Chapitre 24 – En route pour l’entrepôt
Novembre 1951
Nord de Marseille
863 mots
Le ciel était totalement pur et noir. Pourtant, les étoiles à l’horizon semblaient s’éteindre. « Dépêchez-vous ! » ordonna Enzo Falsetti. Le démarrage du camion Chevrolet éclaboussa le silence du matin. Le moteur hoqueta, mais finit par monter en régime. Gerflynt se laissa couler sur le siège. Enveloppée d’un vieux feutre marine elle noua un foulard de soie autour de son cou. Son regard encore ensommeillé en disait long. « Pourquoi si tôt ?
— Il faut se pointer avant l’aube. Nous avons des gars à prendre, répondit l’Italien.
— Je l’ai dit, je ne veux pas de protection… »
La mise en mouvement de ce débris récupéré d’un convoi Alliés tenait à chaque fois du miracle. Le bâché traversa le village à coups d’embrayages sonores. Malgré l’usure, cette mécanique burinée s’engagea dans une ascension de la route du littoral jusqu’au sommet d’une crête dont les versants hérissés de cheminées et d’arbres fuselés descendaient jusqu’à la mer. Au loin, la Méditerranée se faisait pudique, cachant ses mystères sous un manteau de brume blanche.
La môme appuya son front contre la fenêtre. La veille s’était prolongée sur un fond de dispute. Elle avait trop bu, trop fumé, trop encaissé les confidences déchirées d’Amanda. À peine avait-elle fermé l’œil dans le tonnerre de cris et de reproches que s’adressaient les époux, que Falsetti était venu la tirer du lit. « Il y a des choses que vous devez savoir… » grogna-t-il.
— Voilà que ça recommence. Écoutez, tout est de ma faute. J’aurais dû obéir à ma Révérende Mère, m’installer au couvent et… j’aurais dû me retenir de chuchoter en privé. Monsieur Falsetti, je sais à propos de cette femme… l’Hirondelle… »
L’Italien tourna la tête, les yeux écarquillés. « Elle s’est abaissé jusqu’à vous parler de ça ? Que vous a-t-elle dit exactement ?
— Mais peu de choses. Je sais que vous… vous avez…
— Elle vous a révélé son nom ?
— Mais j’aurais refusé qu’elle me le dise !
— Je vous interdit de fouiller dans cette histoire ! Vous m’entendez ? »
L’homme rata son embrayage, la mécanique hurla. L’allure intimidée de la môme servit de réponse. « Gerflynt ! Écoutez-moi. Il y a deux syndicats rivaux dans le port de Marseille. L’un d’eux est la CGT d’allégeance communiste. Les dockers que vous rencontrerez voudront savoir de quel côté vous êtes.
— Je ne suis du côté de personne… »
La môme toucha son front, elle aurait tout donné pour un lit. « Sottise. Que ferez-vous en cas d’affrontement ? Répondez ! Que ferez-vous ?
— Je leur dirai que je ne suis que de passage…
— Vous êtes Américaine. Ils sont communistes. Vous êtes une espionne.
— C’est ridicule…
Le plan Marshall, vous connaissez ?
— Ouais, le plan…, le « plan plan » et tous ces grands discours. Putain ! Laissez-moi dormir.
— L’Amérique nous fournit en matériel afin de contenir les Soviétiques.
— Monsieur Falsetti, inutile de vous mettre en rogne. Je n’ai pas besoin d’un cours de géopolitique à quatre heures du matin. »
L’Italien ne se laissa pas interrompre. « Mettez-vous bien cela dans le crâne… Les quais servent aussi au transbordement des armes à destination de l’Allemagne et de l’Indochine. Alors votre présence…
— Assez ! »
Falsetti se fit insistant. « L’an dernier, la situation est devenue critique. Il nous a fallu réprimer la grève générale, parce que la CGT était en voie d’étendre son pouvoir à tous les ports de France. Les troupes ont enfoncé les lignes. Nous avons dû recruter des briseurs de grèves, des sortis de prison, des dures capables d’intimider pour la cause… »
La môme se prit la tête à deux mains. « Quelle cause ? Enough ! I can’t stand this.
— Mais essayez de comprendre Bon Dieu !
— Comprendre quoi ? C’est partout pareil… La môme hurlait. Ses yeux devinrent humides.
— C’est faux ! Rien ne vous a préparé à ce qui se passe ici. Après les licenciements, nous avons ré-embauché massivement, mais sous un nouveau syndicat, celui-là sous notre contrôle. Ici, les boss, ce sont les Guérini. Cette famille Corse est maître de la ville. Ce sont d’anciens résistants, nous avons combattu ensemble. »
La môme jeta un air dégoûté vers Falsetti. « Alors vous êtes de connivence avec ce genre de criminels ? Aussi bien vous appeler double-triple faux-jeton… »
Falsetti se raidit. Le vacarme de la mécanique meubla le silence alors que le camion continuait bravement à dévorer le bitume. La môme fouilla sa poche à la recherche de ses allumettes mais sa main ramassa le télégramme de la veille chiffonné en boulette. « Des nouvelles de votre Mère ?
— D’Eleanor Sorensen. Cette salope devance mon retour d’un mois. Un peu plus et je croirais que vous êtes tous de connivence.
— Il ne vous reste que peu de temps, répondit Enzo.
— Cela ne vous regarde plus. Je trouverai bien un moyen d’accéder à mon entrepôt sans tuer qui que ce soit.
— Vous restez sous ma protection. »
Gerflynt ne répondit pas. Le véhicule militaire venait d’atteindre la zone des collines. Ici, les avenues goudronnées cédaient le pas à des chemins de terre. Le paysage urbain se transformait en une commune dévastée aux rues sinueuses comme les veines d’une tumeur. Dans les cahots et les heurts, la tête des occupants oscillait comme deux pendules synchronisées.
Quelques minutes encore et le bâché s’immobilisa.