Méfiez-vous des fous et des vieux messieurs, car ce sont eux les vrais maîtres de monde.
Une semaine vient de s’écouler depuis mon réveil chaotique et pendant ce laps de temps, j’ai rencontré mon homologue dragon et directeur de cette école, Maître Cruzor . C’est avec lui que je passe le plus clair de mon temps. Il essaie d’évaluer ma puissance magique, afin de savoir vers quelles disciplines m’orienter dans mes futures études. Je passe toutes mes journées en sa compagnie dans l’arène blanche du cercle de l’Est.
J’ai découvert, pour mon plus grand plaisir, que les quatre arènes de l’est se trouvent dans l’école de magie. Peut-être parce que tous les champions enseignent ici, Monsieur Connard au physique ravageur est celui de l’arène noire et Cruzor celui de l’arène blanche. Pour ce qui est des deux autres, je sais que Maître Kryder qui enseigne la magie de l’eau est le champion de l’arène rouge et le Maître suprême du feu est celui de la verte. Mais le plus important dans cette histoire, c’est que, me retrouver dans cette arène me rappelle la maison et je dois avouer que ça fait du bien à mon moral qui se situe en ce moment même dans mes chaussettes.
Lors de nos séances, je peaufine ma métamorphose. Eh oui, mes amis, je suis officiellement un dragon pour de vrai ! Fini la handicapée de la transformation. Je vous jure qu’une fois retournée au royaume de feu, je vais en botter des culs. J’arrive maintenant à passer d’humaine à dragon et vice-versa en un clin d’œil.
Les prochaines sessions se focaliseront sur mes jets de flammes. Il faut dire que je ne les maîtrise pas du tout. C’est du grand n’importe quoi. Un coup, je crache un feu aussi puissamment qu’un volcan qui explose et une autre fois, il n’y a qu’un mince filet de fumée qui sort de ma gueule. Je pense qu’aujourd’hui je vais faire dans de l’épique, allez savoir pourquoi, mais j’ai le pressentiment que nous allons bien rigoler. Enfin surtout lui à mes dépens.
En une semaine, je n’ai croisé personne. À croire que le vieux dragon et moi sommes seuls au monde. Même si mon acolyte de solitude est une personne avec qui on ne s’ennuie pas, il reste quand même un vieux bonhomme et j’aimerais croiser un peu de jeunesse. J’ai l’impression d’avoir vieilli d’un siècle en quelques jours.
Une routine mortellement ennuyeuse s’est mise en place. Vous avez déjà eu l’impression de revivre la même journée encore et encore . Eh bien, voilà ce qu’est devenue ma vie. Chaque jour est le même ! Je suis réveillé par des coups frappés à ma porte aux aurores, je me lève, je fais ma toilette, je m’habille, je rejoins mon mentor dans son bureau, nous prenons notre petit déjeuner ensemble où il me parle des différentes règles, us et coutumes de cette école, nous nous dirigeons, ensuite, vers l’arène pour pratiquer mes leçons du matin, nous déjeunons sur place, recommençons les leçons jusqu’au crépuscule. Je retourne dans ma chambre où mon dîner m’attend, je fais ma toilette du soir, me déshabille et me couche. Vous êtes toujours avec moi . Aucun n’est mort d’ennui . Car moi, je suis au bout de ma vie. Je n’en peux plus. Une journée de plus comme ça et je deviens folle. Il me faut une distraction, un coup d’éclat, une aventure, un petit grain de sable qui fasse sauter le mécanisme bien huilé de ma morne vie.
Donc, me voilà partie pour une nouvelle semaine palpitante. Qui commence sous un véritable feu d’artifice. C’est une véritable palette de couleurs criardes que je découvre ce matin. Heureusement pour moi, je m’y étais préparée. En une semaine, mes yeux se sont accommodé à l’agression visuelle qu’il subissait à chaque fois que je franchissais la porte de son bureau. La toute première fois, j’ai bien cru que mes rétines étaient complètement grillées et que j’allais rester aveugle à jamais.
Laissez-moi vous décrire le spécimen. Visualisez un grand bonhomme, fin et sec, d’environ trois quarts de siècle, chauve, des longues moustaches en arabesque et une barbichette tressée et agrémentée de perles colorées qui lui descend jusqu’à la poitrine. À cela, ajoutez des yeux bridés d’un joli gris perle et des oreilles percées de multiples anneaux et pierres de toutes les couleurs. Il est resté un bel homme avec des traits harmonieux et bien dessinés qui expriment beaucoup de douceur et de sagesse. Par contre je dois dire que question vestimentaire, j’avais pris l’habitude à de l’excentricité colorée, mais aujourd’hui, il s’est surpassé. Il porte une chemise à jabot jaune poussin, un veston vert pomme, un pantalon orange à rayures argent avec des bottes en cuir rouge, le tout accompagné d’une redingote argentée. Le clou du spectacle est un haut-de-forme argenté lui aussi, avec trois plumes de paon blanches piquées sur le côté gauche du chapeau. Le peu que j’ai pu regarder m’a donné un sacré mal de tête.
Assis devant moi, mon bourreau visuel sirote son thé tranquillement. J’hésite encore sur le fait qu’il le fait exprès juste pour torturer ceux qu’il côtoie, pour le plaisir, ou juste parce qu’il aime s’habiller comme ça. Les deux peut-être ?
C’est d’une voix douce et grave qu’il s’adresse à moi.
-Petite princesse, il nous reste encore une semaine en tête à tête. Les élèves vont commencer à arriver petit à petit et les maîtres aussi. Je ne serais plus disponible pour toi. Donc, cette semaine, nous allons mettre les bouchées doubles.
Je le regarde se frotter les mains avec enthousiasme. Son regard pétille d’excitation, ce qui à chaque fois est une mauvaise chose pour moi. J’ai le pressentiment que ça va être ma fête.
-Bon mon petit chou à la crème, au boulot !
Depuis que je le connais, il ne m’a jamais appelé par mon prénom. J’ai toujours eu droit à un petit surnom affectueux et chaque fois, il est précédé par le mot « petit ». Petite princesse, petit chou, petit oiseau, petit trésor, petit, petit, petit, rhaaaaaaaaaaa ! Même si je trouve ça gentil et mignon, le fait qu’il s’obstine à appliquer l’adjectif “petit”, m’agace fortement. J’ai passé les deux premiers jours à lui réclamer sans cesse de m’appeler par mon prénom que mes parents m’avaient donné à la naissance pour être utilisé par toute personne souhaitant communiquer avec moi. J’ai abandonné au troisième jour, je suis persuadée qu’il en joue pour me foutre en rogne. Je le soupçonne d’être un véritable emmerdeur de première qui a pour seul but dans la vie de faire tourner ses victimes en bourrique. Avec moi, il a trouvé sa cible idéale. Mais merde, putain, ce n’est pas comme si j’étais petite, avec mes soixante-dix pouces de haut, je peux prétendre faire partie de la catégorie des grandes. Est-ce que moi, j’ajoute le mot « vieux » à chaque fois que je m’adresse à lui ? Est-ce que je le traite de vieux débris, vieux croûtons, vieux bonhomme ou de vieux machin ? Il est vrai, qu’en tant que directeur de cette école, il a une position hiérarchique supérieure à la mienne et qu’il est plus judicieux pour moi de le laisser faire. Il serait dommage que je commence l’année devant le conseil de discipline.
Une fois dans l’arène blanche, mon « vieux »professeur s’adresse à moi pour la nouvelle leçon du jour.
-Mon petit trésor, tu vas te métamorphoser en dragon et tu vas devoir cracher le plus gros jet de flammes que tu peux. Tu inspires et tu cherches l’étincelle de feu qui sommeille en toi. Tu la laisses crépiter un peu puis comme pour allumer un feu, tu souffles dessus jusqu’à ce qu’elle devienne une belle flamme et ensuite tu laisses ton souffle s’embraser et l’éjecter de tes poumons, d’accord ?
J’acquiesce de la tête et me transforme. C’est un moment très agréable. Mon corps devient tout chaud, comme quand on est sous la couette et que dehors, il fait froid. Mes muscles, mes os, tout mon être se met à onduler et s’étirer. J’ai l’impression qu’un millier de mains expertes me massent à l’intérieur. C’est un moment bref mais un instant de pur bien être. Le pied total. Le seul problème que je rencontre, est d’ordre vestimentaire. Normalement, quand on se transforme, les vêtements par je ne sais quel miracle magique ne se désintègrent pas. Je ne sais pas ce qu’ils deviennent mais quand on reprend sa forme humaine, nos vêtements reprennent leur place comme si rien ne s’était passé. Mais comme j’ai autant de chances qu’un manchot jongleur et que jamais rien ne se fait correctement chez moi, je me retrouve à chaque fois nue comme un ver. Heureusement pour moi, je ne suis pas pudique, même si me retrouver à poil devant mon directeur ne fait pas vraiment partie de mes fantasmes. Par contre devant un certain monsieur Connard au physique renversant… Non, non, non ! Alyana, tu remballes tes pensées lubriques. Interdiction formelle d’avoir le moindre désir d’accomplir une quelconque activité physiquement rapprochée avec lui. D’une part, je n’ai pas assez de petite culotte de rechange pour remplacer celle disparue pendant ma métamorphose pour ajouter celle noyée par des images sexuellement actives et d’autre part ce mec est un connard d’où son surnom, alors par touche.
-Ne t’inquiète pas mon petit chat, voir une femme nue me fait autant d’effets que le pet d’une mouche en pleine tempête.
À votre avis, je me vexe ou non ? Car je dois bien vous avouer que pour le moment, je le prends plutôt mal. Je ne veux pas paraître vaniteuse, mais par rapport à ce que je vois tous les matins dans la glace et ce que l’on dit sur moi, on peut me ranger dans le panier des jolies filles.
Je commence sérieusement à ressentir une forte irritation et beaucoup de contrariété face à ce monsieur. C’est vrai quoi, il passe son temps à me rabaisser physiquement en me traitant de petite, comme si je mesurais quatre pieds de haut les bras levés ! Et maintenant, il me compare aux flatulences d’une mouche ! Je fais quoi ? Je lui éclate la tête de suite où j’attends l’heure de l’apéro pour le gober comme une cacahuète ?
On me fait suer depuis des lustres sur mon « merveilleux » physique. Je ne sais plus combien de mâles de toute espèce dont j’ai dû refroidir les ardeurs. J’ai eu droit à des sonnets, des ritournelles, des portraits, des gravures, des sculptures et autres odes à ma beauté. Je sais que je parais égocentrique mais je m’aime et comme diraient certains de mes admirateurs, je me trouve sacrément baisable. Attention, je précise qu’il n’y a que moi qui puisse utiliser cette expression. Ceux qui l’ont utilisée sont montés de quelques octaves.
Et pour tous ceux qui pensent que je suis une faraude, peut-être que je le suis, mais j’ai la fierté de pouvoir dire que j’ai réussi à passer outre les pressions sociétales qui obligent chaque être à se voir à travers un prisme déformant qui imposent les règles de beauté. Tous ces éreinteurs qui s’amusent à lyncher toutes personnes différentes des normes physiques établies et qui nous amènent à nous détester. Ces minables déchets de la société ne sont pas les régisseurs de ma vie et de mes appréciations du « beau ». Je m’aime donc je suis et pour le reste, rien à foutre !
J’ai de longs cheveux d’un blanc lumineux qui descendent souplement jusqu’à ma taille, des yeux marron parsemés des paillettes dorées, un teint hâlé aux reflets dorés par des heures passées sous le soleil, une poitrine généreuse, des hanches pleines et un cul voluptueux. Enfin ça, c’est ce qu’on dit de moi. Moi, je dirais plutôt j’ai des cheveux rebelles qui réfléchissent encore sur leur nature : ondulé, bouclé, frisé, nid d’oiseau ou amas de nœuds, bref, ils font leur vie, je fais la mienne et les vaches sont bien gardées. Je vous ai déjà exprimé mon opinion sur mes courbes donc je ne reviendrais pas dessus.
Et là, vous vous dites « je croyais qu’elle s’aimait physiquement, mais elle ne fait que de se critiquer ». Mais oui, et heureusement. J’aime mes défauts et j’aime mes atouts. Mes yeux qui grâce à ces paillettes dorées donnent au marron de mes pupilles un joli mordoré tout chaud. J’aime mon corps athlétique plein de cicatrices qui honorent la guerrière que je suis. Je ne suis pas faite comme toutes ses princesses oisives de château. Je m’exerce tous les jours à me rendre plus forte et plus tonique pour survivre dans l’arène. J’ai ce qu’on peut qualifier une musculature fine. Mes muscles sont bien dessinés et fermes, mais pas super développés. Je ne fais pas dans la gonflette comme certains, même si je dois bien avouer qu’une pichenette de la part de certains gros bras tout gonflés et tu voles à cinquante pieds.
Si nous revenons au vieux bonhomme qui me fait face actuellement, je ne comprends pas pourquoi il affiche cette indifférence face à ma personne, nue devant lui. Tout homme normalement constitué réagit avec un minimum d’intérêt devant une paire de nibards, non ? Après, peut-être que c’est une autre paire de boules plus petites et accompagnées d’un joli bâton qui rempliraient son regard d’étoile. Mais bon même si les gonzesses ne sont pas son truc, il pourrait réagir quand même. Moi quand une belle femme passe devant moi, je l’admire. J’aime ce qui est beau et un canon avec une poitrine parfaite, un postérieur parfait, une peau parfaite, un visage en cœur, des cheveux soyeux et disciplinés et un corps de rêve, je m’émerveille. Il est vrai, je ne vous cacherais pas que je ne vais pas l’aimer. Je vais carrément la détester dans toute sa perfection. Je suis une fille, la jalousie est en moi et quand tu croises le chemin d’une nana plus belle que toi, tu l’envies, tu l’admires et tu la hais au plus profond de tes entrailles.
Au nom des dieux, mais que suis-je en train de faire ? Me voilà à me vexer comme une de ces présomptueuses qui gloussent comme des dindes à longueur de journée et battent des cils à la recherche de la moindre attention d’un potentiel prétendant. Ressaisies toi Alyana, tu recherches la gloire du combat et de l’arène et non celle d’un amant ou d’un mari.
-Concentres-toi, ma petite Alyana. Ce n’est pas comme si nous avions toute la journée devant nous.
Je grogne face au dictateur, pardon directeur, qui ne me laisse même pas le temps de réfléchir en paix et me concentre sur ma transformation. Une fois devenu dragon, je cherche cette étincelle au fond de moi. Je la vois et je m’approche lentement d’elle. Je m’aperçois qu’elle est plus puissante que je le pensais. C’est plus qu’un petit crépitement de feu, c’est une grande flamme qui danse paresseusement. Elle est lumineuse et chaude. Elle projette des éclats dorés et me comble de chaleur et de douceur.
Je dirige mon souffle vers elle, sa danse devient plus vive et elle se met à grossir jusqu’à devenir un immense brasier déchaîné. Il est éblouissant et rougeoyant, il dégage une chaleur suffocante. Je souffle plus fort et soudain, c’est l’explosion, tout s’enflamme.
Ça remonte dans ma gorge et la remplit à la vitesse de l’éclair. J’ouvre ma gueule et laisse jaillir ce feu ardent. Un jet de flammes de plusieurs pieds sort de ma bouche. Je le dirige vers le ciel pour éviter de transformer Cruzor en grillade. C’est puissant et exaltant. Je sens toute la force de ce geyser incandescent que j’expulse si haut dans le firmament. Je me sens si dominante avec ce pouvoir de feu extraordinaire. Le prochain qui vient me chercher des poux, je le pulvérise.
Une fois le jet tari, je baisse la tête et ferme ma gueule. Je lance un regard vers le directeur. Il a les yeux exorbités comme deux ronds de flan et la bouche grande ouverte. C’est sûr que ce n’est pas un pet de mouche que je viens de produire.
Attends un peu mon vieux, je n’en ai pas fini avec toi. Serre les fesses et garde ta petite culotte le spectacle ne fait que commencer. Je me concentre de nouveau et je pars à la recherche d’une étincelle de glace. C’est aussi une flamme juste à côté de la dorée. Elle est superbe, d’un beau bleu glacé et ondule souplement. Elle est fraîche et piquante. Je dirige mon souffle vers elle et la flamme se cristallise et explose en un immense brouillard constitué d’une multitude de cristaux de glace qui remonte tel un cheval au galop vers ma gueule. Je lève la tête vers le ciel et libère cette tempête de glace qui s’élève vers les cieux. La température autour de nous baisse soudainement et tout devient blanc. On se croirait un matin d’hiver où tout est immaculé de neige. Cruzor est à genoux, la tête penchée et les poings serrés, son ridicule chapeau est à ses pieds, complètement gelé. Je redeviens humaine et me plante devant lui, nue encore une fois, mais fière comme un paon. Alors, mon petit vieux? Pas si petite que ça la donzelle !
-Alyana, tu es tout simplement monstrueuse ! je…
Totalement sonné, il s’assoit sur le sol en tailleur, devenu soudainement muet. Il pose ses coudes sur ses genoux et enfouit sa tête dans ses mains.
Pour ma part, je me suis figée au moment où il m’a comparé à un monstre. Bordel de merde, je ne sais pas ce que ce type a contre moi, mais là, c’est le pompon. MONSTRUEUSE ? Je viens de me prendre une claque en pleine face et croyez-moi, ça ne fait pas du bien du tout. MONSTRUEUSE ! Ce mot résonne en moi comme un écho sans fin. Je peux affirmer que si à l’origine, je possédais un ego démesuré, il venait de rapetisser sérieusement. Cet homme n’est pas habitué à converser avec le sexe opposé, car il ne sait pas du tout comment tourner un compliment. Reste à savoir s’il connaît déjà la définition et le principe de la galanterie.
Je n’arrive pas à me remettre de son adjectif. Qu’il me qualifie de monstrueuse me reste au travers de la gorge. Merde ! Ce que je venais de faire, était plutôt impressionnant. Je pensais qu’il grimperait au rideau. j’aurais eu, moi-même, un mini orgasme devant le spectacle que je venais de produire. J’en aurais parié la couille gauche de mon frère.
Je vois bien que les prudes du vocabulaire s’indignent que j’ose évoquer une des bourses fraternelles. Pour ma défense, je précise que le damoiseau en question passe son temps à parier sur cette partie de son anatomie. Depuis que monsieur est devenu un « homme », je l’entends déblatérer sa fameuse phrase fétiche, pour un rien. Alors maintenant pour moi, c’est un automatisme, le mot parier s’associe obligatoirement avec la couille gauche de mon frangin. Pourquoi la gauche me direz-vous ? Il n’a jamais su répondre à cette question. Les mecs sont bizarres et difficiles à comprendre.
Je ne vous ai pas encore parlé de mon frère ? Pourtant, cet énergumène est très important dans ma vie. Pour vous la faire courte, lui et moi, nous sommes jumeaux. Vous vous souvenez quand je vous ai dit que les dragons avaient tendance à faire des bébés en plusieurs exemplaires ? Nous n’avons pas échappé à la règle dans ma famille, mais contrairement aux idées reçues, lui est moi, nous sommes complètement différents. Le jour et la nuit, le feu et la glace, le pile et la face, et cetera, et cetera. Vous ne pouvez même pas imaginer la liste de toutes les oppositions que les gens ont pu déblatérer pour nous comparer. Je suis née humaine et lui dragon, je suis une fille et lui un garçon, je suis le portrait craché de mon père et lui celui de ma mère, je suis la sœur parfaite et lui, c’est un emmerdeur. Mais malgré tous ses défauts et les dieux savent à quel point il en est doté, je l’aime plus que tout. Il est une partie de mon cœur et de mon âme.
Mais assez parlé de lui et revenons à l’humiliation que je viens de subir. Je suis vexée, déçue et furieuse. Face à cela, je fais ce que toute fille normalement constituée fait : je boude, je croise les bras sur ma poitrine, baisse la tête, fait la moue, renifle fortement et tape du pied de façon intempestive. Et toutes celles qui prétendent qu’elles ne boudent pas sont des menteuses ou elles sont beaucoup plus matures que moi ce qui n’est pas bien difficile, je le conçois.
J’ai envie de pleurer. Les larmes commencent à perler au bord de mes cils. Je les ravale avec beaucoup de peine mais, il est hors de question que je montre à quel point je suis touchée. Je suis une dure à cuire, peut-être un peu trop soupe au lait, mais personne ne doit deviner mon émotivité à fleur de peau. Pour sauver mon orgueil, il ne me reste qu’une seule chose à faire, sortir mon arme secrète, la seule chose que je sache faire à la perfection : râler et jurer.
-Sacré bordel de merde, vous faites chier putain ! Je me casse le cul à me bousiller la gueule avec vos jets à la con et pour quel résultat ? Pour m’entendre dire que je suis MONSTRUEUSE ! Eh bien, vous savez quoi enfoiré de directeur de mes deux . Vos réflexions foireuses, vous pouvez vous les mettre où je pense et bien profond. Je ne suis pas dans cette école pourrie pour me faire insulter par un vieux fou habillé comme un guignol. Vous savez autant vous vêtir que communiquer avec le sexe opposé. Vous êtes un crime aussi bien pour les yeux que pour les oreilles. Vous êtes peut-être le grand seigneur ici, mais chez moi, c’est moi le grand seigneur. Et pas n’importe quel grand seigneur. Celui de cinq, putain, d’arènes. Celles du Cercle du Sud et de la Sanglante. Oui, vous avez bien entendu la Sanglante, celle qui donne des cauchemars aux petits enfants et fait pleurer les plus courageux. Celle qui porte son nom par la quantité de sang qui a peint à jamais son sol. Je le jure devant les dieux, mon petit vieux, si tu continues à me manquer de respect un tant soit peu, je te bouffe.
Je suis à bout de souffle après cette tirade. Mon cœur bat à toute vitesse et mon sang pulse fortement dans mes veines. Je n’ai même pas remarqué que je me suis approchée de lui et qu’il s’est relevé. Nous étions face à face, pieds contre pieds, nez contre nez, yeux dans les yeux. Enfin presque, vu sa stature, je dois lever la tête et lui baisser la sienne pour que nos regards se croisent. Je ne suis pas à mon avantage. Je me sens dominée par le bonhomme et cela ne m’enchante pas trop.
C’est alors qu’un déclic se fait en moi. Oui, il m’arrive d’en avoir de temps en temps et non je ne suis pas toujours qu’une gamine immature et égocentrique incapable d’utiliser sa cervelle, ce n’est pas très gentil de penser ça. Bref, soudainement le fait qu’il m’ait appelé Alyana et non par un de ses petits surnoms me percute. Oups ! Je crois que j’ai poussé le bouchon un peu trop loin. Peut-être que le gars, il ne voulait pas m’insulter. Peut-être qu’il a été tellement sonné par ma prestation incroyable qu’il a sorti le premier mot qu’il lui venait, sans réfléchir. Ce n’est pas moi qui vais lui jeter la première pierre, vu que je n’ai quasiment aucun filtre quand je communique avec autrui. Punaise, la bourdasse* que je suis, viens effectivement de lui jeter cette première pierre en pleine face. Quelle abrutie au caractère déplorable et suicidaire. Je viens quand même d’engueuler le grand patron injustement. Je pense que je vais déguster ma peine et me retrouver finalement devant le conseil de discipline avant même la rentrée.
Calmée et refroidie, je me laisse tomber lourdement au sol. Je baisse la tête et cache mon visage derrière mes cheveux qui forment un rideau protecteur. J’attends la sentence irrévocable (1) en retenant mon souffle.
Un gloussement me parvient. Je lève la tête et le regarde ébahi. Quand nos regards se croisent, il explose de rire. Je ne m’attendais pas à cette réaction.
-Mon petit volcan. Tu as décidément un vocabulaire bien fleuri, digne d’une combattante. C’est rafraîchissant et cela me rappelle ma jeunesse dans les cellules des arènes et des soirées bien arrosées. Au nom des dieux quelle fougueuse jeune femme que tu fais. Saches que je n’ai pas voulu l’insulter, loin de moi. J’ai 738 ans et de toute ma longue vie, je n’ai jamais vu ça. Tes flammes ne ressemblent à aucun feu de dragon, elles sont d’un rouge doré lumineux et elles sont plus chaudes que la lave d’un volcan. Ta glace quant à elle, est d’une pureté absolue et d’une force digne d’une tempête glaciale dévastatrice. Il n’y a qu’un seul dragon qui produit les mêmes jets que toi. C’est le Gardien. Tu as 19 ans et tu montres une puissance semblable à la sienne.
Le Gardien ? De quoi il parle . Je me pose vraiment des questions sur sa santé mentale. Il vient quand même de me comparer à la classe supérieure. Et pas n’importe laquelle. La classe supérieure du monde divin.
Le Gardien n’est pas n’importe qui chez les dieux, il est au au-dessus de l’échelle sociale du Panthéon. C’est là que vous vous demandez comment peut-il y avoir des dieux plus importants que les autres? Vous avez de la chance, je viens de lire tout un tas de parchemin sur le fonctionnement et la hiérarchie divine.
Dans notre panthéon céleste, il existe plusieurs niveaux de hiérarchie selon la puissance du dieu. À la tête de ce petit monde, nous avons les quatre Pères. Des dieux tout-puissants que nous appelons les Fondateurs. Ils sont les quatre éléments. Le Père Feu, surnommé par la populace le Combattant, le Père Eau dit le Murmureur, Père terre Le bien aimant, et Père Air dit Le Sage.
Ensuite, au rang inférieur, nous trouvons les dieux créateurs. Danalahia, qui représente la féminité, est le résultat de la fusion de la magie des Pères Terre et Eau. Son symbole est la lune et elle règne sur la nuit et les passages de l’après-vie. Cernunnoserus est le masculin, son symbole, le soleil et il gère le jour et le monde des vivants. Ils sont à l’origine de la vie sur terre et les heureux parents des dieux protecteurs.
Je peux voir les rebelles au fond de la classe qui commencent à s’agiter en se disant qu’on en a rien à foutre des dieux et de leur histoire. Sachez, mes petits cancrinets d’amour, que de la divinité vous allez en bouffer à toutes les sauces, dans mon aventure. Il est hors de question pour moi de tout vous réexpliquer à chaque fois. Alors, on sort une plume et un parchemin et on prend des notes. Rassurez-vous, j’ai bientôt fini et dans le prochain chapitre, je commence le récit fabuleux de comment ma vie est devenu un véritable cauchemar.
Je reviens à mon cours de théologie, comme je le disais avant d’être grossièrement interrompu par les rebelles du fond de la classe, les dieux protecteurs « protègent » les créatures que leurs parents ont modelés, avec beaucoup d’imagination, pour certains, en leur honneur. Mais face à un afflux de bébés divins caractériels, il fallait bien une super nounou et devant le laxisme évident des parents, nos quatre Pères prirent les choses en main et créèrent le gardien, botteur de cul officiel d’Aéralis (pour ceux qui ne l’avaient pas deviné c’est le nom officiel du panthéon divin) qui contrairement à ses homologues, les Créateurs, a été créé avec la magie des quatre fondateurs, donc vous pouvez imaginer à quel point il est craint par ses semblables. Je pense que quand Monsieur pointe le bout de son museau, les agitateurs du moment se calment prestement.
Vous comprenez, maintenant, pourquoi même avec beaucoup d’imagination et je peux dire que je suis au summum de ma gloire pour ça, je n’arrive pas à me trouver ne serait-ce qu’un poil de sa puissance en moi.
Réfléchissons, mon paternel est le fils d’un dieu protecteur. Oui, je sais, je vous sors cette information comme un cheveu sur la soupe, mais il faudra faire avec, après tout, c’est moi le chef ici. C’est mon histoire, ma vie, mon cerveau dérangé et c’est moi le patron. Donc, pour revenir à mon géniteur, sa parenté divine, fait de lui un demi-dieu et de moi un quart-dieu, pas de quoi casser trois pattes à un canard. Je ressemble trop à mon père pour douter de l’infidélité maternelle et comme je suis bien sortie du ventre de ma mère, simple dragon de naissance, même si elle est la plus dangereuse et tyrannique de l’espèce. Comment je le sais ? Tout le monde craint la reine Catherine et sa main droite surnommée “le marteau” dans la famille. Quoi ? Vous parliez du fait qu’elle m’avait bien enfanté ? Mon frère et moi avons le droit à l’histoire de notre naissance à chacun de nos anniversaires par mon père légèrement beaucoup enivré, les naissances gémellaires sont généralement épiques selon lui, mais la nôtre est la plus extraordinaire .Ce qui fait, que depuis 19 ans, nous écoutons religieusement pour certains, douloureusement pour d’autres, la légendaire aventure de notre fabuleuse naissance.
Bref, pour ma santé mentale, je ne vais pas m’attarder sur cette question et au lieu de partir du côté obscur du mystère de la création et de ses expériences mystiques, je vais simplement conclure en disant que je suis une anomalie de la nature.
-Pour ta gouverne, ma petite libellule, sache que même si je suis un vieux fou, je suis quand même l’enfoiré de directeur de cette école. Comment tu l’as qualifiée, déjà ? Pourrie ? Ici, c’est moi qui commande. Je suis le roi, le dieu, la loi et tout ce qui détient le pouvoir. Je suis la petite voix dans ta tête qui te sert de conscience. Je suis la grosse voix de la justice qui donne sa sentence. Je suis le bourreau coupeur de tête et surtout, je suis celui qui détient ton avenir dans ses mains. Alors la prochaine fois que tu critiques mon style vestimentaire qui est, je précise, à la pointe de l’élégance, c’est moi qui te bouffe. Souviens-toi qu’après une guerre, les seuls survivants sont les vieux fous. Car ils sont assez vieux et assez fous pour savoir comment manipuler le monde et au final, ce sont eux qui s’assoient sur les trônes restés vides.
Je pense que je viens de me faire moucher en beauté. Il est fort, très fort. Je dois reconnaître un maître du recadrage quand j’en vois un. Et là, je viens de faire connaissance avec mon maître. Il ne me reste plus qu’une chose à faire, me faire pardonner.
-Je m’excuse de mon comportement immature et irrespectueux.
À force de faire le con et de parler sans réfléchir, mon père m’a fait apprendre la formule de pardon absolu et le grand sourire illumine le visage de Cruzor, montre à quelle cette formule magique est efficace.
Il se frotte les mains comme un gosse devant un jouet qu’il convoite avec envie.
-Mon petit bouchon, toi et moi, nous allons faire des étincelles. Avec mon sens de la stratégie, ma diplomatie, ta force brute et ton immense pouvoir, je vais les mettre tous à mes genoux. L’école de magie va devenir une puissance qu’il faudra prendre en compte. Oh que oui, je vois déjà le spectacle et c’est un véritable plaisir pour les yeux.
Il me fait quoi celui-là avec sa tirade de méchant prêt à régner sur tous les royaumes.
-Juste pour votre gouverne, Monsieur, je ne suis pas une arme de destruction massive et si vous avez des envies de conquête mondiale, ce n’est pas avec moi que vous allez les assouvir. Il faut redescendre sur terre et arrêter de prendre vos fantasmes pour des réalités. Les derniers dragons tyranniques ont été dégommés par mon père et mon oncle. S’il faut que je les appelle pour vous remettre les idées en place, je peux le faire tout de suite.
-Ne t’inquiète pas, ma petite colombe, le royaume des mages a toujours été et restera neutre à jamais. Depuis la Grande Guerre, les directeurs prêtent serment et un sortilège les force à la neutralité politique et les contraint au dévouement de l’école. Ce n’est pas pour assouvir une soif de grandeur que je savoure ton potentiel, mais pour une stratégie de défense inébranlable. Nous sommes l’objet de beaucoup de convoitise et nous dépensons beaucoup pour la protection de nos terres. Avec toi comme pièce maîtresse à l’échiquier, nous faisons échec et mat en un seul coup. Je dois bien avouer que cette perspective de l’avenir est assez jouissive. Mais pour le moment, ce n’est pas cela qui nous intéresse. Il est grand temps de te tester et nous allons le faire de ce pas.
Ce type est complètement barré. Il passe du coq à l’âne sans prévenir. Tu as intérêt à bien t’accrocher à ce qu’il raconte, car tu peux vite te retrouver largué en chemin. Et c’est quoi son test . Si c’est pour jouer aux échecs, il va vite comprendre que contrairement à lui la stratégie et moi, on n’est pas copine. Je suis du genre bourrin, je fonce et on avise si ça passe ou si ça casse. Le problème dans cette idéologie, c’est que souvent ça casse et mes os en portent encore les stigmates. Ma peau aussi, les cicatrices que j’ai, pourraient presque ressembler à de l’art scarificale.
-Nous allons procéder au rituel d’affiliation aux éléments. Cela va nous permettre de savoir avec lequel tu es liée. Assis toi en tailleur par terre au milieu de l’arène.
-Ok pas de problème, mais j’ai une question d’ordre pratique. Je peux me rhabiller avant ? Je ne voudrais pas paraître grossière, mais je voudrais éviter de me retrouver avec des grains de sable pleins le derrière.
-Excusez-moi, mon petit chaton, va t’habiller et positionne-toi après.
dernier ajout :
Je me dirige vers mon sac que j’ai laissé au bord de la piste de combat, je m’habille et me dirige ensuite au centre de l’arène pour m’asseoir en tailleur sur le sol. Cruzor commence à tracer des lignes tout autour de moi en adressant une prière aux Pères Fondateurs.
-Je vous sollicite, Pères Fondateurs. Vous qui êtes les éléments à l’origine de la vie. Je vous amène cette jeune damoiselle, afin de trouver sa voie. Aidez-moi à l’illuminer. Éveillez sa magie à son élément.
Je regarde tout autour de moi pour essayer de savoir ce qu’il a dessiné sur le sable qui recouvre la partie centrale de l’arène. Après plusieurs contorsions et un cou endolori, je m’aperçois qu’il s’agit d’un pentagramme. À mon avis, après, ce n’est qu’une opinion personnelle, je pense qu’il n’est pas très judicieux pour son espérance de vie, de se trouver au centre d’un pentacle magique. Ces machins-là sont souvent associés à la magie noire, même si j’ai lu qu’il était aussi utilisé dans la pratique de la magie blanche, pour des sorts de protection par exemple. Mais avec la chance que j’ai, j’hésite fortement à prendre mes jambes à mon cou ou à sortir mes ailes pour fuir très loin.
Le vieux dragon sort d’un sac quatre bols, les dépose sur quatre des extrémités de la figure et se place ensuite sur la cinquième pointe.
-Père Feu que ta chaleur et ta lumière nous protègent.
Dans le premier bol posé, une grande flamme dansante surgit.
-Père Aire que ta force et ta sagesse nous guident.
Une tornade qui ondule énergiquement apparaît dans le bol à la droite du premier.
-Père Eau que ta fraîcheur et ton murmure nous apaisent.
Le troisième bol se remplit d’une eau agitée.
-Père Terre que ta douceur et ta générosité nous nourrissent.
Une jolie rose d’un rouge foncé presque noir, pousse et éclos dans le quatrième bol.
-Maintenant, Alyana, ouvre ton esprit aux quatre Fondateurs, afin qu’ils puissent t’illuminer sur tes affiliations élémentales.
Mais qu’est-ce qu’ils ont tous à vouloir que je médite absolument. M’ouvrir, faire le vide dans ma tête, lâcher prise. Il n’y a que moi qui ai le cerveau qui se transforme en boudoir pour une réunion de petites vieilles quand j’essaie de me relaxer ? À mon avis, cela devrait être considéré comme un supplice et être dédié exclusivement à la torture de prisonniers récalcitrants. Je classerais la méditation au même niveau que le supplice de la goutte d’eau. Sauf qu’à la place de la goutte d’eau qui tombe continuellement au même point sur ton crâne, tu as une ou deux petites voix qui tapent perpétuellement au même niveau dans ton cerveau et tu finis complètement aliéné avec de la bouillie dans ta boîte crânienne.
Je ferme les yeux tout en grognant pour faire savoir à quel point je suis enthousiasmée par la perspective de finir démente à cause de cette pratique barbare. Je n’ai même pas le temps d’entamer la conversation avec les commères qui sévissent dans mon esprit, que je sens une légère pression derrière moi, là où se trouve le bol de feu. Je laisse l’énergie qui toque dans mon dos me pénétrer.
Je sens comme un torrent de lave se précipiter dans mes veines. C’est intense et chaud, mais cela ne me brûle pas. Je ressens comme une allégresse soudaine qui s’installe dans tout mon être et me donne de danser joyeusement et de rire aux éclats comme une enfant insouciante et libre de toutes contraintes.
Une légère chatouille me titille sur la gauche, l’Air. Elle me traverse comme un vent régénérant qui chasse tout ce qui est nocif. Je me sens renaître. J’éprouve un bien-être pur et sain comme après un bon bain d’oxygène au sommet d’une montagne, aussi apaisée qu’après avoir fait une sieste salvatrice bercée par la brise iodée venant de l’océan et sereine comme quand on flâne doucement entouré par le parfum fleuri de la campagne et celui-ci boisé des forêts.
Un troisième frottement se fait ressentir à ma droite, la Terre. Mon cœur se met aussitôt à pulser dans un rythme lent et rigoureux. Je connais ce tempo, c’est celui que je ressens quand la terre tremble. Celui que j’entends quand je me trouve dans une grotte profondément enfouie dans la terre. Ces pulsions cardiaques me font vibrer toute entière. Je me sens en communion avec la flore et la faune qui m’entoure. C’est comme si je devenais une partie de tous les êtres vivants, animaux ou végétaux, ainsi que tous les minéraux jusqu’au plus petit grain sable qui façonnent notre si beau monde.
Une quatrième caresse devant moi se fait ressentir, l’Eau. Une douce fraîcheur me caresse la peau et se repent sur tout mon corps, comme une pluie d’été bienfaitrice après avoir croulé sous la chaleur écrasante d’un soleil étouffant. Un léger murmure me parvient comme un secret confié au creux de l’oreille. C’est un tendre chuchotement plein de promesses.
-Ce n’est pas encore le moment, mon enfant. Bientôt, je te le promets, tout te sera révélé. La vérité sur qui tu es vraiment et sur ta grande destinée. Nous t’aimons tellement et sommes si fiers de toi. Mais pour l’instant, tu dois apprendre et t’améliorer pour devenir plus forte. Chacun d’entre nous t’apportera son savoir quand tu seras prête à recevoir notre cadeau. Épanouie toi, deviens cette magnifique jeune femme que nous devinons en toi. Nous nous croiserons plus vite que tu ne le penses, Alyana.
Puis tout s’arrête. Toutes les sensations provoquées par les éléments disparaissent en même temps. Je me retrouve complètement vidée, mais sereine. C’est comme si la dernière pièce d’un vitrail venait d’être posée et faisait de moi une œuvre achevée. Pour la première fois de ma vie, je n’ai plus besoin de mon frère pour me sentir complète et cela apporte tout un champ de lumière à mon existence, j’ai ma propre palette de rayonnements colorés. Me voici entière et ça me fait un bien fou.
-Alors, mon petit trésor, quel élément s’est présenté à toi ?
La voix de Cruzor me sort de ma torpeur. Je lui raconte tout ce qui s’est passé dans le pentagramme. Au fur et à mesure de mes explications, je vois ses yeux s’illuminer et son sourire s’épanouir. Il ressemble à un gosse à qui on venait d’offrir le jouet de ses rêves. Je suis sûre d’avoir vu ses moustaches frémir à la fin de mon récit. Je ne comprends pas ce qui lui passe par la tête en ce moment même, mais le voir entamer une gigue effrénée me ramène à la question de savoir si ce dragon a bien toute sa tête.
-Mon petit cœur, tu es ce que tout politicien fantasme d’avoir. Une arme de destruction massive qui va tous les faire trembler de peur. Une menace tellement puissante que plus personne n’osera défier mon autorité et venir me chercher des poux à tout bout de champ. Plus besoin de lécher les bottes aux alliés ou de botter les fesses des méchants, ton nom à lui seul suffira pour calmer tous ces agités de l’épée qui cherchent le moindre prétexte pour guerroyer. À moi le calme et la sérénité, je vais enfin pouvoir vivre d’amour et d’eau fraîche.
-Sans vouloir briser vos rêves, vous n’avez pas une école à diriger ?
-Ma petite chérie, tout se résume en un seul mot : délégation. Ne l’oublie jamais, il faut savoir nantir son travail aux personnes qui t’entourent pour leur prouver ta confiance et surtout pour qu’ils fassent quelque chose de leurs dix doigts et de leur temps. Plus tu fais les choses par toi-même, plus tu vieillis rapidement. Le poids des responsabilités est un accélérateur de vieillissement. Regarde-moi, je délègue depuis mes débuts et le temps a eu très peu d’effets sur moi. Au lieu de gérer toute une population d’étudiants incontrôlables, je ne m’occupe que de quelques adultes responsables, passionnés et reconnus dans leurs fonctions. Tu es alliée avec les quatre éléments, ton emploi du temps va être un véritable casse-tête pour ton tuteur.
-Ce n’est pas censé être vous ?
-Délégation, délégation ! Il me reste deux semaines pour trouver un volontaire. Attends, nous dirons plutôt une semaine. Il lui faudra bien une semaine complète pour te mettre au diapason. En réfléchissant bien, il faut que je t’en trouve un avant ce soir. Deux semaines seront suffisantes pour mettre en place le lien entre vous. Enfin, j’espère !
Cruzor et l’art d’insulter quelqu’un en toute innocence. Je ne vais pas m’offenser pour ça. Je commence à connaître le bonhomme et je ne vais pas me fatiguer à me sentir outrager à chaque fois qu’il ouvre la bouche. Je souhaite préserver le bien-être de mon amour-propre.
-Bon, mon petit bouchon, nous allons clore ta session d’entraînement maintenant. Je te laisse rejoindre ta chambre où j’y ferais porter des livres et des parchemins sur différents sujets pour que tu les étudies. Cela te permettra de prendre de l’avance sur ton enseignement général et de te focaliser plus sur la pratique de la magie. Nous, les dragons, nous avons la chance d’inscrire notre savoir à jamais dans notre mémoire. Il nous suffit de lire un livre une fois et nous nous en souviendrons au moindre mot jusqu’à notre mort. Sur ce, je te souhaite une bonne lecture. Pour ma part, j’ai un tuteur à te trouver.
Une fois revenue dans ma chambre, je m’allonge sur mon lit. Ma vie vient de prendre un chemin complètement différent de celui que je voulais emprunter à l’origine.
Visualisez une route paisible où vous déambulez d’un pas assuré et serein, sifflotant d’un air guilleret l’innocence de votre jeunesse, quand, soudain devant vous se précise un embranchement ou deux choix s’offrent à vous : un petit sentier sombre et brumeux fait d’arbres squelettiques possédants mille yeux rouges qui vous observent. Ces monstres de bois ondulent et craquent sous le mouvement des ombres fantomatiques qui hurlent à vous glacer le sang. Juste à côté, une jolie voie pavée entourée d’arbres fleuris qui accueillent papillons, oiseaux chanteurs et écureuils espiègles, le tout baigné dans une douce lumière dorée enjolivée par des rayons du soleil qui s’infiltrent à travers les branchages (3). Vous ne vous posez même pas la question et tout naturellement, sans un regard sur le côté, vous vous dirigez vers la vision idyllique. Tous les sains d’esprit le font, sauf moi. Non, moi, je suis la fille complètement folle à lier qui s’est aventurée vers le côté obscur et le tout à l’insu de son plein gré. Un jour, j’étais sur ma route peinarde et PAF, d’un claquement de doigts me voilà projetée sur ce chemin cauchemardesque. Une chose est sûre, rien ne sera plus jamais comme avant.
Les paroles qui m’ont été murmurées par l’Eau me reviennent et des questions tournent en boucle dans ma tête comme des échos sans fin. Quelle est donc cette vérité sur moi ? Pourquoi me dit-on que je ne sais pas encore qui je suis vraiment ? Je pense plutôt bien me connaître. Mais comme je ne tiens pas à finir complètement fol dingo, je ne m’attarderais pas sur ces interrogations perturbantes. Puis comme cela a été si bien dit, ce n’est pas encore le moment, donc passons à autre chose.
Attardons-nous sur notre cher tuteur-directeur. Que penser de lui . Ce vieux fou avec des goûts vestimentaires qui laisse à désirer, un penchant pour le pouvoir et la domination qu’il cache sous un côté fleur bleue et paternaliste. Il y a un dicton qu’utilise souvent mon père. « Les amis de mes amis sont mes amis, les ennemies de mes ennemis sont mes amis, les amis de mes ennemis sont mes ennemis et pour ce qui est des autres, ceux que tu n’arrives pas à savoir dans quel panier les mettre, garde les biens à l’œil et au moindre faut pas, réagis en conséquence » . Je vais suivre les sages conseils paternels et le surveiller de prêt. Il y a quelque chose qui cloche chez lui. Je ne sais pas quoi, mais mon instinct me titille quand je le regarde.
Une autre citation patriarcale me revient. Eh oui, il dit beaucoup de choses, souvent pour ne rien dire, mais parfois, il sort des trucs pas cons du tout. « Un ami puissant, même s’il est très utile, peut se révéler très handicapant. Quand tu es en désaccord avec lui, c’est toujours lui qui aura le dernier mot de par sa position de force, et même s’il est dans l’erreur et toi dans la vérité. Ce puissant ami, n’en fait pas ton meilleur ami, car un jour, il pourrait devenir ton pire ennemi et tout ce qu’il connaîtra de toi, tes forces et surtout tes faiblesses, il les utilisera contre toi. Laisse le vivre sa vie et toi la tienne, de temps en temps, partagé une francherepue pour resserrer les liens, mais pas trop, car à force de trop serrer, les liens finissent toujours par casser. »
Je ne sais pas quels sont les objectifs finaux de Cruzor, mais je compte bien le surveiller de prêt.