Luis

7 mins

Alors que je sortais de lécume en grimaçant, Luis s’est approché pour offrir à mon épaule le pain de glace destiné à rafraîchir sa bière. Toutes les fois où je l’avais croisé à la plage, occupé à téter son joint en scrutant les falaises encadrant la baie, je l’avais pris pour une typique petite frappe côtière avec ses claquettes Gucci, sa glacière et sa sacoche en bandoulière ; mais la vague qui venait de me froisser le corps m’offrait l’occasion de réviser mon jugement.

Un gentil garçon que ce Luis, gentiment bavard, et bien plus sensible que ne le laissaient présager sa moustache de trois jours surlignant une barbe de six et les tatouages tribaux serpentant de son maillot à son cou. Pendant que je gémissais en tâchant d’appliquer la glace à l’épicentre de ce que je prenais alors pour une déchirure musculaire, il s’est mis à comparer les mérites respectifs des moitiés nord et sud de son pays, dont l’axe était à l’écouter celui du même gradient des températures et des tempéraments que partout ailleurs. Son accent, appesanti par un argot que je ne déchiffrais pas complètement, venait de là-haut, de la grisaille, d’un monde décoloré par le travail que j’avais fui deux ans plus tôt pour me réfugier dans ce sud au cœur éternellement transpirant où Luis descendait dès qu’il en avait l’occasion. « Tu as beaucoup de vacances ? » me suis-je enquis, connaissant assez bien le pays pour savoir que non, et gageant que je pourrais oublier un temps ma douleur en lui faisant miroiter les prodigalités du système social à la française, qui faisaient toujours leur petit effet ; mais Luis ne m’en a pas laissé l’occasion : « Pas beaucoup, deux semaines, a-t-il répondu, avant d’ajouter aussitôt : On vit pas avec quinze jours de nature par an. On survit, au mieux. Heureusement chez moi il y a la montagne. Quand je sors tôt du taf la semaine, je prends la moto et je monte. En vrai, j’aime autant observer la nature que la fumer. »

Luis aimait s’asseoir seul au milieu de la forêt et s’y enraciner en roulant des joints. On devinait qu’il vouait aux plantes un amour très tendre, dont aucun mauvais penchant rationnel ne durcissait le cœur. Il est resté sans voix lorsque je lui ai demandé s’il utilisait une flore. Il ne savait rien de la classification scientifique des plantes, et souvent il ignorait même leurs noms vulgaires, auxquels il substituait ceux de son invention, inspirés par ses états d’âmes autant que par ses observations :

– Guette, a-t-il dit en faisant défiler sur son téléphone des photos que je devinais plus que je ne les voyais, tant la douleur m’aveuglait : ça c’est la Fleur aux Larmes. Elle m’a trouvé le jour où j’ai rompu avec mon copain.

– Ah…ïe… Jolie.

– Et celle-là c’est la Plante Coccinelle.

– Parce que ses fleurs sont rouges ?

– Non, fit-il en zoomant sur une fleur, bleue, où reposait une petite coccinelle. Puis il a ajouté quelque chose que je n’ai pas saisi, peut-être de l’argot, avant de passer à la photo suivante et de murmurer : Et celle-là…

La fin de sa phrase s’est perdue dans le rouleau des vagues. Il a regardé brièvement dans la direction des falaises, d’un vert très gras en pleine saison des pluies, puis il m’a tendu son joint, et j’ai lu dans ses beaux yeux bleus la patine nostalgique d’un ciel de fin d’été.

Un an plus tôt, Luis avait vu une vidéo sur TikTok. Le temps de la revisionner deux fois en prenant quelques notes mentales, il avait couru jusqu’au parc le plus proche et sauté dans les fourrés. Il l’avait trouvée presque sans chercher. Elle était immobile, verte et étonnamment découverte sur une feuille jaunie, comme une émeraude dans son écrin – c’est l’image qu’a utilisé Luis. Son troisième œil, en fait un agglomérat de trois agencés en triangle au centre de son front, superposé aux deux autres, plus grands, qu’elle portait de part et d’autre du crâne, donnait à son regard un accent mystique qui l’avait tout de suite enchanté. Elle semblait l’attendre depuis toujours. Il lui avait tendu son grinder, et elle s’y était faufilée sans broncher.

– Et c’est affectueux une mante religieuse ? D’une voix trop étranglée par la douleur pour que Luis puisse y deviner le sarcasme.

– Bah… ouais, a répondu Luis le plus sérieusement du monde.

A peine rentré, Luis avait récuré le vieil aquarium poussiéreux qu’il gardait à la cave depuis des années. Il avait passé une partie de la nuit à le transformer en luxueux terrarium en y transvasant les plus belles plantes de son balcon, et une autre à explorer d’obscurs threads Reddit de dompteurs de mantes religieuses, apprenant à construire des pièges à mouche en débitant des goulots de bouteille qu’il remplissait d’une mélasse odorante, épaisse et sucrée, dans laquelle les mouches ne se noyaient pas mais restaient ensuquées en attendant qu’on les repêche. Le lendemain matin, il en attrapa plusieurs dizaines en moins d’une heure, plus qu’il n’en fallait pour un repas de son nouvel animal de compagnie. Mais quelque chose dans cette méthode le dérangeait et lui paraissait grossier, inhumain, comme ces chaluts qui raclent aveuglement le fond des océans : il lui préférait de loin la chasse.

L’astuce était d’attendre que la mouche se pose sur une surface bien plane puis qu’elle se mette à frotter ses pattes l’une contre l’autre, signe de sa distraction. On pouvait alors s’en approcher avec un gobelet en plastique, par le haut où leur champ visuel est plus restreint, lentement, très lentement, jusqu’à ne plus être qu’à quelques dizaines de centimètres, et alors il fallait abattre sa main sur la mouche le plus rapidement possible, avec seulement assez de souplesse pour ne pas l’écrabouiller ni fendre le gobelet. Dans les grands jours de chasse, on tombait sur une mouche qui, sur le terrain de l’esquive, se distinguait nettement des autres, parvenaient à échapper à toutes les tentatives de capture les plus habiles, même les chausse-trappes construites avec des saladiers ou les serviettes lestées de plombs que l’on lançait comme un filet de gladiateur ; à celles-ci, Luis rendait les honneurs en laissant traîner ses restes de repas plus longtemps qu’à l’accoutumée. Mais la plupart n’étaient pas aussi fines. Une fois prises au piège, Luis les passait au congélateur pendant trente secondes le temps de les étourdir. Puis il les déposait dans une petite assiette dans le terrarium, et il s’asseyait sur un tabouret pour observer, avec un attendrissement que d’autres réservent aux mignonneries de leur chat, sa mante religieuse saisir mouche après mouche au creux de ses pattes serties de picots afin de leur arracher la tête. Une fois repue, elle allait digérer au coin de la vitre, près du tabouret de Luis. Et ils restaient là tous les deux, parfois pendant des heures, à coexister en silence.

Les mois avaient passés, et les jours, s’étirant avec le printemps. Luis se levait tôt pour chasser, et après le travail il allait faire le tour des monts voisins. Garant sa moto, il allait s’asseoir sur un rocher et ouvrait son nécessaire à rouler, autant pour en sortir son herbe que pour laisser sa mante religieuse profiter du spectacle des nuages. Et parfois même, il la laissait chasser le puceron dans les fourrés pendant qu’il roulait.

Un jour, son dealer lui avait vendu un nouveau shit venu d’Afghanistan, en lui assurant qu’un joint de cette résine équivalait à un aller simple pour Kaboul, en moins cher. Il n’avait pas menti. Luis, qui avait pourtant de la bouteille, avait complètement vrillé. « J’ai vu mon père. Je sais pas à quoi il ressemble ou si il est vivant, mais je sais que c’était lui. » Quand il avait émergé de l’azur fumeux de son imagination, le jour tombait et Mante Religieuse avait disparu.

Il avait retourné deux fois chaque pierre dans un rayon de cinq mètres, piétinant le sol à grand pas et écorchant malgré lui les feuillages, avant de réaliser qu’il risquait de la tuer dans son emportement. Alors il s’était rassis sur sa pierre. Là, sûrement encore défoncé, il avait senti fondre sur lui un calme sans bord. « Un truc… mystique. » Le temps de reprendre son souffle et de rouler un nouveau joint, d’herbe cette fois, il avait fermé les yeux, et s’était mis à la chercher du regard.

Quand il avait rouvert les yeux il s’était dirigé vers une plante qu’il n’avait encore jamais vue, à moins de deux mètres de sa pierre, et il l’avait trouvée là, cachée sous une fleur jaune, presque indiscernable du feuillage de la plante, se repaissant de la tête d’une autre mante religieuse dont le corps gisait à ses côtés.

Quelques jours plus tard, Luis avait trouvé une poche blanche et gluante collée à la vitre du terrarium, d’une apparence semblable à celle de la partie charnue d’un fruit de la passion. Le lendemain, des dizaines de créatures à cinq yeux microscropiques s’en étaient extraites en s’éparpillant dans toutes les directions. Luis avait dû ressortir les pièges, seulement cette fois il lui fallait capturer de toutes petites mouches, de l’âge et de la taille de ses nouveaux hôtes, et celles-ci étaient plus rares et surtout plus difficiles à capturer vivantes. Il laissa pourrir un compost infect dans sa cuisine, vite envahie par les mouches, puis par les fourmis, les cafards, et enfin les rats. Mais malgré cela et presque quatre heures de chasse quotidienne, il ne parvenait qu’à peine à nourrir toute la portée.

Il les avait relâchés dans la montagne, au coin d’un sentier par où il passait fréquemment. La mère était sortie de la boite la première, suivie par sa progéniture qu’elle avait guidée jusqu’à une plante que Luis avait immédiatement reconnue : c’était celle-là mêmeil l’avait perdue puis retrouvée. Il m’a tendu son téléphone. En faisant de l’ombre avec ma main, je n’ai d’abord rien vu qu’une cascade de feuilles très vertes sur laquelle se découpait l’écume de quelques fleurs aux lèvres pincées. Mais en zoomant, j’ai fini par voir les petites créatures qui s’y découpaient joyeusement, rendues à la vie sauvage, à sa brutalité vivace, à l’impérieuse nécessité de ses stratégies de camouflage. Quand j’ai relevé la tête, Luis avait repris sa contemplation des falaises. Il n’avait plus du tout l’air d’une petite frappe côtière défoncée ; seulement d’un homme fouillant ses souvenirs pour en goûter la sève mélancolique.

A cet instant je me suis redressé pour lui rendre son téléphone, et c’est alors que je me suis rendu compte que mon épaule avait presque doublé de volume. J’ai tout de suite pensé à la route cahoteuse menant à l’hôpital, puis aux heures d’ennuis dans la salle d’attente, et ensuite seulement à ma douleur, que j’avais entièrement oubliée le temps d’une histoire. En me levant j’ai fait signe à Luis de l’index et du majeur. Il m’a tendu le cul de son joint, que j’ai rallumé en demandant quel nom il avait donné à cette plante-. Il m’a regardé sans comprendre ;

Je lui ai pas donné de nom. Je sais pas. Ç’aurait été comme de tous les remettre en cage.

 

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