Chapitre 39 – L’apprentissage
Décembre 1951
Petit quai de la Sargasse
1 169 mots
Le véhicule se perdit dans un imbroglio de rues étroites pour finalement s’immobiliser de travers dans une intersection. Falsetti dispersa ses hommes à coup d’injonctions. « Pfftt ! Aussi bien hurler ma position, » pensa Gerflynt, les bras écartés pour maintenir la bâche. Ses yeux clignèrent. La lumière du couchant éclaboussait les façades alignées serrées dans un étau de pierres et de briques sur trois à quatre étages. Des enseignes d’antiquaires, de vendeurs de salami et de brocantes en tout genre se bousculaient dans cette enfilade refermée sur un autre siècle.
Falsetti se saisit de Gerflynt et la malmena pour l’adosser au véhicule. Son geste du menton repoussa Amanda. Même en colère, cette femme pouvait culbutter dans la soumission sur l’ordre de son mari. « Ne refais plus jamais ça, tu comprends ? vociféra l’Italien pour la jeune femme.
— Ça va, je viens de recevoir le laïus. »
La môme sentit l’italien fouiller dans sa vareuse marine. L’homme fit tourner le baril du .38 qui résonna d’une vrille sans frottement. Chargé à bloc, l’arme retomba aussitôt dans la poche.
— Garde-le toujours sur toi, c’est un ordre. » La môme acquiesça, les yeux levés. « Il y a des circonstances où je ne pourrais pas te protéger…
— Viens-en au fait Enzo…
— Les plans ont changé. Ta révérende mère a télégraphié l’ordre de revenir d’urgence. Nous sommes dans le piège de Loïc Sorensen.
— Pfftt… Comment pouvez-vous tout savoir ? Que se passe-t-il vraiment ?
— Sorensen s’est envolé de Cuba il y a quarante-huit heures. Son hydravion en prend soixante pour traverser. Avec de la chance nous t’aurons évacué avant son arrivée.
— Dites à ma Mère que je suis occupée et que je reviendrai au couvent par mes propres moyens.
— Il n’en est pas question ! Tu présentes tes excuses aux Guérini et tu pars en Italie sous la tutelle directe d’Amanda. Je vous rejoindrai après l’envoi des meubles. Officiellement, nous ne sommes au courant de rien. Il est hors de question que nous contractions des dettes.
— Une tutelle ? Je ferai appel à un avocat pour enlèvement.
L’homme la saisit par le collet, son haleine respirait le souffre.
— Une étrangère de moins de vingt-et-un ans, non mariée, n’a aucun droit nulle part. On te rira à la figure, d’autant plus que les documents de ta Communauté me donnent tous les pouvoirs. Tu obéis.
Dans ce registre, la môme avait survécu à pire.
— Que se passe-t-il Enzo ? Pourquoi suivre les ordres d’une nonne américaine ? Cette attitude de pantin ne te ressemble pas. Cette partie de toi, je ne peux pas la sentir…
Gerflynt tourna un regard coupable vers Amanda, mais elle se figea. À distance, un homme au teint pâle vêtu d’un imperméable beige la fixait du regard. L’enseigne au-dessus de sa tête indiquait : “Salomon l’Antiquaire”. « Il faut que je fasse une course… dit-elle.
— Marseille n’est pas New York. Est-ce que tu comprends Gerflynt ? répondit Falsetti qui ne la laissa pas se dégager.
— C’est au contraire partout pareil. Les hommes contrôlent les femmes comme des gamins désespérés à l’idée de perdre leur mère…
L’Italien raffermit son emprise sur le col. Son odeur de la journée emplissait l’air. « J’ai connu une sotte dans ton genre…
— L’Hirondelle c’est de l’histoire ancienne. Ça ne me concerne pas.
L’homme se troubla, ses lèvres se rapprochèrent dangereusement.
Amanda s’engouffra entre les deux. « Allons les tourtereaux ! Il se trouve qu’on a rendez-vous. » La femme tira la manche de sa vareuse et chargea la môme de transporter une petite malle couleur rose. « Putain ! Vous allez tous me foutre la paix ! » La môme protesta, le visage rouge de colère.
Falsetti les escorta en parallèle sur l’autre trottoir. Une bosse sur son manteau laissa deviner l’empreinte du .45. Le Colonel maquisard fit un signe et ses hommes fermèrent la rue dans les deux sens.
De l’autre côté du trottoir, la bousculade contrôlée se poursuivit sur une cinquantaine de mètres jusqu’à ce qu’Amanda pousse Gerflynt dans un commerce. La clochette de la porte tinta et déclencha une chorégraphie apparemment mise au point pour la réception. Une employée retourna l’affiche sur « Fermé ». Une autre descendit le store alors qu’une troisième verrouilla à clé.
La môme se retrouva complètement désarçonné par l’odeur de lavande. Il y avait des lavabos, des miroirs partout, l’endroit était un salon de coiffure pour soubrettes. La patronne, une femme à la poitrine immense, drapée dans une robe fleurie, ouvrit les bras en exultant à la vue d’Amanda. L’italienne balafrée lui rendit la pareille. « Gina mia! Ti sto portando il diavoletto. Avrai molto da fare. [Ma Gina chérie ! Je t’amène le petit diable. Il y aura beaucoup à faire.]
Comme tous les habitants de Brooklyn, la môme avait quelques bases d’Italien, à condition que ce soit simple et prononcé lentement. « Fammi uscire ! L’ultimo che mi ha incipriato come una puttana se ne è pentito… [Laissez-moi sortir ! Le dernier qui m’a poudré comme une garce l’a regretté… ] » La môme pivota et tira sur la poignée, mais rien ne bougea. Le sentiment d’être à nouveau encoffrée lui fit sentir l’ombre de Jesse Stewart sur son épaule. La jeune américaine se retourna le dos à la porte la main en panique à la recherche de son Colt. Trop tard, le plat de macaroni au grand complet venait de fondre sur elle. Les coiffeuses et les manucures l’emmenèrent de force dans une salle d’habillage où elles se saisirent de ses fringues sous une volée d’instructions crachées par l’immense patronne. Le flux de paroles sémillant de ces femmes se mélangea à leurs parfums sur fond de fixatif et de joyeuses bonhommies. Des femmes se passèrent une bouteille de whisky alors d’autres lui tirèrent les tifs dans les cris d’horreur. On lui pinça la joue, Oh ! La bambina ! Son chemisier, sa jupe, ses soutifs tombèrent au plancher comme les hardes d’une damnée qui part au bûcher. Le pli de son abdomen provoqua une avalanche de rires, noyée dans des salves de monologues admiratifs. Dans ces épanchements à la Verdi, la troupe de femmes l’accompagna complètement nue dans une farandole à la délicatesse infinie où on lui passa un peignoir pour finalement lui encastrer le cul dans la chaise face à l’évier.
La môme resta figée, la bouche entrouverte. Salomon l’Antiquaire se trouvait si près, mais qu’importe, l’urgence commandait de faire face à l’assaut final.
Et alors le temps se figea dans un silence absolu. La nuée de visages s’attroupa dans le champ du miroir, les brosses brandies comme des lances. Devant ces regards professionnels, ces hochements de tête, ces susurrements techniques, Gerflynt chercha son putain de Colt, mais elle capitula au constat de la distance qui la séparait de son manteau-guenille accroché au mur.
Tendue comme une corde de piano, on la vit bouger les lèvres au murmure d’une prière. Sa chaise bascula. « Ta maman va te trouver si belle ! » lança une coiffeuse. Le jet du robinet la gifla. Le visage de la gamine alla se perdre dans une rivière d’eau savonneuse. C’était tant mieux, car personne ne vit qu’elle chialait.