Il faudrait que je raconte, un jour, comment j’ai trouvé le nom de l’Ombre.
C’est une plaisanterie, bien évidemment. J’ai simplement utilisé mon imagination débordante et observé que la forme mouvante aux couleurs de la nuit derrière moi porterait bien un nom du genre. J’avais pensé à lui donner un nom un peu ridicule, ou rassurant, pour avoir moins peur d’elle, mais tout compte fait j’en avais déduit que “Gribouille” n’était peut-être pas un si bon choix. Et je me voyais mal, si un jour je devais parler d’elle, raconter le cauchemar que me faisait vivre Gribouille au quotidien.
Et puis, l’Ombre, c’est assez alarmant seul pour que le commun des mortels comprenne qu’il ne s’agit d’un poney sur un arc-en-ciel.
Mais pour le moment je ne compte pas en parler à qui que ce soit. Je me vois mal supporter des regards inquiets, surpris, désabusés. D’autant plus que personne ne la voit. Et les gens ont du mal à croire en ce qu’ils ne voient pas – hormis quelques rares étranges exceptions. C’est peut-être bizarre, mais j’ai l’impression que l’Ombre est un secret que je dois protéger, que personne ne doit la voir, au risque qu’ils me pointent du doigt et rient, qu’ils m’enferment, qu’ils m’excluent davantage. La société est une ruche. Tout bourdonne, tout va vite, personne n’a le temps de s’attarder sur tes problèmes. D’autant plus lorsque ton problème est une espèce de Démon sorti des Enfers.
A vrai dire je ne sais toujours pas ce que c’est. Je ne sais pas si je trouverai un jour, où si l’une de nous deux disparaîtra avant.
Tiens.
Quand on parle du Loup, on en voit la forme sombre apparaître.
— Salut, Ombre, je dis.
Peut-être s’agit-il d’une folie sous-jacente – même si j’abhorre ce mot il semble être le plus simple à comprendre pour beaucoup – mais j’ai pris l’habitude de la saluer. Comme une excuse de la déranger, comme si lui parler la rendait un peu moins terrifiante. Comme d’habitude aucune réponse. Mais maintenant, je comprends un peu mieux son fonctionnement, et je sais pourquoi elle est là, alors que nous ne sommes que le matin. D’habitude elle arrive le soir. Mais aujourd’hui, j’ai quelque chose d’important. Je ne sais pas si on peut réellement appeler cela “important”, je sais juste qu’il l’est, pour moi.
Une simple présentation orale.
Oh, vous pouvez rire, si vous voulez. Mais à 15h précisément, il me faudra me lever de ma chaise, tenir entre mes mains tremblantes ma feuille et lire d’une voix haute et claire devant une classe de trente autres étudiants une production personnelle. Et depuis que la présence de l’Ombre n’est devenue qu’une peur constante à laquelle je me suis tellement habituée qu’elle n’est devenue plus qu’une terreur engourdie, ce qu’il va se passer relève presque de l’horreur.
Je ne veux pas passer devant eux.
Je ne veux pas qu’ils voient à quel point je suis mauvaise.
Qu’ils me jugent.
Qu’ils rient.
Et si j’étais mal habillée ? Et si mes cheveux étaient bizarres ? Et si j’avais une tâche quelque part ? Et si j’allais dire quelque chose de complètement absurde ? Et si, et si, et si ? J’en viens à enchaîner tellement de questions plus dures à affronter les unes que les autres que je n’ai même plus l’impression d’avoir le temps de traiter leur information.
Et ça recommence. J’ai l’impression de mourir. Mon cœur bat dans mes tempes, et ma respiration est plus chaotique qu’après une course de fond. La seule technique que je connais dans ces moments-là, c’est enfoncer mes ongles dans ma peau pour me rappeler que je ne suis pas qu’un amas de pensées noires mais bien une personne, avec un corps, dont les pieds sont posés contre le sol. Quand ça arrive, il m’est tellement facile de me faire happer par tout ça. Comme si mon âme perdait mon corps pour se faire attirer dans une mer agitée, violente, qui me hurle toutes sortes de faits, mots, idées, plus noirs les uns que les autres. Et lorsqu’elle revient dans la réalité, elle retrouve une chose tremblante, repliée en boule, effrayée du moindre bruit, qui tente de remplir ses poumons d’airs mais qui paraît être encore dans cette étendue d’eau salée. Je déteste l’eau salée. Elle s’infiltre dans chaque coupure, chaque blessure. Et je déteste la sensation de douleur que ça entraîne.
Pour une fois, j’arrive à respirer. De longues bouffées d’air. J’inspire jusqu’à m’en faire mal, et j’expire jusqu’à n’avoir plus rien dans mes poumons. Petit à petit, mes ongles lâchent ma peau qui va en garder quelques séquelles. Lorsque ma tête se redresse, je vois l’Ombre penchée au-dessus de moi – elle paraît presque debout sur mon lit, pieds posés dessus, si je ne savais pas déjà qu’elle ne faisait que flotter. Je comprends que cette sensation d’étouffement vient d’elle, puisque ses deux mains sont passées autour de moi. Oh – rien de confortant. Elle m’enserre comme si elle espérait me briser les os. Peut-être se rend-elle compte que ça ne marchera pas, ou peut-être a-t-elle croisé mon regard, car elle disparaît.
Et me voilà encore une fois, fébrile, les dents claquant, une rivière de larmes sur les joues. J’entends une voix me crier de descendre, que le petit-déjeuner est prêt. Je n’ai pas faim. Je ne veux pas la voir. Mais je n’ai pas le choix. Ou peut-être que je ne ne me le laisse simplement pas, ce choix.
Je sais que je pourrai arrêter, ne jamais ressortir de cette pièce. Fermer les yeux. Mais je continue toujours. Par peur, je crois. De décevoir, de tout ce que je devrais rattraper si j’abandonne un jour, de disparaître.
Alors, comme une inlassable routine, j’essuie mes larmes, je m’habille et, après un dernier regard maussade à mon reflet dans le miroir – pour une fois solitaire -, je descends.
Car il faut recommencer.
Il faut s’accrocher.
Encore un peu.