Chapitre 10 – Les p’tites poupées
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Un jab à l’estomac, au mauvais moment. « Quel idiot ! Jésus, Marie, je vous en supplie… Gerflynt avait haussé le ton au point d’être entendue dans l’allée centrale. Elle en était encore au signe de croix lorsque la surveillante sortit du cockpit, l’air à bout de patience. La femme traversa le salon sans s’arrêter. Falsetti retourna un doigt accusateur vers la môme. « Ce job, à Marseille… Vous serez à la solde des Sorensen… Vous devrez visiter des supposés antiquaires et pas n’importe lesquels.
— Foutez-moi la paix…
— Je m’occuperai des envois outre-mer, répondit Falsetti.
— Pas question ! Si par miracle, les roues de cet avion touchent la piste, je reprends mes papiers et je disparais…
— Mademoiselle Glåss, j’ai un accord avec votre Mère. Je suis tenu de vous accompagner jusqu’à votre retour, ce qui inclut de vous ramener au couvent saine et sauve, manu militari s’il le faut. »
Gerflynt montra les dents. Les poings fermés, le corps en position de combat, la menotte lui tranchait le poignet. La surveillante arriva par derrière. « Mon p’tit ! Prenez ceci ! Tirées de ma réserve personnelle. » La main tenue à plat lui offrait deux comprimés de Nembutal, aussi appelés “p’tites poupées” dans le jargon des femmes de cette époque [1]. Une deuxième hôtesse arriva à sa suite, le cabaret tendu. Gerflynt hésita. Elle était familière avec les comprimés mais contempla le Gin tonic d’un drôle d’air. « C’est que… je n’ai pas l’habitude… et que ça m’est interdit au couvent. » Elle approcha le verre, le bout de son nez se retrouva baigné dans le pétillement délicat des bulles de gaz. Ses yeux se plissèrent, la saveur de pin et de citron était âcre, l’alcool plutôt fort, mais elle se détendit et acquiesça. La surveillante lui apporta un oreiller et une couverture. « Une dame vous réclame à l’arrière » dit-elle à l’Italien. Une compresse froide sur le front, le siège incliné, Gerflynt déclina l’offre d’un Paris Match. Elle s’abandonna bientôt aux soins de la surveillante installée à ses côtés.
Le son des moteurs du Constellation et le Nembutal s’allièrent pour l’engourdir. Les passagers allaient et venaient dans l’allée centrale pour une visite du cockpit. La file d’attente s’invita dans le petit salon privé où le regard en coin des voyageurs tailladait la môme comme autant de coups de poignard.
Un malaise, celui d’un autre genre, plus profond, plus corrosif, revenait la hanter. Petit animal de cirque, entravé, mis à nu et exhibé. Comme ce soir-là, quatre ans auparavant. La mère de sa dernière famille d’accueil avait déserté. Laissés seuls, Gerflynt et les autres enfants s’étaient rendus à l’école. Personne au retour. Plus de nourriture. Deux jours avaient passé. La jeune fille de quatorze ans avait finalement repéré la femme dans un bar d’effeuilleuses. Elle l’avait implorée de revenir à la maison, allant jusqu’à la tirer pour la faire sortir de scène. Ivre morte, la mère de cinq enfants tenait à peine debout. Les clients avaient sifflé. Les choses avaient nettement dégénéré à l’arrivée de Jessy Stewart.
[1]: Les “Dollies” – Les Dolls ou Dollies – Nom donné aux calmants à base de barbituriques dans les années 40-50. Nembutal, Seconal, etc… substances hautement addictives. Autres noms : Reds, Red hearts…