Chapitre 7 – Encoffrée
Octobre 1951
Commissariat de l’aéroport LaGuardia
600 mots
« La police nous a enfermées avec une putain enragée. C’te fille on l’a vue lacérer son souteneur au couteau. Elle chantait en regardant la rivière de sang… » C’est ainsi que les deux pisse-vinaigres libérées de la cellule de dégrisement racontaient l’événement. L’aérogare était devenu un moulin à rumeur.
Le Commissaire fit le point. L’histoire se propageait comme un jet de kérosène, le genre de problème capable d’incinérer jusqu’à l’urne de sa carrière. Décidément, la journée durait une éternité. Récemment muté à La Guardia, l’officier de police avait espéré une planque confortable. Le fait qu’une relation du Gouverneur survive à un assaut meurtrier survenue dans ses geôles lui donnait déjà de l’urticaire, mais qu’on puisse attribuer le tout à de l’incompétence policière, voilà que les sirènes d’urgence beuglaient à fendre le tarmac.
En échange d’un départ sans histoire, il proposa à Gerflynt de tout oublier, allant même jusqu’à déchirer devant elle les supposés constats de racolage. Mais c’était sans compter la Pan Am. Pétrifiée par la protestation des voyageurs, la compagnie aérienne refusait net d’admettre la couventine sur le vol. La police réagit en interdisant l’accès à la piste. Le bras de fer s’envenimait.
C’est à ce moment qu’Enzo Falsetti sauta dans la mêlée. Il rappela au Directeur des opérations que la police étant prête à passer l’éponge, le transporteur allait devoir dédommager la jeune personne pour les conséquences fâcheuses survenues depuis son égarement sur le convoyeur à bagage. Le mieux, suggéra-t-il, était de l’admettre à bord afin de l’empêcher de se plaindre. Se déclarant lui-même apte à la contrôler, l’encadrement sévère par une surveillante de la Pan Am allait suffire à rassurer tout le monde.
Pressée par le temps, l’administration capitula. Gerflynt cru alors pouvoir exiger l’accès à ses affaires. On se moqua d’elle. Le Directeur pressa tout le monde vers la piste. Escortés par quatre policiers, l’agent de bord en poste et par une surveillante appointée sur le fait, la jeune femme et son protecteur atteignirent la rampe d’accès hors d’haleine. La porte de l’avion claqua finalement, au grand soulagement du Commissaire.
Mais pour la môme, la remontée de l’allée centrale eut l’effet d’un chemin de croix. Menottée à son compagnon de voyage, elle marcha tête baissée, insensible à l’agonie de sa coiffure. Le sang sur son chemisier figea net les quatre rangées de sièges du Constellation.
Le groupe trouva place dans un petit salon adossé au cockpit. L’endroit était confortable avec une vue sur les appareils du poste de pilotage. La surveillante salua l’équipage et prit un siège dans la rangée opposée. Assise en contre-face, le regard en mirador de cette femme dans la jeune trentaine semblait à l’affût de toutes pensées coupables. Gerflynt déglutit. Elle regarda son poignet gauche. Falsetti venait de la menotter à son siège. « Encoffrée ! » maugréa-t-elle.
Alignés en file indienne, les avions décollaient un à un dans un ballet chorégraphié à la cadence des turbulences sur la piste. Le Constellation se retrouva à son tour en position de départ. Il fit une pause, la puissance de ses engins maintenue à bas régime. Au signal de la tour de contrôle, les quatre moteurs cyclones rugirent. Le cœur noyé dans les vibrations, les passagers s’accrochèrent. Le Constellation s’élançait, emportant avec lui les rêves d’aventure de ses passagers. Grand seigneur, il grimpa en décrivant une courbe généreuse au dessus de Manhattan. Le spectacle de la forêt de gratte-ciel eut l’effet d’un baume sur les voyageurs qui ne se doutaient pas de l’épreuve à venir.