Chapitre 11 – Les signes avant-coureurs
Octobre 1951
Océan Atlantique
610 mots
Un éclat de voix projeta Gerflynt hors du sommeil. Des heures avaient passé, elle en était certaine. Un nuage bleu flottait maintenant dans l’habitacle. Elle se découvrit étrangement calme. Peut-être n’y avait-il pas de raison de s’inquiéter. Tout semblait normal du côté des moteurs, il faisait nuit. Dans le fuselage, la plupart des passagers fumaient et buvaient allègrement alors que le dîner, un couvert à trois services, en était maintenant au dessert. La jeune femme regarda sa montre : huit heures depuis le décollage. Elle avait dormi pendant l’escale à Gander. La bombe avait été armée pour exploser à la troisième heure de vol.
Dans la rangée centrale, Falsetti prenait ses aises debout, un verre à la main. Éclats de rire, chahut, cris d’excitation, tout le bétail au fond de l’appareil semblait éméché. La Vache, celle de l’aéroport, l’enlaçait maintenant par le cou. « Pfftt… Inutile d’essayer… Ça se voit qu’il n’a pas le béguin… »
Le bagage à main abandonné sur ses genoux avait depuis longtemps basculé. Son manuscrit “Les Nourritures de l’angoisse “, un essai philosophique écrit dans le cadre de son projet de fin d’études lui avait valu un prix assorti d’une offre de publication d’un éditeur important. La môme ramassa le vrac de sa seule main valide sans aucune trace de respect. Le document avait l’air d’un fatras désorganisé, les bords roulés, le papier ondulé par l’exposition à l’eau. Les protestations de l’éditeur ne la fire pas fléchir, il fallait selon elle, améliorer l’ouvrage. « Un tas de merde… le produit d’un faux cul ! » pensa-t-elle, le cœur gelé par la terreur de se voir conspuée publiquement.
Ses quatre dernières années au collège de Wellington, une institution pour surdoués, lui avaient permis de faire un parcours académique exigeant sans que cela ne lui cause de difficultés, sauf pour la discipline. Problèmes d’adaptations divers avec les élèves et avec certains professeurs. Les adeptes d’une méthode d’enseignement active, basée sur une cascade de questions évolutives n’avaient pas grâce à ses yeux. L’adolescente se retrouvait régulièrement à bout de patience. Le conflit avait pris de l’ampleur lorsque la voiture de l’un de ces malheureux avait été badigeonnée à la peinture. La phrase « Viens-en au fait, Connard ! » était presque une signature. Interrogée par le Directeur, la collégienne avait dû admettre le méfait. L’expression de regrets sincères lui avait évité l’expulsion mais pas les foudres de la Révérende Mère qui l’affecta au lavage des planchers du Monastère de Vails Gate pour les deux semaines de sa suspension. Les séances d’adoration en silence la mirent à la torture. Aucune vie intellectuelle, aucun livre, si ce n’est le missel de prières. Pendant cette absence du couvent, la sœur Ste-Lucie découvrit une cache au grenier. Un mur de coffres empilés, de vieilles étoffes suspendues, tout ce trompe l’œil dissimulait un bureau et une étagère remplie de livres, tous interdits, tous chapardés dans les librairies de Middletown. La variété des titres avait de quoi surprendre, surtout dans la catégorie des œuvres de philosophie et de psychiatrie. Tout était annoté, les livres bourrés de signets, les tiroirs remplis de cahiers de citation et de dissertations qui n’avaient rien à voir avec « Mon cher journal… » Une boîte à chaussure avait été trouvée avec de la correspondance. Un auteur, un certain Wystan Auden l’encourageait à penser librement. Feuilletant un dictionnaire de médecine, la vieille nonne avait hurlé en découvrant un marqueur à la page sur la méthode Ogino. Le cendrier n’avait pas passé non plus.
Une secousse souleva l’appareil. Les conversations s’animèrent dans le poste de pilotage, mais il était impossible d’en saisir la teneur. L’ingénieur de vol sortit dans l’allée centrale. Gerflynt se figea, cet homme avait peur.