Chapitre 12 – La gitane
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Pressé de remonter l’allée centrale, Enzo Falsetti croisa l’ingénieur de vol. Les deux échangèrent des excuses polies et l’Italien parvint jusqu’au salon. Sans dire mot, il transféra la menotte à son poignet et agita la chaînette avec un claquement de la bouche pour signaler l’obligation de se mettre en marche. Gerflynt n’apprécia pas mais elle ne protesta pas non plus, sa tête étant occupée à digérer les vapeurs du Nembutal. À l’autre bout de l’avion, la surveillante se tenait au garde-à-vous, la porte des cabinets grande ouverte. Le signal était clair. Aucune marge de manœuvre. La jeune femme leva les yeux au ciel et se laissa traîner comme un âne, insensible au fait que la pointe de ses petits seins faisaient saillie à travers le tissu de son chemisier trempé de sueur.
Congestion dans l’allée, la Vache trônait assise les jambes croisées, un verre à la main. La jeune trentaine, cette femme au corps longiligne avait des lèvres pulpeuses, le teint légèrement basané. Ses cheveux noirs retombaient en cascades frisottées qui s’étalaient sur des épaules luisantes. Son regard aux allures de gitane avait quelque chose d’indécent, sorte d’assurance du triomphe que cette balafre à la joue droite ne parvenait pas à entamer. Ses yeux couleur charbon se plissèrent. « Alors voilà donc le p’tit rat trouvé sur le convoyeur ? Il faut être timide pour se cacher dans la soute à bagages.
— La bonne compagnie n’est peut-être pas toujours où on le pense, répondit la môme, les dents serrées.
— Laissez-moi deviner… Vous êtes une petite personne à l’allure naïve… qui fait mine de ne pas s’en laisser imposer…
Mais la gitane s’interrompit, les yeux fixés sur la môme qui n’en menait pas large, la tignasse en bataille, une mèche de cheveux collée à une lèvre. Et puis, il y avait cet air de se foutre de tout, à part peut-être de son équilibre.
« …mais vous n’êtes au final qu’une de ces salopes. »
Gerflynt se raidit. Balayage radar d’urgence. Tous les hommes de l’appareil la regardaient, lourd mais rien d’anormal, les femmes s’occupaient à leur tricot, leur papotage toujours actif. Rien à signaler. Elle venait à nouveau de d’inonder pour rien. Falsetti tira sur la menotte mais la môme trébucha. Coup de sang, réflexe de la rue, à genoux dans l’allée, elle ne put se retenir de murmurer un fiel. « Vous n’avez aucune chance avec Enzo. Il n’aime que les femmes d’esprit et il n’accorde rien aux poitrines tombantes. » L’autre fit mine de mépriser ces propos, mais elle déglutit un peu trop tôt. Sous la traction d’Enzo, Gerflynt n’eut d’autre choix que de se relever et de progresser jusqu’aux cabinets.
Assise sur la cuvette, le bras tendu, son poignet coincé dans l’entrebâillement de la porte, la gamine exulta. Falsetti se tenait à l’autre bout de la chaînette, engagé dans un échange de plaisanteries ringardes. Il le faisait exprès, il l’utilisait sciemment pour braquer la Vache, cette soupirante déclassée. Gerflynt n’eut aucun doute là-dessus. L’Italien aimait, tout comme elle, cet entre deux, cette joute de séduction sans quartier. Des commentaires fusaient à son égard, suivis de près par des rafales d’éclats de rire. « Ne vous en faites pas. Cette petite est bourrée de talents, mais elle a le tempérament des chevaux de Camargue, » commenta-t-il à voix haute. « Si elle paraît indomptable, c’est pour mieux cacher son attirance envers moi. » Nouvel éclat de rire. Les hommes trinquèrent à sa santé. Solidarité de mâles dominants. « Un tas de problèmes si tu veux mon avis, Enzo. Mais tu les aimes comme ça. Tu adores souffrir, » répondit la gitane. Encore un éclat de rire. Gerflynt pouffa, elle aussi. La femme venait en quelque sorte de s’avouer vaincue. « Ça ne peut pas être aussi facile, » gloussa-t-elle encore perdue dans l’euphorie du Nembutal. La môme se releva et tira la chasse d’eau mais elle peina à relever sa culotte de sa seule main valide.
À voix haute, elle lâcha : « Ne regarde pas Grand-fou ! » Cette fois, tous les passagers applaudirent, certains allant jusqu’à la siffler. La môme s’esclaffa de son côté, ce jeu l’excitait. Elle ne savait dire pourquoi, mais la gêne la quittait devant un public d’hommes réchauffés.