Le Corps – Partie 15

Le Corps – Partie 15 

Acte 2 – Bloc 5 – Beat 15 – Conséquences du rebond de l’intrigue

1 076 mots

    Sur la plaine en contrebas, l’armée de griffons s’accumulait. Un Albörg en tenue de général haranguait ses troupes du haut d’une tour de bois tirée par d’étranges bêtes, mi-hommes, mi-boeufs. À ses côtés, le porte étendard agitait une toile grossière montrant des serpents entrelacés autour d’un trident aux motifs de crochets et d’éperons. Nous en étions déjà à nos derniers chargeurs. Diesël alimentait le mortier à un rythme soutenu, son torse dégoulinant de sueur. « Y’aura bientôt plus de grenades, » lança Andaël à travers le bruit assourdissant du canon. Les diables s’effondraient par centaines, mais ils continuaient d’avancer. La fin approchait.

    « Grimmins ! Faites quelque chose ! » criai-je. Sous la salve de ma M16, un détachement de griffons montant à l’assaut de notre dune s’effondra comme une rangée de domino.

    Mary Grimmins sortit de sa torpeur et vint me rejoindre au sommet de la dune, Skylar peinant à grimper le boulet dans sa foulée. Le mulet pointa l’horizon. « Regardez ! C’est la demeure de l’Ange noir, » me dit-elle. 

    La vue valait bien quelques efforts. Tel un monstre de pudeur qui ne se dévoile qu’entre deux nuées d’acide sulfurique, un piton rocheux se dressait au milieu des magmas de la Géhenne, fleuve mythique d’où s’écoulait les laves venues des profondeurs de la terre. Le désordre des habitations entassées sur le rocher débordait de son enceinte dans un fouillis d’improvisation chaotique. Le château au sommet de ce promontoire se terminait par des structures de fer, une centaine de flèches noires alignées pour former une pointe. Leur aspect mince et leur contour écorché leur donnaient l’allure de couteaux prêts à déchiqueter jusqu’à la fibre du désir de vivre. « Comment vous êtes-vous évadé ?

— Après mon admission aux enfers, j’ai demandé des preuves de la libération de Skylar. »

    L’angelot posa le boulet en soufflant d’épuisement, ce qui força la reine Grimmins à s’accroupir à mes côtés. « Me renvoyer au Bas-Ciel pour un bref moment nécessita de me transformer en créature vivante.

— En mulet ?

— Il m’a imprégnée de son fluide d’ange pour ensuite me jeter à un démon. Les deux fœtus en moi ont formé une chimère qui m’a dévorée de l’intérieur pour recréer mon corps et lui donner des propriétés étranges, mais sommes toutes limitées. Je suis sortie de l’urne utérine après dix ans dans un corps de fillette. Je ne devais “qu’être” m’avait-il dit avant de me jeter dans un mauvais quartier de Salem. »

     La cruauté de l’Ange noir s’exprimait dans toute sa splendeur. « Skylar avait bel et bien été relâché. Elle me trouva alors qu’elle faisait le trottoir dans une rue de Salem, pour me confier aux moines du Monastère de Bruya. J’appris plus tard qu’elle avait payé mon éducation à même ses gages. »

     La ligne des griffons s’approchait malgré notre feu soutenu. J’en abattis une douzaine qui se projetaient vers nous armés de pieux. Une grenade acheva le reste du contingent. « Je ne comprends pas, dis-je. Comment une damnée a-t-elle pu revenir sur terre ? »

     Skylar se redressa, l’air offensé. « Je ne voulais pas sortir d’ici, surtout pas affublée d’ailes angéliques ! dit-elle. De mon vivant, j’étais la honte de ma famille. Je souhaite seulement être oubliée. J’en veux à cette femme et à sa commisération ! Sa venue m’a condamnée à me pavaner chez les parangons de vertu dans votre genre. Je vis dans le Bas-Ciel avec la hantise d’être reconnue. L’Ange noir en a joui un coup quand il m’a botté le cul hors des enfers. 

— Vous connaissez la route pour remonter alors !

— Pfftt ! Des routes entre la terre et l’enfer y’a que ça ! J’ai pris par le purgatoire jusqu’à la porte de Salem.

— Quelle est votre mission ? Corrompre les esprits humains ? 

— Je suis chargée de protéger Madame. Gare à moi si elle meurt avant la fin de sa vie naturelle. 

— Mais le Bureau d’Investigation Angélique ne vous a-t-il pas repéré ?

— Les damnés sont tolérés à condition d’être chaperonnés par le maître du purgatoire. Le Thérianthrope Sanguinaire, comme il aime à se faire appeler, nous emploie pour encager les âmes et entretenir la mécanique des voies vers les enfers. J’étais été affectée au bordel qu’il exploite à Salem. L’endroit lui permet de corrompre quelques âmes, question de balancer ses fins de mois quand des âmes s’échappent du purgatoire. C’est là que j’ai rencontré vos Séraphins, des réguliers qui payaient bien et qui me protégeaient contre les types violents. Le Sanguinaire en est venu à les prendre comme videurs. »

     Je palpai la présence de mon .45. Je disposais encore de quelques grenades à ma ceinture. Le temps filait, notre situation était désespérée. Sur la plaine le nombre de dépenaillés continuait d’augmenter. L’Albörg fit sonner une nouvelle charge qui se détacha sans conviction pour gravir la dune.

    Je me baissai pour saisir un nouveau chargeur mais au moment de me relever je trouvai Skylar, les sourcils froncés, le regard durci, son Glock rose tendu dans ma direction. 

   Elle me tira dessus à bout portant. 

   La balle siffla à mon oreille et heurta une harpie en pleine lancée. La bête hurlante culbuta par-dessus mon épaule, gueule ouverte, griffes sorties, pour s’écraser dans un jet de sang en contrebas. 

   L’angelot damné venait de me sauver la vie. 

   Sous mon regard, elle baissa tout simplement la tête, toujours avec cet air de tristesse désespérée. Celle-là ne cherchait pas la rédemption. Elle assumait simplement son éternelle rébellion, son incapacité à se conformer aux règles. Sans doute avait-elle été élevée par un père autoritaire, un type dans mon genre qui l’avait détruite dans sa construction de jeune femme à la recherche d’une approbation qui ne vint jamais.

   En soi, elle était elle-même une sainte, mais de telles paroles l’auraient fait crever de dégoût. Je compris que Skylar était l’Ange de l’humilité. Elle était à ce titre, totalement incapable de se montrer admirable. 

    Je voulus lui demander combien d’années elle avait fait aux enfers, mais je fus interrompu par l’appel général des cors. Des milliers de furies aux cheveux noirs sortaient de leurs niches installées dans les couteaux de fer du château. Les bêtes sauvages à l’aspect féminin battaient les brumes de leurs ailes de chauve-souris pour se jeter en nuées tournoyantes dans une ronde alimentée par la pure folie. Cette vague de plusieurs milliers de corps aux couleurs de flammes se divisa en deux ombres dont une d’elles obliqua dans notre direction. Je vérifiai mon arme et regardai les Séraphins. La caisse de munition était vide.

    Nous allions être néantisés.

    Ma dernière pensée fut pour l’esprit du Corps qui agonisait seule et abandonnée.