Aujourd’hui, c’est jour de marché. Maman a insisté pour que je vienne. J’ai cédé. Il fait beau, les gens rigolent. C’est agréable d’entendre la résonnance de la rue. Ma mère connait cet endroit comme sa poche. Je la suis le long des stands. Elle s’arrête discuter ici et là, et puis repart. Je ne l’ai jamais vue ainsi, si détendue. Elle qui tenait tellement sur sa montre, les horloges des gares et les pendules de la maison. Ce matin, elle ne l’a pas sur son poignet. Elle ne court pas non plus, personne ne court. Le monde tourne au ralenti. Ou à la bonne vitesse.
– Je vous présente ma fille, Clémentine.
J’ai remarqué que les gens répondaient souvent par un simple sourire. Pas de mots. Pourtant c’est bavard, le marché. Mais à quoi bon souhaiter une “bonne journée” alors qu’elle est déjà magnifique ?
Simon joue avec un chien près des fromages. Les autres le regardent. Il s’en fiche. Je l’envie.
– Mademoiselle ? Goutez ! C’est de chez nous.
J’exécute. La peau rape sur ma langue. Mais le sucre qui m’arrive au même moment est si intense…Je ferme les yeux. Une medeleine de Proust. Je me revois chez ma grand-mère, lorsque l’on se gavait de tomates dans le potager, et que plus personne ne voulait de sa soupe au dîner. Des après-midis dans la terre où seul le bruit de nos pas dans le terreau se faisait entendre. J’ouvre les yeux. Le marché, les gens, chaque information me revient comme des données égarées.
Je pose ma tête contre la fenêtre de la voiture. Il pleut, les gouttes martèlent la carrosserie. C’est fatigant de voir le monde tourner.
J’aime cet endroit parce qu’on a le temps d’aimer. On ne presse pas à la boulangerie. L’homme prend de nos nouvelles, commente la météo, rigole. Il a des petits yeux plissés, sur un visage allongé caché par un masque blanc, bien trop grand pour lui. Il a des cheveux plus proches du sel que du poivre, coupés de manière aléatoire, un drôle de bazar cérébral. Il n’est pas plus grand qu’un autre, mais sa minceur l’allonge. Il paraît frêle, presque fragile dans son large tablier enfariné. Il se penche légèrement en avant, comme pour rentrer dans ses épaules, les mains jointes, se frottant l’une à l’autre. Il hoche la tête, en répétant oui doucement. Je ne le connais pas. À vue d’oeil, il semble être ce solitaire effacé, simple et discret, qui élimine sa douleur dans le silence. Dans la beauté du pain, on croirait apercevoir une larme déposée là par hasard, une goutte de sel dans l’immensité de la vie. Il parle comme les hommes lassés, ceux qui semblent avoir tiré un trait sur les résolutions, et toutes ses choses qui demandent de la rigueur. On sent dans ses mots le bonheur du présent, la joie de l’instant, et rien pour ce qui entoure le moment. Il dit au revoir comme on termine un livre, ne sachant pas très bien si l’histoire recommencera. Il est simple comme le sont les gens d’ici, plus occupés à moissonner qu’à bavarder. Lui, il aime parler. Mais l’on devine à sa manière d’admirer les nuages, qu’il est loin de s’engager.
Un endroit où "on a le temps d’aimer", entre autres, douceur et gentillesse, parmi tout ce qui manque aujourd’hui.
Bravo pour toutes ces sensations.