J’étais en train de croupir dans cette cellule de deux mètres carrés depuis un certain temps. Incapable de vous dire combien d’années, ça faisait un bail que j’avais arrêté de compter. Mais au vu de la pigmentation de mes cheveux qui sont passés du brun d’ébène au poivre et sel et désormais à un blanc hôpital, je dirai au bas mot vingt ans. J’étais dans un autre bloc avant, celui des criminels pour meurtres avec la tenue orange et les boulets aux pieds. J’attendais juste d’être transféré au bloc E, celui des condamnés à mort. C’est fou comme ils aimaient nous faire mariner durant des années, pour nous détruire psychologiquement avant de nous achever. Au final, je me dis que l’institution est plus criminelle que nous. Plus sadique. Mais je me dis aussi que je l’ai bien mérité. Ma vie n’a été qu’une succession d’échecs et le dernier en date hors de ces murs aura été un bain de sang comme le juge n’en avait que peu connu. Oh ne vous méprenez pas, je regrette ce que j’ai fais mais en aucun cas je n’aurai des regrets sur la personne que j’ai envoyé ad patres, vous pouvez me croire. Ce type avait détruit ma vie bien avant que je ne le fasse pour lui. Et il n’avait pas eu à se surpasser, il avait juste séduit ma mère pour entrer dans notre univers. Et son entrée était à l’image du bonhomme : vulgaire et bruyante. Sans faire dans le cliché du beauf amoureux de la bouteille qui cogne femmes et enfants quand son foie crie au secours, il s’avère que George Shawn Cunningham était bien pire que ça.
En 1987, ma mère et moi vivions dans un patelin de l’Iowa, Imogene dans le comté de Frémont. A cette époque, on comptait les habitants sur les doigts de la main et on disait toujours qu’il fallait se perdre pour traverser la ville. C’était comme si, depuis un siècle, le temps s’était arrêté et que rien ne pouvait arriver à celles et ceux qui avaient la malchance de poser leurs valises ici. Pour ma mère, c’était son ex-mari qui l’avait conduite ici six ans plus tôt. Des belles promesses d’emploi et de famille et tout le tralala. J’avais juste deux ans et pour moi tout était le paradis si j’avais un carré de pelouse pour jouer. Mais ses affaires n’avaient pas été fructueuses et il avait trouvé une pouffe d’Omaha avec qui se tirer, laissant ma mère et moi dans ce désert urbain. J’avais donc huit ans quand un soir, elle rentrait du Melody’s bar dans lequel elle traînait avec un homme que j’avais encore jamais vu dans le coin. Dès le premier regard posé sur moi, j’ai su que ce type allait poser des problèmes. Mais ma mère était ivre et lui comptait bien en profiter. Avec un peu de chance, il sera dégagé demain matin et on entendra plus jamais parler de lui. Mais il était là au petit déjeuner et tous les suivants.
Il ne se passa pas un putain de jour sans que ce George nous bassine avec sa vie. Sans qu’il s’en rende vraiment compte, il passait pour le connard typique, vous savez ces gens qui prétendent avoir tout vu, tout connu… Il disait avoir été marié quatre fois, avoir fait de la prison pour vol, braquage et outrage à agents, j’en passe et des meilleurs. C’est ma mère qui a trouvé le terme adéquat le concernant : un hâbleur de premier ordre. A mon âge, je savais pas ce que ça voulait dire mais je lui faisais confiance. Je voyais bien que ces histoires l’agaçaient mais il n’était pas le genre d’homme qu’on interrompait sans en subir des conséquences. Je ne comptais même plus les matins où elle me réveillait avec les lèvres gonflées et fendues, les yeux pochés de bleu violacé, les pommettes fracturées, les mains tuméfiés, la voix sanglotante. Je lui disais “viens maman, on prend la voiture on laisse tout on se tire d’ici” mais elle me répondait sans cesse par un silence qui en disait long et un regard fuyant. Je savais déjà, alors que j’étais qu’un gosse, que jamais elle ne le quitterait. Ce n’est que plus tard que je compris pourquoi elle avait préféré le garder auprès d’elle. Non par amour, ni par peur comme je l’ai toujours cru mais uniquement par pitié. Au fond, c’était une femme seule avec une vie de merde et elle n’avait que moi au monde, un gosse qu’elle traînait comme un boulet, qui ne lui permettait pas de vivre comme elle le voulait. Et lui, c’était un déchet qui n’avait rien de mieux dans la vie que cette famille. Deux êtres isolés, perdus, capables de s’aimer physiquement dans des coïts violents et sordides mais aussi de se haïr et de plonger tête la première dans les abysses d’un cauchemar éveillé où se mêlaient joyeusement alcools, drogues et vices. Et j’étais devenu le jouet de ce vice. Plus jamais je ne rêvai de carré de pelouse sur lequel jouer et rire aux éclats. Mon quotidien devint cris, sévices, coups, viols et autres perversités que personne, et encore moins un gosse de mon âge, ne devait vivre et supporter. Sans le savoir, George me fabriquait à Son image, dans le trou du cul de l’Amérique, là où personne ne se soucierait de moi, pas même ma propre mère qui prit du plaisir à me voir souffrir jour après jour.
Durant des années, dans ma cellule suintant la pisse et le vomi, je ressassais cette période sans comprendre pourquoi j’avais été le fruit de cette tornade de violence. Je n’avais ni copain ni famille à qui me plaindre, sur qui me reposer. Mon havre de paix se situait entre cinq et neuf heures du matin quand ma mère et George, trop épuisés après une nuit de débauche, ronflaient comme le Sunset Limited traversant le grand ouest. Seul, je pleurais dans mon coin sans émettre le moindre son. Trop peur de quitter la maison, trop seul pour prendre des responsabilités, trop attaché à mes racines. Qu’aurai-je fait une fois dehors et loin à dix ans ? Sans aucun doute revivre la même chose auprès d’adultes avides de perversité gratuite, moyennant finances pour jouir d’un spectacle odieux et malsain. La peur me confirma que rester était la meilleure chose à faire, serrer les dents, prendre mon mal en patience et me forger un caractère de guerrier. Petit à petit, je mis au point ma vengeance.
La psychologue de la prison avait mis au point un exercice de jeu de rôle pour me confronter à mon passé, mettant en avant les problèmes de l’enfance chez les détenus. Elle était loin d’imaginer ce que j’avais enduré et ce fut la première personne à savoir et aussi la première qui pleurait. Personne au tribunal ne s’était inquiété de savoir pourquoi j’avais fais ce que j’avais fais, sans doute aveuglé par l’horreur de la scène de crime et par cette vision diabolique qu’ils se faisaient de ma personne. Comme si j’étais né mauvais. Au juge comme à ma psychologue, j’insistais sur le fait que personne ne naissait mauvais, pas même Hitler. Les aléas de la vie changeaient l’attitude et le comportement des enfants au travers de ce qu’on leur infligeait, les laissant croire que la vie est ainsi faite et que si personne ne les aidaient, alors c’était le juste châtiment. Comment imaginer une seconde que dans les autres foyers, les enfants étaient aimés, câlinés, protégés ? J’étais aimé par des coups de poing, câliné par des viols multiples et en réunions, protégé par une mère qui me vendait pour se débarrasser de moi. Alors que je me perdais en circonlocutions stériles, elle établissait un diagnostic pour le moins radical : troubles multiples du comportement, psychose aggravée, tendances suicidaires, accès de colère menant à des vices psychotiques et des tendances meurtrières, haine de l’adulte, rejet de l’autorité sous toutes ses formes, etc.
Mon heure allait sonner, après toutes ces années de souffrance, je pouvais enfin quitter ce monde qui ne m’avait offert que du mépris et de la haine. Mais curieusement, je n’en voulais à personne d’autre qu’à ma mère. Même ce con de George, finalement. Si elle m’avait écouté tout de suite, la vie aurait été différente. Pour elle, pour lui, pour moi. Je ne sais pas ce que je serai devenu. Peut-être aurai-je repris la station Oil’s Darrell à la sortie nord d’Imogene, à faire des pleins et décrasser quelques courroies pour quelques billets verts. Pas glorieux mais ça aurait été une vie. Ma vie. Au lieu de ça, j’ai été jugé coupable de meurtre au premier degré avec préméditation et actes de barbarie. Quelle ironie du sort. Le juge m’avait interpellé en me qualifiant d’eccéité. Je n’avais répondu que par un “oui votre honneur” sans même savoir qu’il me distinguait par ma singularité criminelle. Une forme d’aveu servi sur un plateau alors que je tentais vainement d’expliquer que je n’avais fais que me défendre.
Aujourd’hui, je lis beaucoup d’ouvrages pour enfants, des compte-rendus pédiatriques, des livres scolaires pour découvrir la vie cachée d’une enfance normale. Mes larmes coulent sans un bruit et bientôt, je sais que je pourrai enfin vivre loin des monstres de la vie.
Ton histoire fait froid dans le dos et malheureusement c’est le quotidien de beaucoup d’enfants. Triste monde. Mais tu m’a tenu en haleine, malgré l’horreur j’ai aimé ton histoire.
Merci beaucoup. Pauvres enfants oui, monde cruel…
Très bien écrit ! Je n’ai fait aucune pause du début à la fin. Seul bémol, les termes imposés qui dénotent un peu du ton dur et froid du reste du texte. En revanche le thème du concours est indéniablement là, j’ai par ailleurs beaucoup apprécié le style
Bravo
Merci beaucoup. Oui les termes imposés dénotent un peu c’est pour ça que je les ai tournés de sorte à ce que le personnage ne les comprenne pas, comme la plupart des gens cela dit. C’est pas évident comme exercice mais j’ai adoré le faire.
Bonjour Franck,
Ton Pen est pris en compte pour le concours, bonne chance !
Bonjour à vous et merci 🙂