconté à personne la scène. Qui aurait cru à ses histoires de loup, d’ogre, et de sorcière ?
Le prince lui, avait essayé de parler. On ne l’avait pas cru. Alors elle…
Avec le temps, elle s’en était voulue de ne pas avoir confirmer les dire de son sauveur.
Si elle l’avait fait, le loup ne l’aurait peut-être pas retrouvée.
Le loup avait vieilli. Mais il se comportait parfois comme un enfant. Colérique, capricieux, s’émerveillant devant son téléphone.
C’était peut-être sa seule chance.
Depuis son premier, elle avait toujours un rituel. La première chose qu’elle faisait, c’était de noter le numéro du prince dans son répertoire, et de préparer un message. Elle ne l’avait jamais envoyé, mais savoir qu’il était là, prêt à partir à la moindre pression du doigt, la rassurait.
Elle ne pouvait appeler personne. Le loup aurait compris. Mais juste cette petite pression…
Pourvu que lui, ne l’ait pas oubliée…
*
Quand il reçut le message, il sut instinctivement de qui il émanait. Elle était la seule à pouvoir lui dire une telle phrase. Réponse tardive à une promesse :
“Tant que tu seras là, je ne t’abandonnerai pas”
Elle était toujours dans les bois.
Il quitta le cimetière avec précipitation, tout en tentant de rappeler le numéro, en vain.
*
Qu’est-ce qu’elle a fait ?
Je ne sais pas lire ! Mon père disait que seuls les faibles cherchaient dans les mots ce que leurs mains ne pouvaient pas apprendre d’elles-mêmes. Que les forêts n’ont pas besoin de lire pour survivre des siècles.
*
Il essaya d’autres numéro, chercha dans son répertoire celui des parents. Mais toujours en vain. Alors, il se rua dans le premier poste de police qu’il trouva.
Il raconterait son histoire.
Les flics tenteraient de le calmer.
Ils seraient prêts à le mettre en cellule de dégrisement.
Mais une policière, qui avait pris de l’âge, se souviendrait de lui. Elle n’aurait jamais pu oublier le visage de cet enfant dont elle avait annoncé la mort de sa sœur. Même vingt ans après.
*
Quelque chose ne va pas.
Je le sens…. C’est la deuxième fois que j’entends un de ces trucs qui passent dans le ciel… Il n’en passe jamais autant…
Qu’est-ce qu’il y a, qu’est-ce qu’elle a fait ?
Qu’est-ce que je dois faire ? Dois-je m’en séparer ?
Pourquoi dit-elle qu’il tiendra parole ? Qui ?
Arrête de parler ! Je t’interdis de te moquer de moi ! J’ai brisé ton objet alors arrête de sourire, sinon… !
*
L’attente était insoutenable.
Pour s’assurer que ce n’était pas un canular, il fallut d’abord retrouver la trace de cette fille.
Elle n’était effectivement pas venue au lycée ce matin.
Sa mère s’écroula quand elle apprit sa disparition.
Encore.
Lui, restait dans son coin. Il n’entendait que les pleurs et la détresse d’une mère traverser en un instant les kilomètres les séparant par le téléphone. Il se demanda comment il était possible d’endurer deux fois le même drame.
Non, il le savait. Elle n’était peut-être pas de sa famille, mais connaissait ce sentiment.
Puis, enfin, tout se mit en marche. Les coups de téléphone, l’obtention des autorisations diverses.
Localiser l’appareil.
*
Ils sont là. Je suis piégé.
La fille a peur, mais pas comme une proie acculée. Depuis quelques heures, je me demande quoi faire d’elle.
Si je la tue, mon père aurait raison.
Il y a beaucoup de chiens cette fois. Ils dénicheront mon terrier. On dirait qu’ils savent où je suis. Dès qu’ils trouveront la trappe…
Je dois fuir. Trouver une nouvelle forêt, tout recommencer. Mon père aussi a été obligé de le faire une fois. Je ne serai pas plus mauvais que lui.
Elle, je la laisse vivre. Je l’ai déjà eue deux fois, je la retrouverai.
Je ne peux pas me permettre une nouvelle erreur.
Allez, je sors.
Bousculer ce jeune ahuri de me voir sortir à ses pieds.
Courir…
Les éviter…
Ne pas penser à la douleur. Tu as connu la même à ton oreille, et ça ne t’a pas tué… Mais ça fait beaucoup plus mal au ventre.
Mes jambes tremblent. Je ne comprends pas.
Le goût de la terre… La forêt… Ma forêt… Papa…
Ils sont tous au-dessus de moi, mais le feuillage danse encore plus haut, c’est beau.
Ils sortent la fille. Pourquoi n’a-t-elle pas voulu de moi ? Encore cet objet. À qui parle-t-elle ?
*
Une voix chevrotante.
Un “merci”
Il pleure en rendant le téléphone à la policière aussi émue que lui.
Elle connait son histoire.
Elle sait que dans la voix de l’adolescente, il a entendu celle de sa sœur.
*
Ils sagitent sur moi.
L’un d’eux demande des secours.
Ils veulent m’aider ? Moi ? Pour quoi faire ?
Je suis bien là. Je retourne à ma forêt.
Et avec le sourire en plus !
Comment ne pas l’avoir ?
J’ai entendu l’un d’eux dire que tout était fini…
Mon père était la forêt…
À votre avis, combien d’arbres une forêt peut-elle avoir ?
Ah là, c’est inattendu comme suite ^^ J’adore !
Très original, bravo.
Ah oui, très original et très fort, bravo !
Texte noir. Dans la lignée du 1er et du 2ème. Mais!
Je dois avouer, je suis perdu, perturbé. Je ne comprends plus…
Texte noir. Dans la lignée du 1er et du 2ème. Mais!
Je dois avouer, je suis perdu, perturbé. Je ne comprends plus…