Ce n’est pas la première fois que je me rends dans cette ville d’Istanbul.
Des images, des odeurs, des saveurs, et une ambiance que je retrouve à chaque fois.
Le Bosphore, la mer Marmara et la Corne d’Or. Istanbul l’asiatique et l’autre Istanbul, l’européenne. Le « bazar » du grand bazar bondé de monde. Le verre de Raki dans les restaurants attrape-touristes du sous-pont de Galata, avec vue sur le Bosphore ; vue enraillée par les fils des cannes-à-pêches qui tendent depuis le haut du pont. La tour de Léandre, qui rappelle à chacun sa bien-aimée. Les mouettes omniprésentes sur les places de la ville, qui n’ont pas épargné, cette fois-ci, ma chemise de quelques tâches-souvenirs (heureusement pas la tête) – drôle de façon de signifier leur bienvenue. La musique orientale avec son air mélancolique. La cuisine méditerranéenne délicieuse et souvent grasse. Les rues étroites et parfois en pentes très raides. Le contraste pas toujours harmonieux entre l’authentique côté oriental de la ville et les adaptations urbaines à l’occidentale. Et puis, ces mosquées qu’on croisent partout qui ressemblent à des pièces montées ou des bols inversés, larges à la base, se terminant par un dôme imposant en haut, avec une succession harmonieuse de niveaux et de demi-dômes, et gardées par des minarets hauts, pointus et pointés vers le ciel.
Cette fois-ci, je n’ai pas pu m’empêcher de penser à l’histoire de la ville. C’est sans doute, à cause des tensions actuelles en méditerranée entre la Turquie et la Grèce, et de la décision récente et contrariante des autorités turques de transformer l’église Sainte-Sophie, musée depuis près de cent ans, en mosquée. Pourtant, je ne suis ni orthodoxe ni chrétien pratiquant.
Au carrefour de l’Europe et de l’Asie, la ville a changé de nom à plusieurs reprises.
De Byzance la byzantine, à Constantinople la romaine – capitale du monde ; suivi de Constantinople l’ottomane – La « Sublime Porte » ; pour finir l’Istanbul de la Turquie moderne, post-période impériale.
Sur quelques centaines de mètres, et sur un tracé presque droit, on parcourt tant d’histoire et de cultures. Les pas sont comptés entre le palais Topkapi du Sultan ottoman, d’où l’empire était dirigé, à la Sainte Sophie, la byzantine orthodoxe et siège de son patriarche. Un tout petit peu plus loin, on se retrouve devant la grande mosquée bleue, voulue à la hauteur architecturale de sa voisine Sainte-Sophie, avant de finir sur la place At Meydani, avec son obélisque égyptien, sa colonne serpentine grecque, et enfin la colonne de Constantinople.
La ville parle turque à présent.
Nomades, mais guerriers redoutables, ils sont venus du côté du soleil levant. Dans leur marche vers l’ouest, ils ont conquis des territoires, « ottomanisés » des hommes et des femmes qu’ils ont occupés, adopté une religion, et emprunté des lettres aux autres, afin de transcrire leur langue. Arrivés au bout de leur continent asiatique, Constantinople est apparue comme le joyau à posséder, la belle mariée à épouser, la grappe de raisin mûre à cueillir. Ils ont tout fait pour l’avoir, et ils l’ont eue.
Les ottomans ont certes occupé la ville, mais me semble-t-il que la ville les a aussi envahis et occupés par sa dignité, son orgueil, et sa somptuosité. Ils n’ont pas simplement été éblouis par l’imposant édifice de l’église Sainte-Sophie, par ses dômes, ses coupoles, ses voûtes, ses arcades, ses mosaïques, ses colonnes et ses piliers. Ils ont plutôt été accaparés par sa majestuosité, de sorte qu’ils ont construit des mosquées sur tous les coins de rue, à son image. Quelle reconnaissance et quel hommage indéniable pour cette merveille !
Plus de cinq cent ans après, Constantinople vit toujours dans le cœur des grecs d’aujourd’hui.
Je me souviendrai toujours de la phrase d’Emma, une amie grecque, qui me disait un jour que le cœur de l’orthodoxie grecque continue à battre dans le centre même d’Istanbul d’aujourd’hui, au Phanar, siège de son patriarcat.
Je pensai à ses mots, en marchant dans les rues, et les ruelles de la vieille Constantinople, devant les vestiges qui restaient de Byzance. Je n’ai pas vu de byzantins, ni de constantinopolitains, mais les rires de leurs enfants raisonnaient toujours sur la place de l’hippodrome. Leur divine liturgie émanait encore des portes et des fenêtres de la Sainte-Sophie. Leurs visages étaient reflétés sur l’eau qui mouille les pieds des colonnes de la Citerne Basilique. Emma avait bien raison, j’ai senti le cœur d’un certain passé qui bat encore, en touchant les pierres fatiguées des remparts qui protégeaient, jadis, la ville.
De retour dans le présent, et tournant les pages des livres d’histoire, j’ouvrais les yeux sur l’Istanbul dans laquelle je me trouve. Elle est différente, certes, mais elle est toujours charmante, charismatique, et surtout chérie par ses habitants. Elle semble toujours être la belle mariée, des siens.
Celle qui était la « Panemorfi »(1) grecque, est toujours la « Güzel »(2) turque.
(1) (2) Belle