Je me penchai contre la rambarde. La bête, un Harceleur operculoïque, vida son évent, répandant une puanteur repoussante sur le pont. L’animal était jeune et agressif. Son fouet s’enroula autour de la hune. Le navire prit de la bande et alors ses tentacules s’introduisirent dans les ouvertures du pont inférieur. Dans le grondement de la cargaison, des hurlements fusèrent. Les pauvres bougres du pont inférieur se faisaient égorger. « Je ne peux pas être responsable de tous ces morts ! Je vais en crever. » La bête secoua le navire. Une clameur métallique suinta des cornets de communication.”Capitaine ! Envoyer des renforts…”
Évidemment, avec trente degrés de gîte, une meute d’Animalus serpentiformes se jeta sur les canonnières. On se battait maintenant dans les cales supérieures. Sur le pont, aucune cloche, aucune alarme, l’obscurité demeurait hantée par des cris hurlés au hasard dans un silence morbide. Mes hommes, trop bien entraînés, tombaient un à un, à chaque coup de fouet. La bête, énorme, s’étendait maintenant sur tout le pont. Les examinateurs sommèrent l’Officier senior de prendre le commandement, mais ce dernier se débattait avec l’Envoyé pendu à son col. L’homme implorait qu’on l’enferme dans la nacelle de secours. « Nous avions une entente ! »
À peine un chuintement. Le fouet de la bête s’enroula autour de leurs jambes, les deux disparurent sous mes yeux. Je poussai aussitôt les examinateurs de l’Académie vers l’escalier. « Dans ma cabine ! »
Ma vie allait se terminer de cette façon. Ce n’était pas trop tôt. D’autres rumeurs cérébrales me parvinrent à l’esprit. La bête se nourrissait de notre panique. Confiante de tous nous dévorer, elle poussait l’avant du navire dans la noirceur des embruns.
Il ne me restait guère qu’à finir dans la dignité. Je montai sur la rambarde et tirai mon sabre. « Canonniers ! Feux à volonté ! Harponneurs ! Sapeurs ! Sabreurs ! …montrez à cette saloperie ce que nous valons ! Tous ensemble jusqu’au dernier ! »
Je fus surpris de l’effet provoqué par mon ordre. Je venais d’injecter une rasade dans le sang de l’équipage, sans même y avoir pensé. Le sergent Flag.Ship et sa troupe se ruèrent sur l’Animalus, les sabreurs prirent d’assaut la bête par les flancs. Le tonnerre des canons couvrit à peine leur clameur.
DeFleur et ses loubards s’engouffrèrent dans ma cabine. Ce pleutre toujours à l’affût d’avancement allait prétendre s’être porté au secours des examinateurs. Sous ma harangue, les filets s’abattirent de partout. Les sapeurs attaquaient maintenant l’opercule de la bête. Je découvris malgré ma volonté, la griserie du combat.
Mais la bête n’avait pas dit son dernier mot, ses tentacules ramassaient les marins un à un. Même sectionnées, elles continuaient de les broyer à mort. Le combat faisait rage. Dans le sifflement du vent, le navire plongeait au creux des vagues ouvertes toutes grandes comme des mâchoires, mais il se redressait, se drapant à chaque fois d’une nouvelle robe de sang. Les quelques voiles restantes gonflées à bloc sifflaient prêtes à se rompre, impossible de ne pas naviguer au près dans ce corridor maudit. Je fis corriger la direction. Nous évitâmes de justesse les derniers récifs. Ici et là, sur les parois de la falaise, pouvait-on distinguer les malheureux soldats censés nous attaquer. Les Albavos s’en donnaient à cœur joie. On les voyaient larguer les corps sur le récif pour les briser avant de les dévorer.
La sortie du détroit était en vue. Au prix de pertes importantes, l’escadron du sergent Dan.Durall réussit à défoncer le crâne de l’Animalus. Un geyser vermeille gicla jusqu’à la passerelle.
Le visage bariolé de sang, je hurlai victoire. Mes hommes acquiescèrent les bras levés. Le navire était sauvé. Je me maudissai. Il me fallait l’admettre, j’adorai me battre. Une partie de moi ressemblait aux massacreurs qui avaient détruit mon village. Je fus pris à cet instant d’un envie de vomir.
* * *
En y repensant, tout cela n’avait été qu’un marchandage avec la bête : elle avait faim et nous lui avions fait payer le repas. Le Second m’apporta le bilan des morts. J’en connaissais la moitié. Je m’en allai rendre ce qui me restait de bile, plié sur la rambarde. Mon souffle à peine repris, j’encaissai un dard mental, d’Angel.Eanor. « Entre deux Whisky, le Country Club pourrait-il envoyer le toubib ? » Je sentis mon cœur partir en vrille. C’en était trop. Je n’avais pas l’étoffe d’un meneur.
Mais pour l’heure, il me fallait ramener le navire à l’Académie, ne serait-ce que pour savoir pourquoi on nous avait envoyé à la casse pour un simple brevet, celui d’un péquenaud à l’esprit torturé comme le miens.
————— Fin du récit
Notez que ce petit récit était en fait un essai pour le premier chapitre de « Bathyscaphe ou la fin de la Lettre », un récit qui me reste à terminer.
Chapeau! J’espère au moins qu’il est reçu!
Oui… dans les circonstances on le fera passer de justesse. Mais O. delaForge est un introverti, alors il va demander une affectation comme pilote de Bathyscaphe, question de sonder les pensées résiduelles, celles qui s’engouffrent dans la fosse de Pandémor. Et là, il découvrira plus qu’il n’en souhaitait. Angel.Eanor sera à ses cotés mais dans une histoire parallèle. Les deux se battront côte à côte lors de la finale, aussi appelé la convergence. Enfin, il me reste du boulot… 🙂
Le plaisir avant tout, trop de contraintes tuent l’inspiration.