D’après ce qu’on en dit, ceux qui lèvent les yeux pour contempler le ciel de la Saint-Sylvestre pourraient apercevoir un canot volant. En regardant attentivement, ils y verraient un équipage de bucherons terrifié à l’idée de se diriger tout droit vers l’enfer.
Laissez-moi vous raconter.
L’histoire se serait passée pendant la veille du jour de l’an 1858 dans un camp de bûcherons situé dans une région appelée Gatineau, quelque part dans le Haut-Canada.
Ce soir-là, le cuisinier prénommé Joe, raconta une histoire qu’il tenait de son père, lui-même la tenant d’un gars de la drave, qui l’aurait entendu de la bouche d’un trappeur. Bref, un ancien Chef de camp, un certain Baptiste Durand aurait, dans un passé lointain, fait un pacte avec le diable, dans le but de visiter sa bien-aimée résidente d’un village appelé Lavaltrie.
Joe proposa alors à son groupe de se joindre au pèlerinage annuel que Baptiste faisait encore, bien que n’étant plus vivant. « Un aller-retour d’une durée de six heures. Avec la Chasse-Galerie, on voyage à 50 lieues à l’heure, pour peu qu’on sache manier l’aviron. Y’a cependant une condition : il ne faut pas prononcer le nom du bon Dieu pendant le trajet, et ne pas s’accrocher aux croix des clochers pendant le vol. »
Les hommes s’en furent à la rivière et rencontrèrent l’étrange Baptiste Durand qui les attendaient avec un canot peint en rouge, comme s’il avait été enduit de sang. Ils montèrent à bord et prononcèrent d’une seule voix ces envoûtements : « Acabris, Acabras, Acabram ! Fais-nous voyager par-dessus la cime des arbres ! »
Et alors, le canot s’envola pour traverser la grande forêt couverte de son manteau de neige. Il fouetta les clochers d’églises des villages, suivit le tracé des rivières et traversa le ciel, laissant une nuée d’étincelles dans son sillage. Il ne fallut pas longtemps avant d’apercevoir avec inquiétude les lueurs de Montréal : Comprenez, l’endroit était surnommée « la ville aux cent clochers ».
Louvoyant avec adresse, Baptiste leur lança : « Attendez un peu, nous allons effrayer ceux qui s’attardent dehors à c’te heure cite. Toi, Joe ! Éclaircis-toi le gosier et chante-nous quelque chose. Baptiste fit perdre de la hauteur au canot « à peu près au niveau des tours de Notre-Dame » et alors Joe et ses hommes entonnèrent une vieille chanson de l’époque de la Nouvelle-France intitulée « Canot d’écorce sur l’aviron. »
Pendant qu’ils plongeaient sur la ville, Joe remarqua : « Nous vîmes des groupes s’arrêter dans les rues pour nous regarder filer dans le ciel. En un clin d’œil nous passâmes Montréal et ses faubourgs. »
Le voyage se poursuivit le long du St-Laurent, fouettant les flèches de Longue-Pointe, de Repentigny et de Saint-Sulpice. Ils arrivèrent à Lavaltrie juste à temps pour la célébration du nouvel an qui se tenait à la maison du gentilhomme Rodrigue Augé.
Baptiste rappela la consigne : nulle ne devait boire, ni rhum ni whisky, tous devaient être prêts à partir à son signal.
Les bucherons retrouvèrent leurs bien-aimées et dansèrent toute la nuit.
Le temps du départ vint plus tôt que tard, mais au moment de monter à bord, les hommes découvrirent avec inquiétude que Baptiste était complètement ivre. Tous convinrent ne pas avoir d’autres choix que de s’en retourner par le même moyen.
Au moment de s’envoler, Joe s’écria : « Attention mon vieux ! Pique tout droit sur la montagne de Montréal, aussitôt que tu pourras l’apercevoir.
— Je connais mon affaire, répliqua Baptiste, alors mêle-toi des tiennes ! »
Il devint vite évident que Baptiste n’était pas en état. Le canot dériva sans contrôle et toucha presque la flèche de l’église de Contrecoeur, risquant ainsi de déverser son équipage aux enfers. Baptiste dirigea ensuite le canot vers la Richelieu pour obliquer sur le mont Beloeil, là où se trouvait la grande croix que l’évêque de Québec avait plantée quelques années auparavant durant un pique-nique, qui, faut-il le préciser, avait été éminemment sobre.
Joe cria : « À droite Baptiste ! À droite mon vieux ! Tu vas nous envoyer chez Belzebuth si tu ne gouvernes pas mieux que ça ! »
Baptiste vira de cette manière en direction des lumières de Montréal. Tous frémirent à la vue de ses cents clochers qui se profilaient, denses comme une forêt d’épinette perdue dans un blizzard naissant. Les hommes avironnèrent avec force, le temps commençait à presser. Mais alors, au hasard d’une éclaircie dans les rafales, le Mont-Royal se dressa à leur vue. Baptiste hurla en brandissant son aviron mais il était trop tard, le canot s’écrasa dans la neige. Il n’y eut heureusement aucun blessé.
Tous pataugeaient encore dans la poudreuse, lorsque le revenant, toujours en état d’ivresse, déclara vouloir retourner en ville pour prendre un verre. Les bucherons tentèrent de le raisonner, mais il fallut le ligoter pieds et poing liés, bâillonné de surcroît, pour l’empêcher de jurer par Dieu le père.
Avec un puissant « Acabris ! Acabra ! Acabram ! » le canot se projeta dans le ciel, cette fois avec Joe aux commandes. Les hommes pagayèrent avec l’ardeur des désespérés, inquiets de ne pouvoir sauver leurs âmes. Ils remontèrent la rivière des Outaouais et changèrent de cap en direction de l’étoile polaire, afin de prendre par la Pointe-Gatineau.
Mais alors qu’ils y étaient presque, Baptiste se libéra de ses entraves et se leva dans le canot pour lâcher un juron à faire reculer l’Antéchrist lui-même.
Joe se rua sur le forcené et intima l’ordre à ses hommes de redoubler d’efforts. Le combat malmena l’embarcation qui progressait toujours à grande vitesse, lorsque Belzebuth apparut dans un souffle brulant qui terrifia tout le monde à bord. Dans un effort ultime, Joe réussit à repousser Baptiste dans les bras du diable et se jeta sur l’aviron pour orienter le canot vers un pin géant. Le malheureux équipage déboula à travers les branches immenses de l’arbre et se retrouva dans la neige. Joe perdit connaissance pendant la chute.
Tous se réveillèrent dans le camp le lendemain. Apparemment, leurs camarades les avaient trouvés enneigés jusqu’au cou dans le congère au pied du pin géant.
Heureux d’avoir échappé au diable, Joe conclut le récit en disant :
« Tout ce que je puis vous dire, mes amis, c’est que ce n’est pas si drôle qu’on le pense que d’aller voir sa blonde en canot d’écorce, en plein cœur de l’hiver, en courant la chasse-galerie ; surtout si vous avez un maudit ivrogne qui se mêle de gouverner. Si vous m’en croyez, vous attendrez l’été prochain pour aller embrasser vos p’tits cœurs, sans courir le risque de voyager aux dépens du diable. »
Magistral, et en plus on voyage.
Bravo à l’auteur!
J’adore les contes, et celui-ci m’a rappelé ceux des frères Grimm, mille bravos.