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I
1.4. Syllhana
« Garde une assise dans les ombres si tu souhaites surprendre l’ennemi. »
I
Khordull, la dépravée…
La douceur d’un jour ensoleillé n’empêcha guère une légère froideur matinale dans la forêt de Kornlir. Et il en figura de même pour le chemin qui menait à Khordull. D’ailleurs, il en gardait encore un aspect boueux au flux des cavaliers de passages qui s’y aventuraient. Khordull… Là, où bon nombre, à la recherche de plaisirs particuliers, y prenaient logis pour quelque temps. Un temps à l’oubli…
Mais, Khordull demeurait un village aux maisonnées disparates, accolées les unes aux autres, dans un étrange enchevêtrement longitudinal. L’endroit se reconnaissait par ses édifices de rondins en bois, bâtiments en Chêne-Noir, qui s’échelonnaient sur une large sente interminable. Tant et si bien qu’une lieue s’étalait du nord au sud… Et elle se divisait elle-même en un seul et unique croisement. Une route terreuse qui se situait en contrebas. Proche du talus surplombé de la grande bâtisse principale. Bref, ce lieu-dit s’érigeait ainsi sur le flanc d’une petite colline, d’une face, camuse jusqu’en son sommet. Et chaque maisonnée s’identifiait par ses toitures recouvertes de longs bastings en bois de Chêne-Noir, teintées de rouge vermillon… Des tons qui assombrissaient celles-ci et les affublaient d’une apparence trapue. En vérité, Khordull se composait pourtant de deux autres ruelles, étroites, obscures et boueuses… D’authentiques coupe-gorge évités de jour comme de nuit. Surtout si vous y songiez à profiter d’une bien triste promenade solitaire… Car cette bourgade regorgeait de laissés pour compte… des parias désireux de se faire oublier de certains. Elle accueillait de même les guerriers disposés à exécuter la moindre besogne au son de quelques pièces d’argent bien sonnantes. Des contrats d’assassins à la réputation aussi vile que l’infamie elle-même. Puisque Khordull n’était autre que le domaine des exclus et le royaume des filles du plaisir.
Sinon, en son cœur, de multiples tavernes pullulaient çà et là…, mais une seule exhibait l’effigie d’une hache rouge peinte sur une planche de bois qui trônait en surplomb de son entrée. Là, en cet endroit, où quelques individus braillards sortirent radieux du moment qu’ils passèrent en son sein. Et ce fut vers cette bâtisse de débauche à outrance qu’un cavalier chemina. L’homme apparut dès son arrivée sur le sentier qui émanait de Kornlir. Vêtu de cuir léger des pieds à la tête, il arborait une peau d’ours découpée et fixée égale à une pelisse qui recouvrirait ses épaules. Et son allure s’avérait nonchalante, posée. Car le voici, la bride retenue d’une main éthérée, tandis qu’il apposait l’autre au niveau de la taille. Un guerrier altier, peut-être même un peu trop… Tel un coq de basse-cour en pavane. Pour sûr, il montrait un visage, bourru, et son regard se révéla froid comme la boue glacée. Surtout avec sa chevelure, aux tons roux flamboyant, garnie de nattes étirées et qui se maintenaient vers l’arrière à l’aide d’un cordage aux lanières de cuir bien serrées. Une bonne carrure, solide corpulence. Mais un facies peu avantagé…
Il se remarqua dès son arrivée à la porte sud de Khordull, alors qu’il observait une estrapade en chêne, ornée d’une bannière noire et cerclée d’un liseré d’argent. Son attention demeura sur cette potence qui servait au supplice et trônait en avertissement, sans avis ou placards en bois qui notifieraient les semonces d’une quelconque autorité… Là ; juste en abord de la bourgade. Et croyez-le bien que cela suffît largement en ces lieux. Car tout un chacun savait avec pertinence les risques au non-respect des décrets émis à Khordull. Pourtant, l’homme, goguenard, en sourit au passage sur cette unique route qui en offrait l’accès. Toutefois, son regard s’orienta bien vite, telle une girouette qui figure sur les grands navires Dreki des terres du Grand-Nord. Comme il visualisa, prudent et épieur sans vergogne des faits et gestes de quelques-uns…, ceux-là mêmes qui le dévisagèrent dès son émergence de la forêt. Sitôt, il leur réaffirma un rictus moqueur et s’assura plus encore dans sa posture insolente face aux attentions démultipliées. Puis, il ralentit un instant. Il scruta plus longuement vers la droite, au loin. Et il observa une imposante bâtisse de bois. Celle qui arborait une toile flottante en maintien d’un mât érigé vers le ciel. Car l’objet se situait sur une rotonde cerclée de pierres. Ainsi, il contempla l’emblème représentatif d’une dague d’argent inversée sur fond noir…, identique à ceux des bannières qui trônaient un peu partout dans la bourgade.
– Gunnar…, maugréa le cavalier avec mépris, d’un crachat malsain au sol, non loin et sous l’une des effigies à la dague inversée.
De fait, il rejetait le symbole dont Gunnar Smirtssen se gratifia au même titre que celui de seigneur de Khordull. Gunnar… L’un des anciens Guerriers, qui survécut en tant que bandit, par force de chose. Néanmoins, à cette époque, il parvint à s’établir en ces lieux, et au fil du temps, il dirigea la ville… aujourd’hui encore d’ailleurs. Tout un chacun connait Gunnar, sa valeur au combat et la sincérité de sa parole donnée. Mais tout autant, son pouvoir autoritaire et sa régence d’une poigne de fer ! D’un autre côté, depuis bon nombre d’années maintenant, son nom acquit énormément d’importance. Tant et si bien, que le Roi Brand, grand monarque des Terres-du-Sud, lui en accorda le titre de seigneur de province. Et Gunnar rejoignit ainsi le rang très fermé des hommes d’influence… Et surtout, il devint un allié du Roi. Céans, il régnait impunément avec le droit de vie et de mort sur toute âme qui s’aventurerait sur les terres de sa bourgade et qui se refuserait surtout à son obéissance. Car, en vérité, les seuls contestataires gisent encore non loin de l’estrapade, ensevelis sous une planchette de bois où nulle épitaphe ne figure en garniture. Juste la mention d’un nom… déjà omis de tous.
Et pourtant, notre cavalier, songeur vers la grande bâtisse, en soupira brièvement d’un rictus léger et la lippe moqueuse. Puis, il redirigea son regard vers la taverne, celle à l’effigie écarlate. Un lieu qui parut l’intéresser bien plus que la demeure d’un seigneur. Ainsi, il s’approcha de l’auberge de la Hache-Rouge. Et il démonta avec nonchalance, son attention orientée vers l’arrière de l’édifice, où il visionna également les alentours. Mais, au demeurant, il resta sur ses gardes, la main sur le pommeau de son arme et le regard plissé vers la petite ruelle assombrie. Méfiant, il avança de quelques pas… Et bien vite, il entrevit un pailler qui se trouvait en retrait. Là, juste en bout de passage, afin d’accueillir les montures des voyageurs.
Survint le jeunot qui surgit de la grange esseulée. D’ailleurs, il se présenta au-devant de l’étranger avec enthousiasme. Le voici vêtu d’une culotte et d’une chemise de lin aux couleurs du chanvre en apparence :
– Deux sous, pour la nourriture… Et une pièce d’argent pour son logis d’une nuit, annonça-t-il en tendant une paume de main ferme, son attention vers la monture de l’inconnu, tandis que ce dernier en sourit légèrement.
Et le cavalier puisa dans la bourse qu’il sortit de sa ceinture, bien sonnante… Puis, il versa cinq sous au pailler :
– Ceci devrait suffire pour mon temps, précisa-t-il, son menton dressé. Prends-en soin, affirma-t-il.
– Comme à l’habitude, rétorqua le garçon d’écurie, d’un regard austère à la réplique.
Sitôt, le guerrier s’en amusa, alors que sans autres mots, le jeunot vérifia une seconde fois ses pièces de son pouce, exultant brièvement avant d’emmener l’animal vers les box. L’inconnu, quant à lui, maintint la main sur le pommeau de son épée. L’arme se trouvait encore au fourreau… Longiligne et évasée. Et comme par réflexe, l’homme fit crisser légèrement le cuir qui cerclait la poignée de son épée, d’une main qu’il frotta, bien serrée… à la limite de la crispation. D’ailleurs, l’on remarquait aisément la beauté de celle-ci. Car l’objet s’ornait d’une effigie en argent, une tête d’ours, en vérité. Une lame, dont même les quillons en étaient développés et sculptés dans le riche métal. Bref, un bijou d’orfèvrerie ! Mais en ce qui concerne le guerrier, hé bien, il garda le front plissé, songeur et pensif. Puis, tandis qu’il se dirigeait vers l’entrée de la taverne, nonchalant, il se laissa aller à une lippe joyeuse. Une chose qui se constata plus singulièrement en outre, s’en trouva la cicatrice qui lui balafrait la joue gauche jusqu’au bas du menton. Surtout, lorsque son visage se distingua plus nettement sous la clarté qui émergeait de la rue principale. D’ailleurs, elle apparaissait blanchâtre, et creusée, au même degré qu’une fissure… Une strie qui se fraierait un chemin sinueux au travers du roc. Un faciès peu avantagé, comme déjà dit. Mais en l’instant, l’homme se montra amusé… et heureux d’apercevoir un destrier au crin aussi sombre que la nuit. Il le vit, là, qui patientait, attaché aux longs madriers en chêne qui soutenait le balcon de la bâtisse. Pour sûr, c’était une monture de toute beauté, à la robe luisante comme le métal et à la prestance évidente. Et cela parut divertir l’inconnu :
– Il ne s’était pas trompé, le bougre, marmonna-t-il avec gaieté, au moment où il passa une main lente sur l’encolure du cheval. Alors toi… mon tout beau, tu me rapporteras une bonne vingtaine de pièces d’argent, annonça-t-il tandis que l’animal émit un renâclement bref.
Calme, souriant, l’individu fit un pas de côté, le regard vers l’entrée de l’auberge de la Hache Rouge. Et il avança, et pénétra dans l’établissement, posé, tandis qu’en l’intérieur, un brouhaha d’éclats de paroles qui se mêlait aux rires prononcés retentit tout à coup. Car la salle abondait au moins en une quinzaine de personnes, braillant toutes autant les unes que les autres. Et un bon nombre de guerriers s’enivraient et s’octroyaient la récréation d’un baiser…, le toucher d’une épaule dénudée ou d’un sein dévoilé volontairement par les filles de plaisir. D’ailleurs, l’endroit était prévu à cet effet, sans la moindre retenue exigée… pourtant, l’un d’entre eux se montra plus enclin à la discrétion. Un personnage assis en bout de bâtisse, qui s’attablait dans l’obscurité et demeurait à l’écart de chacun…, isolé. Car, il se maintenait en retrait, aussi sombre que l’ombre qui l’enveloppait en ce coin reclus de la pièce.
Et face à lui, trônait un pichet, posé sur la table, juste au côté d’une écuelle qui ne laissait que vide et fond de jus de viande. Ainsi, cette silhouette sembla la seule à vraiment intéresser notre homme lorsqu’il entra. D’ailleurs, ce dernier fronça le regard dans sa direction, avant de se diriger tranquillement vers le comptoir. Et personne ne parut prêter une quelconque attention envers lui. Car chacun maintenait sa place, près de l’une ou l’autre table en chêne. Chacun s’y détendait comme il l’entendait… Une clientèle habituelle pour cet endroit au décor, simple, au sol recouvert de son plancher grisâtre et poussiéreux. La salle possédait un éclairage sépulcral, celui causé par l’âtre, renfermé de pierre, en milieu des lieux. Et un escalier épais se trouvait non loin de l’entrée… avec des marches qui bruissent d’un craquèlement sous les pas. Tandis que cela menait à l’étage où y émanait un va-et-vient d’hommes en compagnie de femmes à la petite vertu. Et le guerrier ne s’en intéressa pas plus… obnubilé par la silhouette assise au fond de la pièce. Sitôt arrivé au comptoir, il déposa une pièce d’argent sur le bois sombre et s’adressa au tavernier :
– Sers-moi donc un bock de bière, demanda-t-il, accoudé sur le comptoir.
Cependant, il gardait constamment un regard dérobé vers le personnage attablé dans l’obscurité, jusqu’à s’en tortiller la nuque par-dessus son épaule. À vrai dire, il affichait continuellement ce sourire, et demeurait sérieux dans son attitude. Tandis qu’il s’octroyait une gorgée de sa boisson fraiche, le tavernier remarqua ses agissements :
– Nous n’aimons guère les ennuis, lança-t-il, son regard froncé. Et cela… tu le sais !
– N’aie crainte ! Je viens ici à la demande du Patricien, déclara-t-il avec entrain, tandis que le tavernier se redressa, intrigué, d’un regard qu’il dévia vers le personnage assis dans l’ombre.
– Alors, je suppose qu’il t’aura fourni une bonne bourse d’argent, clarifia-t-il, la lippe moqueuse. Mais… laisse-moi donc t’offrir un conseil, précisa-t-il en se penchant légèrement vers le guerrier. Crois-moi, il s’avère gratuit et… je dirais qu’il s’en trouve plutôt avisé. Le voici : reprends ta route, garde quelques pièces, de cette bourse octroyée, en compensation de ton voyage. Et ensuite, rends le reste au Patricien avec regrets d’une besogne que tu ne saurais guère remplir… Car, mon ami, sache que sur ces terres, il vit des ombres que l’on ne peut vaincre ! assura-t-il d’un haussement des sourcils.
– Hé bien ! En voilà un tout beau, de conseil. Mais il ne me concerne point ! Mon ami ! ironisa-t-il. Mais pour affirmation, en effet… La bourse fournie s’en trouve gracieusement chargée. Assez pour me déterminer, en vérité, rétorqua-t-il. Et… je te remercie de tes paroles, tavernier. Toutefois, tu n’es pas moi ! précisa-t-il avant de vider son bock d’un seul trait et de le déposer sèchement sur le comptoir, d’un regard observateur vers l’obscurité.
Et l’homme se frotta la bouche d’un geste rapide du revers de la main… avant de s’essuyer à la diable contre son pourpoint de cuir. Sitôt, il éructa, de manière succincte, et il se plaça de côté, son coude appuyé au comptoir. Car il désirait vivement que chacun puisse le discerner avec aisance, fier, souriant d’un air plutôt moqueur, et railleur à souhait… Bref, aussi impatient d’attirer l’attention qu’un roitelet devant sa cour. Et il laissa ses paroles résonner :
– Je viens ici pour toi ! affirma-t-il, d’une voix sèche et soutenue, tandis qu’il se dressa et se décala vers le centre de la salle.
Et le voilà… à déambuler au mitan des lieux, quand le silence devint roi tout à coup. Car les regards se rivèrent sur lui… et ils s’orientèrent bien vite en direction du sombre recoin de la pièce, lorsqu’ils comprirent les intentions du guerrier. Sitôt après, quelques-uns se levèrent et s’éloignèrent ou s’écartèrent, sans réelle précipitation. D’autres n’hésitèrent point…, ils bougèrent tables et chaises afin d’y laisser la jouissance d’une place vide. Et étrangement, les paroles disparurent également, ainsi que le brouhaha habituel. Puisque l’écho brutal d’une quiétude devint assourdissant. Certaines figures se figèrent. Surtout, ils se présentèrent interrogatifs vers le personnage encore attablé, taciturne et dissimulé dans la pénombre. Et la plupart des visages se marquèrent d’une impatience, tandis que les sourires germèrent sur ceux des filles de plaisir. Et de son côté, le guerrier, lui… Hé bien, il saisit lentement la poignée de son épée et dans une tonalité douce, métallique, il la sortit de l’étui afin de la brandir vers les ombres. Car le voici qu’il se désigna inquisiteur de ce qui l’intéressait :
– M’obligeras-tu à me répéter ? demanda-t-il, la lippe amusée.
– Je n’ai nul besoin d’un second récital, Chasseur ! Mais je te le dis : reporte ton épée au fourreau, résonna une voix féminine.
Sitôt après ses propos, le personnage, dérobé dans l’obscurité, se pencha légèrement plus avant. Et ses paroles tintèrent comme le métal d’une arme que l’on brandit au soleil :
– … De toute évidence, celle-ci a dû couter en vies, chasseur. Car sa complexité ne peut provenir que d’un seul endroit, aux forges de Thyrrim. Qui se trouve être également la ville où siège la Caste de ta Guilde, annonça le personnage.
Et le voici plus facile à discerner, lorsqu’il arbora les traits de son visage hors de la noirceur. Les caractéristiques de ceux d’une femme à la crinière aussi ténébreuse que la nuit :
– … certes, une telle épée prouve ta valeur aux yeux de tous, assura-t-elle. Puisqu’elle n’est gagée qu’à l’élite de votre Guilde. Néanmoins, cela ne m’empêchera guère de t’en priver… ainsi même que je t’ôterai la tête si tu perdures dans tes idées, Chasseur, précisa-t-elle avec insistance dans la nuance de sa voix. Et sache que me concernant, je ne me répéterai en aucune manière. Car cela en sera mon unique semonce…, du moins, si tu tiens encore à vivre jusqu’au petit matin, Chasseur.
Une femme guerrière… qui possédait un regard aux tons enjolivés du ciel, et sa chevelure s’en trouvait longue, attachée et tressée d’un seul côté. Ainsi, sa crinière flânait jusqu’au niveau de ses épaules. Et… sans précipitation, elle se leva et s’avança d’un pas vers la clarté tandis que l’homme fit de même afin de la discerner mieux. Mais il perdura dans ses menaces :
– Songerais-tu à me commander…, ou peut-être à m’impressionner, femme ? demanda celui-ci avec condescendance.
Sitôt, il abaissa sa lame, qu’il remua telle une oratrice. Et il s’en servit ensuite comme appuis en y logeant sa pointe dans le bois du plancher, tandis qu’il se pavana d’avec un soutien léger sur le pommeau de celle-ci. Et la jeune femme fit face à lui, vêtue de bottes semi-haute, d’une culotte en peau sombre et d’une chemise de lin claire aux manches courtes. Et par-dessus l’ensemble, elle s’affublait encore d’une longue tunique en chanvre noirâtre qui lui descendait jusque sous les genoux et se resserrait à la taille par une ceinture, large, en cuir dense bruni. D’ailleurs, l’on remarquait de même l’objet qui se liait d’une boucle centrale. Une boucle réalisée dans un argent massif, à l’effigie d’un faciès de tête de loup. Et elle portait également des renforts aux épaules, une sorte d’espalière épaisse qui lui retombait vers la moitié du haut du bras. En vérité, elle possédait autant de protection au niveau de ses poignets, avec des manchettes de cuir durci qui remontait sur ses avant-bras nus. Mais ce qui se remarqua en tous points, ce que chacun put discerner clairement, c’était ce tatouage à l’encre sombre qu’elle arborait au milieu de son front… Le dessin d’une rune à l’emblème d’une pointe fléchée et axée vers le haut, représentatif de la force guerrière. Toutefois, toujours imperturbable, le chasseur redressa son épée et la dirigea une seconde fois vers la jeune femme. Et il agit tout en demeurant amusé :
– Je me présente à toi comme ton bourreau, celui qui va t’occire…, annonça-t-il. Je me nomme Nils Helgersson, déclara-t-il en inclinant légèrement la tête. Et oui…, je suis Chasseur, bras armé de la Guilde du même nom, qui plus est. Mais, dis-moi…, tes atours me semblent du plus bel effet, ironisa-t-il en un haussement du regard. Toutefois, commença-t-il en posant sa lame sur l’épaule avec désinvolture. Pour répondre à tes menaces, tu me verras bon prince. Car me voici prêt à t’allouer la première frappe, avoua-t-il avec un rictus exagéré. Et puis…, pour tout te dire, formula-t-il avec quelques mimiques idiotes et provocantes. Je ne souhaite guère que l’on me gratifie d’un quelconque déshonneur… à savoir, celui qui me profiterait de la faiblesse d’une femelle lorsque je t’aurais occis, déclara-t-il avec le regard profond.
Sitôt, la jeune femme en soupira brièvement, tandis que son visage devint plus ferme lors de ses dires :
– Tout du moins, chacun connait enfin le nom qui retentira dans la bouche de la Völva lors de tes funérailles…, Nils Helgersson, assura-t-elle, impassible. Mais, j’entends bien ta… proposition. Néanmoins, à mon tour, laisse-moi te faire grâce de ma compassion, ironisa-t-elle. Ainsi, je t’octroie la bonne fortune d’une vie sans trépas… Si tu ranges ton épée en son fourreau. Sitôt après, redirige tes pas vers le chemin d’où tu viens et reprends tes occupations dans les méandres de Kornlir, Chasseur. Car sache que la prévenance agit dans mes mots. Alors, accepte mon conseil, il peut encore te sauver. Ou sinon…
– Ou sinon…, quoi ? sourit-il.
– Décline la chose et le Destin d’une vie longue, voire prospère, se voilera avant la prochaine heure…
– Ta vaillance se limiterait elle en quelques paroles de provocations, femme ? Ou daigneras-tu enfin faire le pas qui te permettrait de bouger ton séant et venir affronter celui qui va te priver de la tête ?
Pour sûr, l’homme se laissait voir de tous. Car il jouissait de la réputation d’être une fine lame, un guerrier courageux et brave en temps voulu. Mais, avant toute chose, chacun le connaissait en tant que sbire de seigneurs ou nantis désireux d’une vengeance personnelle sous l’échange d’une belle bourse d’argent. D’ailleurs, tous ceux qui se trouvaient au sein de la Guilde agissaient tels des mercenaires de justice…, celle de la fortune et des puissants. Évidemment, la jeune femme maintint une grande froideur dans son attitude, même après les allégations du guerrier.
– L’on dit que les rêves les plus fous se manifestent en plein jour et au regard de tous, Nils Helgersson. En cette journée, je constate que certains les confondent aussi avec idiotie…, fit-elle remarquer avec un léger haussement du regard, tandis qu’elle effectua un pas vers l’avant.
Et l’homme, impétueux, ricana de plus belle. Puis, dans un mouvement aisé, il fit tournoyer son épée d’une main de côté avant de se positionner… paré à combattre. Mais face à lui, la jeune femme abaissa le menton lorsqu’un grognement succinct retentit aux oreilles de chacun. Et elle intervint :
– Tout doux… Dakkah, commanda-t-elle à l’apparition subite d’un loup à la toison blanchâtre, fier et imposant quand il émergea de l’obscurité.
L’animal se reconnaissait d’entre tous. D’ailleurs, bon nombre l’avaient déjà rencontré… La bête qui suivait les Ombres. Et l’on disait que son regard vairon pouvait en envoûter plus d’un. L’on racontait que la bête accompagnait une guerrière, sans jamais la quitter. L’on entendait dire qu’elle possédait attirance et laideur, mais que nul ne l’oublierait tout autant. Pour sûr, bien des paroles voguaient au sujet de la bête et la guerrière. Mais là, et en ce jour, Nils Helgersson en découvrit enfin toute la vérité.
Aussitôt, le loup s’avança. Et il s’appliqua à la démonstration de ses canines claires et puissantes, au moment où son regard se figea dans celui du Chasseur. Mais sa colère… Elle s’intensifia au rythme d’un abaissement de ses oreilles vers l’arrière, étirées, tandis que ses crocs provoquaient le Chasseur, au son d’un grognement succinct. Et Nils Helgersson en effectua un pas de recul. Toutefois, l’obéissance de la bête envers la guerrière prit le dessus. Et elle s’en retourna calmement vers la noirceur. Là, où elle se délectait des ombres obscures. Car, elle laissa la guerrière libre de ses propres choix.
– … c’était vrai… Tu te promènes accompagnée d’un loup, s’étonna-t-il avec un air abasourdi et la respiration qui flairait encore la peur.
– N’aie crainte, Nils Helgersson. Je m’acquitte de mes besognes sans le recours de la bête, prévint-elle d’un pas en avant, et non loin de son provocateur. Tout comme je ne prends guère la décision de ses propres jugements. Surtout qu’aujourd’hui, je me sens encline à me salir les mains… et les maculer, du sang d’un Chasseur, fanfaron et péteux, précisa la guerrière avec les traits du visage qui affichèrent la colère. Toutefois…, reprit-elle en dressant le menton. J’en retiendrais, ici, chacun pour témoins. Témoins, que je t’octroie le temps d’une possibilité à un quelconque revirement. Pars ! Ne te retourne pas ! Franchis cette porte avec le regard haut, Chasseur, commanda-t-elle en désignant la sortie d’un signe bref de la tête. Mais, si ta décision reste inchangée, sache que ce pas vers toi ne te préservera en aucune façon d’un trépas douloureux. Fais choix de ton verdict, Nils Helgersson ! déclara-t-elle en saisissant une épée qu’elle gardait au fourreau.
Et elle orienta son arme vers le visage du guerrier, la maintenant par la poignée et l’assurant de deux doigts posés sur le fer blanc de la lame. Car la voici face à lui altière, et prête à en découdre par la force. Pour sûr, elle provoquait le Chasseur ! Et avec fierté, elle arborait plus clairement sa peinture faciale, celle qui lui traversait le regard d’une oreille à l’autre, en un trait épais aux carnations noir de jais. D’ailleurs, le teint donna l’éclat du bleu océan de ses yeux quand elle scruta l’homme avec assurance et défi. Sitôt, elle attisa l’hostilité de celui qui la narguait et la méprisait avec aplomb. Une audace incessante d’un soi-disant avantage qu’il croyait éperdument certain. Et comme à s’en douter, la bienveillance n’évita guère l’idiotie à régner :
– Te vêtir et exhiber ces peintures de la sorte ne te défendra pas du fil de ma lame, femme, continua-t-il tel un niais, la lippe grimaçante lors de ses paroles. Mon épée pourfendra aisément l’impostrice que tu es ! s’assura-t-il en bougeant légèrement de côté.
– Cesse donc, benêt ! Je ne suis en rien usurpatrice ! le somma-t-elle en se déplaçant de même à son tour. Là, maintenant ! Je consens à ta demande ! Agis… ou meurs ! ordonna-t-elle en rabaissant calmement son arme, simulant une inattention.
Survint un rire… profond, que l’homme offrit avec indifférence et désinvolture. Car, il joua dans son attitude, pivotant sur lui-même, les épaules hautes, vers qui voulait bien lui octroyer un regard. Tout à coup, le dos tourné, il s’élança avec vivacité sur la jeune femme en brandissant son épée assassine. Vif ! Ses muscles se raidirent et se contractèrent…, tout autant que les traits de son visage lors de son impulsion ! Puisque le voici prêt à frapper avec force et détermination de sa lame qui brilla au-dessus de sa tête, envieuse de voler une vie. Mais…, la jeune femme réagit au mieux, tel un aigle qui vient à plonger sur sa proie. Et elle se plaça de côté, vive ! Ainsi, elle évita la charge du guerrier, qui ne réussit qu’à fendre les airs du tranchant de son épée si affutée. Et il en demeura coi sur le moment…, ébahi et affublé d’incompréhension dans son regard. Car le voici abaissé, la tête légèrement redressée et le cou bien en évidence et dégarni de toute protection… La posture d’un idiot en situation pleinement méritée. Sitôt, la jeune femme agit avec la précision du serpent et l’agilité d’un félin ! Son arme brandie, elle tournoya sur elle-même avec vivacité. Et elle frappa, une seule fois…
Survint un bruit qui s’éventa autant qu’un sifflement assourdi. Et sa lame courte fendit l’air et plus encore… Car le mouvement s’effectua entre les giclures sanguinolentes qui jaillirent brièvement. Surtout qu’elle virevolta lors de sa touche. Et après celle-ci, elle se trouva de dos, raidie, son regard froncé de colère et son fer se macula par le sang qui dégoulina. Et il chut, goutte par goutte, sur le plancher poussiéreux, tandis qu’il en résultât de même, avec la tête du Chasseur. Car elle roula au sol bien avant que le reste du corps de l’homme s’effondre grossièrement à son tour. Sitôt après, la guerrière soupira brièvement, d’un haussement de son menton. Puis elle sentit ses paupières pesantes, durant un instant, alourdies par l’ânerie d’un individu qui fut pourtant maintes fois prévenu. Mais bien vite, elle se ressaisit, avec sang-froid, tandis qu’elle essuya sa lame salie sur l’une de ses manchettes de cuir, son visage contrarié. Et elle dévia son regard vers qui voulut l’entendre :
– Que sa tête rejoigne le reste dans la tombe, déclara-t-elle en rengainant son épée au fourreau et saisissant celle du Chasseur. Que sa bourse aille pour la Völva…, annonça-t-elle en admirant l’arme entre ses mains. Et qu’on lui précise que l’homme était meneur de son propre Destin…, soutint-elle avant d’effectuer un sifflement aigu, tandis que le loup surgit de l’ombre. Et chacun pourra affirmer que ma prévenance s’est entendue maintes fois.
Et de son côté, le loup s’approcha et renifla succinctement le corps décapité du chasseur… Avant de lever la patte arrière et garnir la dépouille de son urine. Aussitôt après, à pas léger, il avança vers la sortie de la bâtisse, tandis qu’un silence pesa et régna dans la taverne.
– Il voudra comprendre, annonça le tavernier. Mais ne t’en soucie guère, nous lui expliquerons, assura-t-il pendant que certains s’activèrent déjà en besogne, à l’enlèvement du cadavre sans tête.
– … il saura où me trouver, déclara-t-elle d’un regard vers le tavernier. Et mentionne-lui bien que les alternatives proposées furent altruistes de ma part, précisa la jeune femme en progressant vers la porte.
– L’homme en est demeuré sourd ! Et il te provoquait, annonça l’une des filles de plaisir, d’une main posée au niveau de la taille. Et puis… il n’avait déjà plus toute sa tête, insista-t-elle, la lippe goguenarde.
Survint un rire ! Car tous s’esclaffèrent à ces propos daubeurs. Et la bonne humeur réémergea rapidement. Et tandis que le loup franchit le seuil à l’ouverture de la porte et sortait ainsi des lieux, la guerrière le suivit, avec rancœur et bien moins encline au sourire que les autres.
II
– On nous a signalé une mort d’homme, Monseigneur.
– Un de plus… un de moins, déclara avec dédain celui qui trônait sur le siège de bois gravé et paré de fourrures.
Là, sur ce siège, proéminent, s’érigeait un piédestal pétré qui tenait son soutien en une scène imposante faite de roche grise, dont les quelques marches menaient vers son maître et se rehaussaient de lin en tapisserie. L’ensemble se casait entre deux grands piliers de chêne, ciselés, de runes et affublés de boucliers divers. Toutefois, la pièce parut assez sombre, bien qu’un immense âtre grésille au-devant du trône isolé. Et les murs s’ornaient de sylve sombre et arboraient quelques armes multiples ou fourrures pendantes en décor. En vérité, quoique les flammes crépitent, le froid étalait encore sa présence… par le ressenti de son silence étrange et parfois envoûtant. Surtout qu’aucune table n’agrémentait les lieux, pas même un siège. Triste et pourtant si imposant. Et de son côté, l’homme assis, la chevelure longue et rousse, ne parut guère enclin à une quelconque opposition… de même pour cette funeste annonce. Cependant, le garde à la pique de fer, celui qui narrait les faits, déglutit un instant face à la non-réactivité de son seigneur. Et sa crainte persista avec la suite de ses explications.
– La femme, compagne de la bête…, Monseigneur. Encore…, précisa-t-il en s’inclinant une seconde fois, d’une anxiété envahissante.
Et il demeura ainsi, inquiet d’une conséquence, et aveugle d’une colère qu’il ne souhaitait point entrevoir. Toutefois, l’attitude changea brusquement chez son seigneur. Car ce dernier se pencha, en douceur, vers l’avant. Et il murmura succinctement, sa mâchoire grimaçante. Sitôt, il voulut plus de détails :
– … et… de qui parlons-nous, cette fois ?
– Helgersson…, Nils Helgersson. Il s’est présenté à elle en tant que chasseur, Monseigneur.
Et l’homme sur le trône soupira de nouveau. Tout de suite après avoir fermé fébrilement les paupières, il se dressa et descendit les quelques marches qui le séparaient du garde. Avec calme, il se plaça face à celui-ci, le regard sombre, tandis qu’il souhaitait croiser celui de son interlocuteur. Pour sûr, le garde comprit ! Et il daigna enfin lever le menton, à l’écoute de son seigneur :
– Quel motif de querelle ?
– Toujours de même nature, Monseigneur, annonça le garde qui serra sa pique avec plus de fermeté, son déglutit réaffirmé. Le Chasseur… Nils Helgersson…, déclara-t-il avec hésitation.
– Hé bien quoi ? Parle ! Et cesse de me mâcher les faits, gardien !
– L’homme aurait fait mention des services de la Guilde avec le Patricien, Monseigneur ! Et il aurait commenté le contrat demandé.
– Un individu à la langue bien pendue…
– Oui, Monseigneur. Il a vanté la récupération d’une tête…, celle de la femme.
– Toujours les mêmes revendications…
– Oui, Monseigneur. Mis à part, que cette fois encore… c’est la guerrière qui lui a ôté la sienne.
Le seigneur se pencha alors dans la réflexion, joignant ses mains l’une à l’autre dans son dos. Et il exécuta quelques pas, pensif, son regard évasif sur le moment. Puis, il fronça sommairement les sourcils :
– Fais-la mander…, et avec respect !
– Monseigneur ? s’étonna le gardien d’un front plissé.
– Elle est guerrière… Et l’une de celles qui émanent de l’ordre des Ombres, sache-le, gardien, formula Gunnar, d’une grande inspiration. Une femme plus aimée qu’un guerrier…, plus détestée qu’un roi, assura-t-il avec le menton relevé, tandis qu’il demeura silencieux un bref instant. Alors, dépêches-y quelqu’un qui sait s’acquitter de la tâche avec droiture et tact…, commanda-t-il avec calme. Surtout s’il tient à préserver une jonction entre son cou et sa tête, précisa-t-il d’un haussement prédicatif des sourcils, la lippe ironique. Que l’homme aille vers la grange de Farnssen, au sortir de la ville. Il l’y trouvera… Somme toute, en attente de son arrivée…, expliqua Gunnar en retournant vers son siège.
– En attente ? Monseigneur ? questionna le gardien, étonné.
Son seigneur en sourit brièvement, puis il s’affala avec lourdeur sur le trône de bois au mitan de la pièce.
– Oh, elle patiente ! Assurément, à l’instant où je te parle… Crois-moi gardien ! Et elle n’est pas femme à craindre un homme, quels que soient son rang et sa valeur. D’ailleurs, nul ne saurait en être le maître…, précisa-t-il avant d’y laisser un second silence. Va…, termina-t-il enfin, d’un geste de la main. Que l’on agisse selon ma demande !
Sitôt, le gardien acquiesça d’un simple geste de tête, vers le bas, avec respect et obligeance. Et il recula d’un pas, puis d’un second avant de se tourner et quitter de cette manière la pièce. Et la salle du trône devint silencieuse, ainsi que son seigneur… Un seigneur qui voyagea dans ses pensées, lointaines, là où seul le crépitement de quelques braises osa miroiter en son regard plongé aux souvenirs d’antan.
III
Au sortir de la ville, se découvrait une ancienne grange en bois de chêne, de torchis ainsi qu’elle se solidifiait de pierre épaisse dans son soubassement. Et la bâtisse demeurait à moins d’une lieue, dans le contrebas du chemin qui traversait la bourgade avant de rejoindre la grande forêt de Kornlir. Isolée et esseulée, elle s’en trouvait ceinturée de deux maisonnées bien plus petites en ses alentours. Deux fermes qui se lotissaient par des terres en jachère…, en vérité. Mis à part un modeste lopin garni de quelques saillies cultivées. Là, au-devant du bord de sente… Là où un homme peinait à l’aide d’une binette sur cette humble parcelle sinueuse. Vêtu de défroques en chanvre et usées, il suait au rythme d’une respiration saccadée tant l’effort qu’il vint à fournir l’éreintait. Puis, d’un reniflement succinct, il cessa sa besogne, et il se redressa. Sitôt après, il souffla brièvement et posa une main au niveau des reins, désireux de se détendre d’un mouvement vers l’arrière, tandis que son attention vers le labour s’éternisa. Mais, tout à coup, il plissa le front d’un regard qu’il força au loin. Car il remarqua l’approche d’un cavalier qui trottinait vers lui. Ainsi, il s’avança d’un pas, devançant celui qui se présenta à lui. Et l’homme dévisagea le guerrier sur sa monture. Un gardien vêtu de cuir brun en habit et qui arborait également un casque à la protection nasale :
– Sören…
– C’est bien moi.
– Où se trouve-t-elle ?
– Dans la grange, répondit-il en s’appuyant de ses mains sur le manche de sa binette. Elle m’a prévenu d’une possible venue. Donc, elle t’attend, mercenaire, sourit-il.
Et pour seule répartie, le cavalier soupira profondément, guère étonné de la remarque. Puis, d’un mouvement, il serra les jambes afin de guider sa monture. Et il chemina aussitôt sur la petite pente qui menait en direction de la maisonnée désignée, tandis que l’homme à la binette s’en retourna à sa besogne avec hardiesse. Et cependant, il parut amusé de la situation, la lippe rieuse. De son côté, le cavalier, avec calme, s’avança vers l’entrée de la grange, explorant du regard vers l’intérieur, à chaque orifice qui s’offrit à lui. Et le voilà qui trottine soudain avec nonchalance autour de la bâtisse, fureteur dans l’espoir de trouver la guerrière céans… Une guerrière qui l’observait déjà.
– Si c’est moi que tu cherches, mercenaire…, lève donc la tête !
Et à ces mots, l’homme dressa le visage, orienté vers l’une des ouvertures hautes de l’édifice. Car celle qu’il venait quérir y apparut assise, se maintenant d’une main sur le montant supérieur en bois qui surplombait la trouée. Et elle s’amusait d’une brindille entre les lèvres, tandis qu’elle observa le cavalier. Sitôt, sans outre mesure, le mercenaire lui offrit une légère déférence, d’un hochement de la tête. Mais il resta néanmoins sur sa monture, alors qu’il ôta son casque et le tint serré contre son flanc :
– Il souhaite s’entretenir avec toi, guerrière de l’Ombre. À ses dires, il t’invite à le rejoindre en la grande salle, au plus vite… Sans vouloir te presser, annonça-t-il d’un remuement de tête, tandis qu’elle dévia son attention au loin, vers l’antre du seigneur. Dois-je lui affirmer un avis positif ou négatif ?
– … à savoir, répliqua-t-elle après un bref silence, son regard froncé, tandis qu’une brise légère vint lui bouger la chevelure. Invitée, serait-ce là ses recommandations, ou l’option en demeure une possibilité ? demanda-t-elle d’un sourire aisé.
Aussitôt, l’homme soupira. Et alors qu’il se repositionna sur sa selle de monte, enclin à l’hésitation, il resta précautionneux au choix de réponse qu’il fournira. Et il joua de ses doigts sur sa bride et se redressa une seconde fois. Mais il gardait une certaine assurance dans son allure. Et il se décida à une justification :
– Je ne suis là que le messager… Et je ne saurais guère t’ordonner, moins encore te menacer, déclara-t-il avec justesse. Je ne m’y gagerai donc que dans l’obligation, ré-pondit-il d’un haussement bref des sourcils. Par conséquent, tu ne verras en moi qu’un précepteur… Un conseiller qui te fait mander auprès de son seigneur. Pour une entrevue, rien de moins.
– … et rien de plus, termina-t-elle avec un rictus constant, avant de soupirer succinctement, son attention vers le cavalier. Très bien, avertis ton… seigneur, que je me rendrais dès lors à son invitation, déclara-t-elle. Et précise-lui que j’y viendrais dans l’heure.
Sitôt, le mercenaire acquiesça d’un geste de la tête. Et avant de remettre son casque, il ne la quitta guère des yeux, jusqu’à ce qu’il incite sa monture vers un demi-tour. Puis il chemina comme à son arrivée, d’avec une allure trottine vers la bourgade. Et du haut de sa position, la guerrière demeura immobile, le regard rivé sur la bâtisse du seigneur. Mais, sitôt après, elle se débarrassa de sa brindille du bout des doigts, d’un soupir bref. Et elle contempla le ciel, bleui, ainsi que son astre luisant et étincelant, tandis que la chaleur frappait déjà Khordull et ses environs.
– Voilà une journée qui s’annonce pesante, marmonna-t-elle, pensive.
Et d’un mouvement, elle se tourna et quitta la trouée. Ainsi, elle disparut sans attendre dans l’ombre de la grange.
IV
Khordull se parait d’un ciel bleu, et celui-ci ne s’encombrait guère. Car le soleil amorçait la route vers son zénith, tandis que la guerrière arrivait au-devant de la fameuse demeure du seigneur. Et elle resta somme toute assez prudente, la main qui ne quitta jamais le pommeau de son épée. Alors, elle contempla, durant un instant, l’entrée si imposante de la bâtisse. Ciselée dans le bois de chêne, jusqu’aux madriers. Puis, elle gravit sereinement les marches qui y menaient, pendant que son regard étudia les moindres recoins des lieux, dehors comme au-dedans, du seuil au plafond. Et à chacun de ses pas qui le conduisaient vers la grande salle. Ainsi, elle chemina entre ornements, boucliers et sentinelles… Des gardes munis de pics en bois et à la pointe de métal. D’ailleurs, ces derniers restèrent immobiles, et seul le mouvement de leurs yeux réagissait au suivi de la guerrière.
Survint un homme qui se présenta face à elle, nul autre que le gardien à la pique de fer. Car il sortit des ombres, celles fournies par l’un des nombreux piliers qui ornaient l’entrée de la grande salle… Et il ordonna, sèchement, la jeune femme :
– Ton épée attendra ton retour ici, guerrière…, commanda-t-il d’un visage fermé, tandis qu’elle en montra la lippe amusée. Ainsi que tes dagues, énuméra le gardien en lui désignant celles à la ceinture, d’un geste de la tête.
Pour sûr, il maintenait une allure plutôt austère, droite tel un coq de basses-cours, avide d’imposer la déférence.
– Prends-en soin, précisa-t-elle en le scrutant des pieds à la tête. Et sois moins rigide, demanda-t-elle, la lippe moqueuse, tandis qu’elle tapota d’une main sur le pourpoint de l’homme. Fausse rigueur… et hypocrisie ne se jouent que devant un roi. Par contre, la loyauté et le respect s’octroient à un chef. Et même si l’un et l’autre se font appeler, seigneur, la différence n’est guère à confondre avec mépris, déclara-t-elle en se tournant, d’un pas, avant de revenir vers lui. Et… qu’il ne manque rien, ordonna-t-elle d’un regard vers ses armes déposées. Du moins, si tu tiens à préserver une tête sur ce cou bien rigide, ajouta-t-elle d’un léger toucher du bout de son index sur la gorge du gardien, tandis qu’il en déglutit, le visage blafard. Respire… prends une bouffée d’air pur, mon tout beau, assura-t-elle en tapotant doucement sur l’épaule de ce dernier. Souffle un peu, et montre-toi un tantinet plus allègre.
Et elle recula tranquillement, d’un demi-tour qu’elle effectua afin de se diriger vers la grande salle. Toutefois, de son côté, le gardien, lui… Hé bien, il ne sut qu’en soupirer et déglutir durement, soulagé par une fin de rencontre étrange…
V
Et la grande salle apparut moins vide. Bien qu’en évidence, rien n’y change fortement. Mis à part, peut-être, la présence de plusieurs gardes positionnés aux quatre coins de la pièce. Et quand la guerrière pénétra en ces lieux, et offrit un regard en direction de chacun d’eux, elle s’étonna de tant de protections, tandis qu’elle orienta enfin son attention vers le seigneur. Et le voici affalé sur son trône de bois, assis sur une peau de bête qui soutenait son séant. L’homme supportait son menton d’entre son pouce et l’index. Et il s’accoudait du bras sur le rebord du trône. Pour sûr, il montrait une apparence pensive lorsqu’il dévisagea la jeune femme. Or, celle-ci approcha sans crainte…, souriant même, alors que le seigneur vint aux nouvelles :
– Où se trouve donc la bête ? demanda-t-il sans vraiment bouger.
– Là, où elle le désire. Sans maître et libre d’aller comme elle l’entend, précisa-t-elle, droite, et altière, son regard défiant.
Sitôt, le seigneur se redressa doucement et soupira légèrement avant de commander ses guerriers qui restaient immobiles, protecteurs de quelque chose :
– Laissez-nous…
– Seul ? Monseigneur ? s’étonna l’un d’eux.
– Aurais-tu quelques soucis d’oreilles, Velnar ?
– Non… du tout… Mais le gardien a dit…
– Le gardien a la langue pendue quand il devrait la contenir en bouche et il ne l’utilise guère à l’heure où l’attente d’explications s’offre à lui, affirma-t-il. Et toi, de-viendras-tu tout autant au moment où je t’aurai tranché la langue ? À moins que ce ne soit de tes oreilles dont je dois te priver… vu ton piètre entendement à mes ordres, déclara-t-il, son front plissé.
– Non, Monseigneur, balbutia-t-il d’un pas de recul, tandis qu’il en déglutit à la réplique. Comme vous voudrez, Monseigneur, dit-il avec déférence.
Et il se courba… Puis il marcha à reculons sur quelques pas, sans y risquer quelques autres réparties couteuses.
Ainsi, la guerrière et le seigneur se retrouvèrent face à face, seuls dans cette immense pièce. Et celle-ci se surplombait d’une ossature en bois charpenté dans le Chêne-Noir. Alors qu’au mitan, s’y trouvait toujours ce fameux « long feu » cerclé de pierre et attisé de bûches embrasées par les flammes montantes et crépitantes. Mais, rapidement, au sortir des gardes, le silence régna en maître durant un instant. Et il devint plus bruyant que le craquement même du bois qui mourait sous le brasier ardent de l’âtre… Quand, soudainement, le seigneur quitta son siège. Et il descendit le peu de marches taillées en un roc sali et grisâtre, afin de rejoindre la guerrière, qui, en outre, ne bougea point d’un sourcil. Que nenni ! Elle demeura figée, là… Et elle fut plutôt observatrice de celui qui s’avançait égal à un roitelet :
– Est-ce donc ce à quoi le pouvoir peut vous amener… ? Tu as l’allure suffisante d’un paon…, plaisanta-t-elle avec désinvolture.
Survint… le sourire. Car le seigneur tendit alors un bras vigoureux, que d’ailleurs la jeune femme empoigna avec fierté. Et ils se saluèrent à l’unisson, tels de vieux compagnons, tandis qu’il s’amusa de la seconde réplique.
– N’en as-tu pas assez de toute cette mascarade ? demanda-t-elle, enjouée et ravie.
– Hélas, elle risque encore de durer, avoua-t-il d’un air plus sérieux. Comment te portes-tu, mon amie ? réclama Gunnar, non moins bienheureux qu’elle et ses mains apposées avec fermeté sur les épaules de la jeune femme.
– … je te dirais, aussi bien qu’hier, et en bonne voie pour un lendemain… Mais, tu ne m’as guère fait mander pour le plaisir… n’est-ce pas ? Sinon, tu savais où me trouver, si là, n’était qu’une question de tête-à-tête. Trois jours ici… et pas une visite ! Le seigneur prendrait-il le dessus ?
Mais aucune réponse ne fut fournie. L’homme demeura silencieux… et très pensif, d’un air ennuyé, même. Ce qui ramena la discussion plus terre à terre pour elle :
– Oui…, je vois… Hé bien, je suppose que je me retrouve face à toi pour une histoire de tête… non ? Une tête ôtée au petit matin, questionna-t-elle avec sérieux, tandis qu’il songea aux faits et abaissa le regard. Pour ma défense, il aura profité de toutes les opportunités. Dont celle à vivre… Sans qu’il les accepte. Disons que sa stupidité l’a mené à la mort, expliqua-t-elle d’un air distrait.
– Nous avions un accord, Syllhana, grimaça-t-il en se tournant et déambulant sur quelques pas. Et tu ne l’as guère respecté, assura-t-il la tête basse, ses mains au niveau de sa taille. Ne te l’avais-je pas demandé ? N’avais-je pas fait mention du fait que si l’un d’entre eux se présentait ici, à Khordull, toi et moi discuterions des possibilités ? Si un seul d’entre eux venait à nouveau à toi, Syllhana ! Et tu étais censée m’en avertir ! pro-testa-t-il en haussant le ton, son index droit et dressé vers le sol.
– Tu crois peut-être qu’il m’en a laissé le temps…, ou le choix ? répondit-elle calmement. Ne me tiens pas rigueur des volontés du Patricien, Gunnar ! Tu sais pertinemment qu’il n’obéit qu’à lui-même, certifia-t-elle avec le visage ferme. Parfois…, oui, en certaines occasions à son soi-disant roi, ironisa Syllhana.
– Mesure tes paroles, Syllhana, soupira-t-il d’un faux sourire.
– Est-ce une menace ou un conseil ?
Et ils se défièrent quasi tous les deux dans leurs regards.
– À force de grossir leurs ennemis, les amis ne peuvent que s’amenuir… Et certains ne pourront plus se permettre une quelconque protection, annonça-t-il, tandis qu’elle haussa le menton, touchée par la réplique. Les mots résonnent, Syllhana, et plus ils tranchent, moins les murs demeurent épais à leur entente.
Sitôt, ils se calmèrent tous deux, et la guerrière baissa le regard :
– Là où je marcherais, ils suivront…, tu le savais…
– Oui…, en effet. Mais je ne croyais guère devoir le constater maintes et maintes fois…, précisa-t-il d’une main qu’il passa dans sa chevelure, avec soupir. À vrai dire, sourit-il. J’espérais que la colère de quelques-uns demeure bien au-delà de certaines frontières, déclara-t-il, la lippe moqueuse envers lui-même. Quel idiot je fais là ! Un sot qui t’imaginait capable de garder l’épée au fourreau ! réagit Gunnar, avec froideur dans ses yeux.
– Peut-être est-ce ma tête entre les mains qui te satisferait à l’heure où nous parlons ? Docile, passe encore…, mais niaise comme un âne, n’y compte pas trop, Gunnar. Je n’ai fait que défendre ma vie… au détriment de la leur.
– Trois… trois cadavres de Chasseur dans ma province… Trois de trop, Syllhana ! assura Gunnar en hochant la tête.
– Quatre…, précisa-t-elle en haussant les sourcils, tandis que Gunnar en demeura pantois, les épaules basses. En vérité, tu en négliges un de plus.
– Quatre… ?
– J’ai… j’ai peut-être omis de te parler d’une certaine nuit… Quand l’un d’eux a cru bon de me surprendre dans mon sommeil, chez Farnssen.
– Et son cadavre ? s’étonna Gunnar, les yeux écarquillés.
– Les deux parties, en terre… Je ne voulais pas t’agacer avec la besogne d’un trou de si tôt le matin, lâcha-t-elle avec désinvolture.
Aussitôt, Gunnar eut le réflexe d’un souffle bref et succinct… accompagné d’un rictus. Et il inspira profondément tout en expirant d’un air dépité, tandis qu’il porta les mains à sa taille avant de fixer Syllhana du regard :
– Ton arrogance approche l’insolence. Pratique là avec réflexion et surtout avec quelqu’un qui s’en accommodera, Syllhana.
– Oh ! Mais… c’était tout raisonné, l’ancien Guerrier, répliqua-t-elle avec défis dans son regard, alors qu’il baissa le sien et garda une moue sur le visage. Tu es celui, dont jadis, le nom retentit au cours des batailles…, affirma-t-elle. Pas l’homme tiraillé entre un faux roi et ses préceptes que tu sembles à tout prix vouloir me dissimuler, lui rappela-t-elle avec insistance.
– Cesse donc…, répondit-il, affligé par les mots et les souvenances. Toi et moi existions dans les mémoires d’un temps oublié et surtout méprisé, soupira-t-il. Il faut ce qu’il faut… Aussi, en ce jour, sache que tu t’adresses désormais au seigneur Gunnar, chef des provinces de Khordull et d’Orlir, précisa-t-il avec une certaine résignation, son dos tourné à demi, la tête basse. Et même pour toi, il devra en être ainsi…, finit-il avant qu’un léger silence règne soudain dans la grande salle.
– Dois-je t’octroyer une petite révérence ? rétorqua Syllhana, d’un haussement de sourcil, tandis que Gunnar en rit subitement.
Et d’un hochement de tête, il se passa la main sur le visage et soupira succinctement.
– Syllhana…, répéta-t-il à maintes reprises tandis qu’il se serra les lèvres du bout des doigts.
– Une fois suffit…, tant de vénérations de la part d’un seigneur pourraient m’intimider fortement…, se moqua-t-elle avec provocation.
– Tu te permets beaucoup…, assura-t-il avec amertume.
– Ma justesse s’autorise aisément entre amis, Gunnar. Correcte…, répondit-elle avec sincérité dans le regard.
– Tu gardes l’esprit pour des batailles d’antan et des amitiés qui périclitent… Cela ne sauvera personne de la justice du Patricien, ou de son roi, Syllhana. Je ne peux plus m’accorder de te protéger sans en recevoir un retour de bâton. Certaines responsabilités m’incombent et cela ne se terminera que d’une seule manière… si tu t’attardes par ici.
À ces mots, elle soupira à son tour, tandis qu’elle déglutit légèrement et ferma les yeux avant de les rouvrir dans un regard froncé vers Gunnar.
– Il t’a mandé expressément de me livrer, c’est ça ? demanda-t-elle avec le front plissé.
– Quelqu’un l’a ordonné… oui. Mais guère le Patricien, précisa-t-il d’un air abattu.
Et elle parut étonnée. Cependant, ses pensées allèrent loin dans son imagination. Car elle puisa dans sa réflexion, tant et si bien qu’elle sembla s’en exténuer dans sa respiration. Puis elle hocha la tête… telle une évidence que l’on ne souhaite guère. Gunnar redressa le visage et il acquiesça :
– Il conseille un roi, Syllhana… qu’espérais-tu ?
– Que me reste-t-il comme choix… ? Si toutefois il y a…
– Des Guerriers Kriggs te cherchent et ils sillonnent chaque province, dénonça-t-il, l’air ennuyé. Les ordres pour tout seigneur demeurent clairs ! Que la Guerrière des Ombres quitte les terres du Grand-Sud, et que sa tête disparaisse du royaume, ou sinon…, affirma Gunnar d’un regard vers le sol.
– Ou sinon ? interrogea Syllhana en le dévisageant.
– Elle ornera le bout d’une pique et trônera au-devant des murs de la Forteresse de Chêne, annonça-t-il, accablé, d’un pas vers elle. Mon esprit me suggère à dire que le départ d’une camarade vers de différents auspices se fait sentir, déclara-t-il avec sincérité. Mon cœur…, mon cœur, lui, sollicite avec équité le règlement d’une dette en secondant sa plus grande amie.
Et leurs regards se figèrent l’un vers l’autre.
– Nulle terre sur celles de Danghar ne se trouve prête pour l’ambition d’un tel cœur, Gunnar. Toi et moi, nous avons combattu à son écoute… Vois le résultat, lança-t-elle avec une certaine tristesse dans le son de sa voix, alors elle acquiesça d’un hochement de la tête. Je garde confiance, en toi, mon ami. Car, je te le dis, je n’autoriserai jamais le doute s’immiscer entre nous, assura-t-elle en apposant une main sur l’épaule de Gunnar. Je te remercie, pour tout… Et ainsi que ces paroles de prévenance. Aussi, je m’éloignerais de la province au sortir de ta demeure, précisa-t-elle, d’un demi-tour, tandis qu’elle avança de quelques pas. Et… surtout, ne leur cache pas ma route. Elle me mènera dans la grande forêt, entêtée que je suis…, sourit-elle. Mais je t’en conjure, ne tais pas tes dires à mon sujet. Sois espion de nos mots pour une fois. Car, il est des amis que l’on accepte traitre, annonça-t-elle soudainement. Et… en vérité, sache que j’exècrerai apprendre tes funérailles…, ancien Guerrier.
Gunnar baissa le visage, marqué par des traits grimaçants, tandis qu’il délaissa Syllhana vers une sortie sans palabres inutiles. Et elle… Hé bien, elle maintint son regard froid en tout instant, sans aucun retour dans ses paroles, pas même dans son attitude… Car la voici résolue et volontaire d’un abandon solitaire.
VI
Au sortir de la bâtisse du seigneur Gunnar, Syllhana enfourcha sa monture telle une sauvageonne…, en un bond et à l’aide d’une seule main en maintien du pommeau de selle. Et elle tint l’attention fixée au-devant d’elle, sans détour d’un souvenir, aussi court soit-il. Car elle ordonna sa monture et amorça son nouveau voyage lorsqu’elle descendit la sente qui aboutissait au cœur de Khordull. Et à son passage, chacun y alla d’un geste de la main ou de tête. À l’évidence, ils restèrent complices à la compréhension d’une situation hasardeuse. Mais Syllhana demeura altière sur son destrier, le regard assuré quand elle avança vers le sentier terreux qui mène vers les méandres innombrables de Kornlir. Puis, au passage d’une auberge, elle siffla deux notes aiguës et brèves. Et le loup surgit aux abords de la maisonnée, là où bon nombre de filles de plaisirs s’affichèrent, avec lascivité, du haut du balcon en bois de chêne sombre. Et même elles gratifièrent la guerrière d’un sourire, complices au périlleux et audacieux voyage sur le chemin qu’empruntait l’amie des Ombres. Car elles la savaient maîtresse de son Destin. Et la guerrière traversa ainsi toute la bourgade, avec calme, accompagnée de la bête, suiveuse, tel un compagnon plus que fidèle… Et aux abords de la grande forêt, ils accélérèrent l’allure et disparurent timidement dans les profondeurs boisées.
VII
Dans la forêt de Kornlir, la sérénité devint prédominante. Car le silence offrit aux immenses Chênes-Noirs, la fortune d’un vent chanteur, qui osa en fléchir leurs pinacles éternels. En vérité, les imposants branchages s’embellissaient déjà de frondaisons aux apparentes intonations crépusculaires. Ainsi, ces arbres centenaires, à l’aspect de géants, se vêtaient de robes obscures et hypnotique pour le moindre regard… Tel l’envoûtement d’un alcool où chacun chancèlerait et vacillerait au gré de cette brise soudaine. Et sur la sente qui rétrécissait au fur et à mesure d’une avancée dans Kornlir, un halo de clarté daignait enfin embrasser cette foliation resplendissante…, ici et là. Et l’esprit de quelques rais perdus en abreuva même la cavalière aventureuse. Des rayonnements qui la couvrirent d’une chaleur attiédie et doucereuse, pendant que Syllhana déambulait et trottinait d’une allure décontractée…, accompagnée de la bête, comme à son habitude. Et Syllhana trouva juste à lui formuler une décision :
– Nous camperons à la faveur du crépuscule, Dakkah, annonça-t-elle vers la bête qui en suivit les mots d’un geste de tête et d’un dressement d’oreilles. Je connais quelques places au milieu de ces bois. D’ailleurs, ils resteront faciles d’accès. Et nous y dénicherons un ou deux lapins bien garnis qui nous serviront de repas…, précisa-t-elle vers le loup qui écouta à nouveau et s’en délecta les babines d’un retour de langue.
Ainsi, les voici sur la grande sente… Et ils cheminaient au bruit d’une forêt envoûtante et d’un vent aux bourrasques légères qui leur frappait le regard. Mais, à l’arrivée d’un carrefour boueux, tandis que la monture émit une réticence à vouloir progresser, ils stoppèrent leur avancée… Et le loup en profita. Il disparut à l’orée d’un feuillu plus dru. Pourtant, la guerrière remarqua la quiétude de l’endroit. Et bien vite, elle en ressentit toute sa lourdeur… Car, là, contre toute attente, plus un bruit se perçut tout à coup. Que ce fût l’oiseau égayé en ce jour de printemps ou les crissements soudains d’un écureuil en quête de glands…, le silence se mua en une alarme menaçante. Et ceci alerta Syllhana, qui en demeura, somme toute, imperturbable. Elle saisit délicatement l’une des haches courtes qu’elle gardait maintenues, à la selle, dans un double fourreau accroché au pommeau. Et, le bras pendant, elle laissa choir, puis glisser l’arme jusqu’à en tenir fermement son manche. Tandis que, d’un léger abaissement du menton, elle appréhenda une présence… par-derrière. Là, une silhouette tapie dans les ombres protectrices des grands chênes. Et elle eut le réflexe d’un serpent !
Survint un dard d’arbalétrier, qu’elle évita de justesse et qui frôla sa joue avant de terminer sa course bruyamment dans l’écorce d’un arbre. Vive et rapide comme un battement de cil, elle descendit de monture et s’en défendit tout en obligeant l’animal à se déplacer de côté, avec insistance, vers sa cible. Sitôt, le sol bourbeux gicla sous les sabots du cheval, et son hennissement retentit avec résonance, bien loin dans la forêt. Mais la réaction de Syllhana fonctionna, et surtout, cela força l’inconnu à jaillir de sa cache.
Ainsi, l’homme, vêtu de cuir et de maille, surgit de l’abri naturel fourni par l’un des grands chênes. Néanmoins, il ne perdit guère son sang-froid et commença à réarmer son arbalète. Car voici qu’il ajuste son arme de manière à la maintenir au sol de son pied dans l’étrier, tandis qu’il sortit un autre dard de son carquois. Et l’individu s’acharna avec force pour tendre et fixer la corde avant de pouvoir le décocher. Mais…, la tactique de la guerrière ne lui permit guère de profiter d’un second tir. Et quand il aligna le dard dans la rainure, Syllhana, elle, força plus encore son cheval à une bourrée. Pour sûr, cela fonctionna ! Car il se vit percuté par l’animal et chuta vers l’arrière, tandis qu’il en perdit son arme. Sitôt, elle surgit face à lui. Et elle agrippa l’arbalète par la barbe de sa hache, puis elle l’éjecta sur le côté, sans laisser agir le malandrin. Agile et précise, elle posa sans attendre le tranchant de son arme sur la gorge de l’inconnu, qui d’ailleurs, ne put que s’avouer vaincu. Mais Syllhana parut interloquée :
– Qui es-tu ? demanda-t-elle avec le regard froncé et la poigne ferme.
– … J’appartiens à la Guilde, déclara-t-il avec les mains levées et le visage incertain d’un fer qui lui piquait la chair du cou.
Et Syllhana fit glisser le mordant de sa hache, lentement, et en suffisance pour causer un filament sanguinolent léger. Sitôt après, elle conforta son maintien de l’homme au sol, avec son pied qui lui oppressait le torse. Droite, le bras tendu et les muscles raidis, avec en poigne une arme au tranchant qui caressait la chair du chasseur, elle questionna l’inconnu :
– Ton nom…
– Eralsson…, je m’appelle Lars Eralsson.
– Qui t’envoie Lars Eralsson ?
– J’agis suivant les ordres du Patricien…
– Ma demande ne concerne guère celui qui te paie, chasseur, précisa-t-elle d’un visage abimé par la colère. Mes mots ne sont guère compliqués ! Sous ceux de qui pré-tends-tu m’attaquer ?
Or, l’homme ne formula point d’éclaircissement et Syllhana fit plus pression encore d’avec le tranchant de sa hache :
– … répond ou je t’ôte la tête.
– Dame… Dame Alexa, avoua-t-il, tandis qu’elle fronça le regard, son visage assombri. Elle est celle qui nous paie…
– Nous… dès lors, pourquoi t’y risquer seul ?
– La prime s’en trouve plus qu’honorable.
– Elle le doit, car tu es le second de la journée, Chasseur… Alors, dis-moi, à combien de pièces prétendrais-tu pour ma mort ?
– Cinquante !
– Le Patricien m’évaluerait à cinquante pièces d’argent… Jolie somme ! Certes ! Mais pour que vous surgissiez les uns sans les autres, la Guilde vous appauvrirait-elle au point d’y risquer vos vies séparément ?
– Oh non ! rétorqua-t-il d’un rire aux éclats soudain. Imagines-tu vraiment que les hommes et femmes de la Guilde s’en risqueraient à prendre la tête d’une des Guerrières de l’Ombre de cette manière ? En solitaire ? Et pour si peu ? Ton humilité me sidère, femme. Non…, d’ailleurs, la chasse qui te concerne se sait jusque dans les Terres-de-Sang, et du Grand-Sud aux Terres du Nord. Car Dame Alexa, gage à ceux et celles qui lui rapportent ta tête, cinquante pièces… Cinquante pièces d’or… et vingt-cinq de plus, si celle de la bête l’accompagne ! Alors, sois certaine que bon nombre viendront à te chasser !
– Je comprends mieux vos résolutions…, soupira-t-elle. Et le Patricien semble acquérir de nouveaux appuis, jusque dans le Sud. D’ailleurs, je constate que ceux-ci s’empressent à m’envoyer rejoindre Dame Mort. Toutefois, Chasseur… Toi et les tiens tombez au résultat de vos propres erreurs, déclara-t-elle, tandis que l’homme en parut étonné. Car vos jugements se minimisent à une somme promise et miroitante. Et vous agissez dans la hâte au point d’en omettre l’essentiel… La prévenance d’étudier sa proie et le terrain pour la chasse. Tel un bon pisteur ! Alors… quel effet mourir idiot fait-il ? demanda-t-elle, d’un bras qu’elle leva énergiquement avant de l’abattre avec force d’un coup sec.
Survint le sang, d’une giclure qui accompagna le bruit d’un craquement léger… Et la tête roula, lourde… avant de dévaler sur le sol boueux. Sitôt, Syllhana se redressa et son attention s’orienta à toutes les directions… quand le loup émergea d’un bosquet.
– Toi ! Je te remercie pour ton aide ! lâcha-t-elle en s’accroupissant dans l’intention de nettoyer sa hache dans les hautes herbes. Le courage de la bête s’estomperait-il à la vue d’un dard d’arbalétrier ? demanda-t-elle d’un regard froncé vers l’animal, tandis qu’il gémit et abaissa la tête afin de la dissimuler grossièrement de sa patte. Oui…, déclara Syllhana. Tu m’en diras tant. Allez ! Nous devons quérir un abri pour cette nuit… Avant de tomber sur un autre prétendant à une bourse trop bien remplie… Et je crois savoir où nous trouverons un tel endroit, précisa-t-elle en enfourchant son cheval avec dextérité, pendant qu’elle range son arme et guide sa monture d’un serrement de jambe.
Et elle accentua son geste, d’une talonnade brève qui poussa l’animal au galop. Ainsi, la guerrière et le loup partirent sur la sente terreuse, celle qui s’enfonçait de plus en plus vers la noirceur de la grande forêt. Et le corps ensanglanté, décapité, demeura seul, à l’abandon… et en pâtures aux bêtes errantes qui s’en délecteraient aisément durant les prochaines heures.
Dès lors, celle qui portait le nom de Syllhana, celle que l’on appelait la Guerrière des Ombres, chemina à nouveau vers un Destin… Un Destin dont elle prenait la décision de ses propres choix, jusque dans les plus profonds méandres. Fidèle à elle-même.