Le Corps – Partie 17c

4 mins

Le Corps – Partie 17c

Acte 2 – Bloc 6 – Beat 17

1028 mots 

     Je me relevai, incrédule. Le battant de la porte venait de se refermer. Mon arrivée s’était fondue dans le bruit d’une fête tapageuse. Le Lieutenant en charge du bataillon s’approcha, l’air goguenard. « Colonel de la Forge ! Quelle entrée ! Nous voilà tous au vrai paradis ! » 

    Je reconnus l’officier Terrence Olson, commandant du périmètre de Danang au Vietnam, là où le platoon des Zéphyrins avaient crevé. Son lapsus ne sembla pas conscient. « Notre hôtesse souhaite vous rencontrer ! » dit-il. La femme à ses côtés tendit une main suspendue à un poignet délicat. Je fus surpris de sentir une nature angélique.

     « Grand Sylvanium ! Sa magnificence visite l’endroit où elle se dissolvera dans l’éternité, » siffla-t-elle. Je la regardai avec surprise, ce genre de tirade ressemblait à une menace. Mais elle en rajouta. « C’est l’éternelle cohorte des éminences, tous aussi incapables les uns que les autres. » 

    Cette femme splendide aux paroles hermétiques honorait un leggings moulant interrompu dans la montée de son galbe par un ceinturon en oblique. Un fouet enroulé battait son fessier. Le bustier d’un bleu saphir offrait des coques moulées en mains de flammes qui caressaient le contour des seins sans les cacher. La créature s’avança et pivota pour terminer une giration pendue à mon cou. Dans la foulée, elle tendit un bras pour repêcher une coupe sur un plateau de passage. « De l’Absynthöol pétillante aux épices d’Avalon, comme vous l’aimez, » murmura-t-elle, en me l’offrant. 

     Je vis trop tard son serre-tête de couleur ébène. L’öol brûlait mes viscères, nous étions enlacés, nos bas-ventres se touchaient, ce n’était pas bon. Je me sentis partir dans un tunnel, je levai les yeux pour demeurer dans la réalité.

     Les quelque cinquante soldats du bataillon célébraient dans l’allégresse, jouissant de la présence des harpies de confort qui dansaient nues à leur table alors que d’autres les couvraient d’attention. L’alboozöol servi à volonté à partir d’un bar au centre de l’écurie faisait son travail de sape. Certains trinquaient bruyamment en chantant des rengaines de l’armée, d’autres comme les Séraphins, sirotaient leur boisson, tranquilles dans un coin. La congestion près des stalles converties en chambrettes me ramena à l’image d’un bordel de Saigon. 

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    Ellaël crocheta une jambe autour de mes hanches et m’offrît son haleine. « Croyez-vous à la liberté pour tous, Grand Sylvanium ? demanda-t-elle. Son corps contre le mien était chaud, musclé tout en longueur.

— Oui, mais … » 

    Je déglutis, je n’en pouvais plus. « Ainsi, au nom de cette liberté, l’envoi d’innocents aux enfers et la libération des damnés vous paraissent acceptables…

— Ce n’est pas ce que j’ai dit.

— Mais, vous admettez certainement qu’une liberté accordée à tous, est également accordée aux puissants. Tout comme les dictateurs de chaudrons, les grands propriétaires d’Eden ont alors les coudées franches pour faire ce qu’ils veulent, ce qui incluent de s’échanger du personnel.

     Ellaël me libéra de son étreinte. Nous fîmes quelques pas de danse. Je naviguais dans ses paroles à demi-conscient, saoulé aux effluves tourbillonnantes de son parfum.

— Je crois au droit et à la justice, répondis-je. Je me sentis stupide.

     La femme effleura mes lèvres d’une caresse douce comme la soie, ça n’arrêtait pas. Ses mains fouillaient ma chevelure. Le souffle de sa voie s’introduisait comme un serpent dans ma tête. Je sentis la sueur perler sur mon front.

— …Et l’égalité des êtres ? 

— Toutes les âmes sont égales, au départ.

— Ah ! Vous croyez ? »

     Ellaël rejeta sa tête en arrière dans un éclat de rire. « Et pourtant la vie vous prouve le contraire à tous les jours ! »

    La musique céda à un air de percussions dans les basses. L’éclairage se tamisa pour ne laisser voir que les Valkyries aux corps bardés de cuir. Juchées sur des podiums au-dessus des stalles, leurs ombres étirées se déhanchaient sur un fond de pierre. Ellaël m’offrit de la retenir par la taille alors qu’elle arquait le dos pour balayer l’air de sa chevelure lâche. Je fis un ultime effort pour évaluer notre position. Nous n’étions pas maître des hauteurs. L’attelage que portaient les Valkyries dissimulait des couteaux sanglés aux cuisses alors que nos armes gisaient abandonnées pêle-mêle. Le plancher nous était défavorable : deux harpies pour chaque soldat, des ogives trop basses pour un envol en échappé, sans compter la dizaine de furies encagées, suspendues comme des luminaires au bout de leurs chaînes. L’une d’elles se raidit en rugissant de haine. Cette cave était notre tombeau. 

    Ellaël fouetta mon visage de sa chevelure, plutôt dire une étrange toison de laine. Son regard hypnotique me fixait, scintillant d’une pupille fauve. Quelque chose vacillait en moi. « Magnez-vous le cul ! Intégrez les griffons au système de justice, dit-elle.

— Jamais ! Libérer ces ordures, c’est supprimer l’ordre au profit de l’anarchie.

— L’enfer et le Bas-Ciel ont été les pôles de ces tensions trop longtemps. Soyons pragmatiques, toutes les créatures peuvent être utiles. 

— Pas les griffons ! Ces damnés dégénérés se vendent pour obtenir le droit de torturer leurs semblables.

— Conneries ! N’est-ce pas ce que vous faites tous au quotidien ? »

     Ellaël sembla avoir un malaise, mais elle poursuivit. « Leur besoin d’anarchie est naturel, alors que les gratifiés angéliques se vautrent dans les tables de loi coulées à même les laves de leurs privilèges. La léthargie guette les cieux. »

     L’heure n’était pas à ce genre de discussions. Pour tout dire, j’en avais marre, l’effet de la drogue commençait à se dissiper. « Je ne suis pas à vendre. Dites à l’Ange noir… »

     Ellaël rompit mon étreinte, son visage empreint de déception. Ses jambes fuselées parcourues de cuir se terminaient par des pieds pointés en talons de douze. Il m’apparut que seule la longueur de ses chevilles défaisait l’harmonie parfaite de ce corps. Elle tira son fouet, les traits durs comme l’obsidienne. 

— L’Ange noir n’est qu’une outre de pue ! Un amateur qui divise en attisant la haine. 

— Alors de qui êtes-vous à la solde ? »

     Le visage rempli de fureur, l’ange déchu claqua son fouet avec la force du tonnerre. Les furies excitées par ce signal rugirent alors que l’acier des cages sonnait au massacre. Ellaël hurla des paroles que je n’oublierai jamais. « Vous êtes avec nous ou contre nous. »

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Note : 16a ->16b->16c->17a->17b->17c->18a->18b->18c

 

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2 Commentaires
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P. Maryse
2 années il y a

Une scène qui rappelle le piège imaginé par Ulysse avec le cheval de Troie dans l’Iliade. O. saura t il se sortir de ce traquenard érotique ? Et l’Ange Noir aurait de la concurrence ? Hum hum…

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