La faucille de Notberge

4 mins

Il y a fort longtemps, des communautés hommes s’étaient agglutinés entre la rive droite de la rivière Ynn et les contreforts nord de la montagne de Ratold, sur laquelle un château-fort se dressait, le village de Montratier. Les hivers, la montagne masquait entièrement l’astre solaire, jetant sur le village et la rivière une ombre glaciale. En ces temps-là, les villageois disputaient racines et glands gelés aux cochons sauvages. Seuls quelques privilégiés, qui habitaient dans l’enceinte du château, pouvaient jouir de la tiède caresse des quelques rayons de soleil qui y parvenait miraculeusement. Parmi eux, il y avait le chapelier, un homme plutôt petit et voûté, au teint blême et le regard toujours triste qui contrastait avec ses yeux bleus angéliques. Ses bonnets étaient les plus réputés de la contrée et même par-delà les royaumes ! Il élevait seul Notberge, sa fille unique, qu’il aimait plus que le plus beau de ses bonnets et qu’il choyait plus que son échoppe de chapelier. Sa notoriété aidant, il avait investi les maigres revenus de son labeur dans le peu d’éducation qu’il pouvait offrir à sa fille, ne laissant rien cependant, pour se mettre à l’abri du besoin.
Un jour, le chapelier épuisé, tomba malade et mourut. Notberge était encore une enfant. Le Comte Henri-le-Vieux lui offrit une place de servante de cuisine au château de Rottembourg. Courageuse et entreprenante, elle fit rapidement ses classes pour devenir cuisinière du château. Elle ne laissait rien au hasard et adopta une gestion rigoureuse des cuisines, à tel point que, les châtelains rassasiés, elle pouvait régulièrement partager généreusement les restes de pain et de soupe avec les plus pauvres paysans du domaine. Henri-le-Vieux, cinq années durant et jusqu’à son décès, ne fit aucun obstacle à cette bienveillance, au contraire l’encouragea. L’ombre de la montagne de Ratold était toujours aussi glaciale, mais était moins pénible à supporter aux pieds des remparts du château. Lorsque sur son lit de mort, le vieux comte prophétisa qu’une âme pure briserait un jour à jamais la malédiction de l’ombre hivernale, personne ne le pris au sérieux.
Henri-le-Jeune devint le nouveau maître des lieux. Il avait la fougueuse ambition de la jeunesse et démultiplia les efforts pour agrandir son prestige et ses fiefs. Durant ses longues campagnes guerrières, c’est son épouse Odile, orgueilleuse et autoritaire qui prenait d’une main de fer la gestion du château domanial. Mais Odile était une femme également extrêmement jalouse de la popularité de la cuisinière. Elle usait avec une jouissance certaine de son pouvoir pour l’humilier. Elle contraignit notamment Notberge à arrêter la distribution de nourriture. Révoltée, la cuisinière jeûnait régulièrement pour distribuer ses maigres rations. Audacieuse, elle distribuait du pain caché dans de la sciure de bois, ou partageait un peu de soupe ou du verjus dans des puisettes à lessive. Un soir, le valet d’Odile, qui était tout à la fois son espion et son amant, surpris Notberge transportant un panier à grain et une cruche à proximité de la poterne. Lorsque celui-ci vérifia le contenu du chargement, il recracha de la sciure de bois, alors que la lessive lui causa des brûlures d’estomac. Finalement, Odile pressa Henri, qui n’eut pas d’autres choix, de congédier la servante indomptable. Ce jour, l’ombre de la montagne de Ratold devint encore plus glaciale que jamais. Les années qui suivirent furent catastrophiques. La première, l’humidité détruisit les réserves de grains. L’année suivante, la peste porcine frappa et tua le bétail. La troisième année, les récoltes furent détruites par une invasion de rats et d’insectes. Au printemps de la quatrième, Siguerois, le beau-frère d’Henri, tenta d’envahir le comté en mettant le château à sac. A l’automne de la cinquième année, Odile tomba malade et mourut de pneumonie.
Notberge avait traversé la rivière pour s’établir comme servante sur une tenure fraîchement défrichée appartenant à l’abbaye de Saint Georges-du-Mont. Le métayer était un homme maigre et sec, aux yeux noirs et fuyants. Il aimait couvrir son crâne chauve d’un vieux bonnet de laine, que Notburge reconnaissait, car jadis fabriqué dans les ateliers de son père. Un accord tacite avait été conclu avec le vieux paysan, les jours fériés et les dimanches étaient chômés et les travaux prenaient toujours fin au coucher du soleil, en contrepartie du travail bien fait. Tout se passa comme prévu, le métayer s’enrichit. Puis plus le temps passait, plus le fermier exigea de travaux. Mais un jour au temps de la moisson, le fermier demanda de travailler les dimanches pour terminer les récoltes, causant la révolte des domestiques, menée par Notburge. Armée de sa faucille, elle défia le vieil homme. Alors qu’elle leva l’outil au-dessus de sa tête, bras tendu, la lame polie refléta les faisceaux de lumière qui se brisèrent en milles feux, aveuglant le fermier. Il n’eut d’autre choix que de renoncer à ses velléités impuissantes. Tous ceux qui assistèrent à cette scène restèrent sidérés croyant que la faucille était restée suspendue dans les airs.
Il fallut peu de temps après cet événement pour qu’un homme d’arme traversât la rivière. C’était Henri-le-Jeune, qui venait d’épouser en secondes noces Marguerite, et lui avait promis de faire amende honorable, en ramenant la fille du chapelier, qui accepta de retrouver une place de cuisinière. Marguerite eut la sagesse de la laisser agir librement. Alors, le château retrouva sa prospérité et les hivers, sous l’ombre de la montagne de Ratold devinrent de moins en moins rugueux. Lorsque son heure fut venue, Notburge demanda que son cercueil soit chargé sur un chariot que des bœufs devaient tirer jusqu’à l’endroit où elle serait enterrée. Sa volonté fut respectée. Les bovins emmenèrent la charrue jusqu’à la rivière Ynn, qu’ils traversèrent d’un pas sûr. C’était au début du printemps, juste avant la fonte des neiges. Le niveau de la rivière est, en certains endroits, très bas et les berges particulièrement abruptes. Ailleurs, elle se divise tantôt en chéneaux serpentant autours d’amas de galets ou d’îlots alluvionnaires, tantôt forme de larges bras tranquilles. Les bovins traversèrent sans encombre et n’arrêtèrent leur pèlerinage que dans le champ verdoyant où la défunte avait défié le vieux métayer.


A l’endroit où le cortège funèbre traversa la rivière, un petit pont couvert fut construit, au sud duquel une fontaine qui invite au repos des pèlerins fut bâtie. Bien que maintes fois détruit, il fut toujours rebâti et existe encore de nos jours. Sur l’arche faîtière du pont une inscription rappelle la traversée heureuse de la défunte, une autre gravée dans la pierre de la fontaine résonne particulièrement à l’aune des drames humains actuels :

« Bauet Brücken zueinander », littéralement, « Construisez des ponts l’un vers l’autre ».

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1 Commentaire
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Haldur d'Hystrial
1 année il y a

Décidément, on peut t’attendre dans de nombreux domaines totalement différents les uns des autres. Quelle polyvalence !

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