La calme mélodie des notes de piano résonne dans la demeure agitée.
Je joue paisiblement, alors qu’autour de moi ma famille et nos gens s’affairent à préparer le plus de bagages possibles. Un envoyé du maire est passé dans la nuit, nous recommandant de partir au plus vite de la ville, marquant l’incompréhension face à ce qu’il s’y passait et son obligation de “les” en avertir…
Si nous sommes l’une des plus puissantes familles de la ville, nous n’en sommes pas l’une des plus anciennes. Il y a trois ans que nous sommes ici, et nous ne savons que trop bien ce qu'”ils” font aux villes dans lesquelles “ils” sont obligés de se déplacer.
“Ils” ne chercheront pas à savoir si il y a une quelconque trace humaine derrière tout ça. Il suffira qu’une personne, apeurée ou crédule, leur mentionne des morts marchant pour que la sentence tombe. La ville entière sera alors “lavée” dans les flammes.
Un cauchemar de plus s’ajoutant à l’ambiance… Un cauchemar que nous avons déjà vécu, qui a couté la vie de mon frère ainé, la santé mentale de ma mère, et mes jambes.
Alors, me voilà. Trônant devant mon piano, incapable d’aider, du moins efficacement. Mon fauteuil attendant près de moi serait plus une gêne dans leurs mouvements rapides, qu’un renfort.
Je joue donc à la demande de mon père, désireux de couvrir les lamentations de ma mère plongée dans l’une de ses crises démente depuis plusieurs jours maintenant. Ses plaintes et propos insensés sont audibles malgré l’agitation et ma musique.
Me concentrant sur la mélodie, j’essaye de m’évader. La musique emplit mon esprit et inconsciemment, je calque ma partition sur les gémissements maternels, jouant un air mélancolique comme pour l’accompagner. Je ferme les yeux. Il n’y a plus que mon piano, la voix de ma mère, et moi.
J’oublie le reste.
Les notes m’emportent. Je repense à notre ancienne ville, notre ancienne demeure en flammes que nous avons quitté en tout hâte. Le toit s’était alors écroulé sur mon frère et moi, sous les yeux de ma mère. Il m’a poussé aussi fort qu’il le put pour m’éviter, à ses dépends, la mort. Mais les poutres saillantes et lourdes s’effondrèrent malgré tout sur mes jambes, me les brisant et broyant, m’en privant à jamais…
Tout cela va recommencer ?
Ma mélodie s’achève. Ma mère gémit toujours, mais il n’y a plus un seul autre bruit, plus de mouvements… Je suis seul dans le grand salon vide et partiellement plongé dans le noir. Certaines bougies murales ont rendu l’âme. J’appelle mon père, nos gens, aucune réponse. Le silence complet simplement brisé par la complainte de ma mère.
Où peuvent-ils être?
Je gagne mon fauteuil, et commence à rouler doucement à travers la pièce. J’y vois des objets auxquels mon père tient énormément : il ne peut donc être parti sans nous. De toute façon, cette option n’est pas concevable. Bien qu’il existe des gens qui auraient été lassés et usés par un rejeton infirme et une épouse à demi-folle. Mon père n’est pas comme ça. Il est toujours resté à nos cotés, relayant nos domestiques pour l’un ou l’autre de nos soins. Non, il ne peut tout simplement pas nous avoir abandonnés…
Mais alors, où est-il?
J’entre dans le couloir, toujours aucun bruit hormis ceux ma mère… Par moment, j’ai l’impression de l’entendre rire, puis pleurer. mais j’ai du mal à reconnaître sa voix. Mon champ d’investigation en dehors du salon, est réduit. Mon handicap me limite à l’entrée, la cuisine, et le bas des escaliers.
J’opte pour l’entrée, m’approche de la lourde porte, tente de l’ouvrir, mais elle refuse obstinément. Je lève les yeux. Le verrou intérieur en haut du battant est fermé. Je ne peux pas l’atteindre, mais ce dernier ne peut être actionné que de l’intérieur. Ma mère n’ayant jamais quitté sa chambre depuis que nous sommes ici, cela signifie qu’il y a au moins une autre personne avec nous…
Une bourrasque de vent me glace les os, et fit brièvement et dangereusement vaciller les flammes du couloir. L’ombre et la clarté se livrèrent une éphémère bataille. La vague ténébreuse recula enfin lentement au fur et à mesure que les lumières retrouvèrent leur équilibre précaire sur leurs mèches. Là, au fond du couloir, je crois apercevoir une silhouette disparaître dans la cuisine.
J’appelle, aucune réponse.
La peur commence à m’envahir. Mes mains laissent des empreintes moites sur les cercles de métal froids me permettant d’avancer. Mes roues grincent, je me dirige lentement vers l’entrée de la cuisine, y jette un oeil… Personne. Un soulagement, peut-être n’était-ce qu’un jeu d’ombre après tout… Toutefois, si cela pouvait expliquer ce mirage de silhouette, cela ne résolvait nullement le problème du verrou fermé.
Entrant dans la cuisine, j’aperçois une fenêtre ouverte. Voilà donc la cause des courants d’air. Elle est cependant bien trop petite pour que quiconque puisse s’y faufiler. La solution n’est donc pas d’avoir fermé la porte de l’intérieur pour quitter la demeure par la fenêtre. Je ne peux l’atteindre pour la fermer, mais si personne n’a pu l’emprunter pour sortir, personne ne pourra, ou n’a pu, le faire pour y entrer.
N’est-ce pas ?
Je regagne rapidement le couloir, non sans avoir préalablement pris un lot de bougies pour m’éclairer.
De nouveau devant la cuisine, des bruits de pas à l’étage me font lever la tête. Aucun doute cette fois : il y a bien quelqu’un d’autre ici. Je roule doucement vers les escaliers, maudissant le crissement de mes roues et tends l’oreille, tentant de percer la pénombre noyant l’étage…
Je devrais rester là, mais la curiosité et la présence de ma mère me pousse à monter.
Seul problème : normalement, on me porte. Un autre fauteuil m’attend une fois l’escalier franchi… Alors, je me laisse doucement glisser au pied de l’escalier, et le gravis à la force des bras. Je dois surtout prendre garde de ne pas éteindre la bougie, que je serre dans la main en tentant de faire abstraction de la chaleur.
Je suis à mi-chemin lorsque j’ai la sensation que quelqu’un monte derrière moi. Je me retourne, dissipe l’ombre de ma petite flamme.
Rien.
Parvenu en haut, je reprends mon souffle. Ma mère gémit toujours. J’entends des pas dans le couloir obscur s’ouvrant devant moi, mais je ne vois personne. J’appelle, pas de réponses…
Ni de fauteuil.
Les pas se rapprochent, accélèrent. Je m’attends à voir surgir quelqu’un désolé de me voir ainsi allongé au sol et de ne pas m’avoir entendu.
Mais rien. La course s’arrête subitement.
J’entends un souffle rauque…
Que se passe-t-il ici ?
Un crissement, je ne le connais que trop bien. Mon fauteuil.
Quelqu’un le déplace en bas des escaliers… Et j’entends bientôt aussi celui de l’étage rouler près de moi, hors de ma vue.
J’ai peur. Mon coeur s’emballe. Je me sens pris en étau entre quelque chose devant moi que je ne vois pas, et quelque chose en bas des escaliers, jouant avec mes fauteuils. Et moi, entre ces deux “choses”, allongé au sol, avec pour toute arme une bougie dont la cire brûle ma main.
Je n’ai pas vraiment le choix. J’avance. Rampant sur la moquette rêche, tenant la bougie aussi loin que possible devant moi pour percer au mieux les ténèbres.
Un nouveau souffle rauque, une nouvelle course folle, mais qui s’éloigne cette fois… Soudain, ma mère ne gémit plus, et la demeure devient pleinement silencieuse… Je l’appelle, pas de réponse, plus de pas, plus de crissement. Je continue de ramper, mes bras fatiguent, mes jambes traînent derrière moi comme pour me ralentir, la bougie se consume si vite…
Je suis épuisé…
Je m’arrête, et là, je sens mon coeur près de le faire également.
Une lente mélodie s’élève du rez-de-chaussée : quelqu’un joue sur mon piano… Joue la même mélodie que celle que je jouais plus tôt à la note près… Les pas, les courses, les souffles, j’entends des portes claquer autour de moi. Tout reprend, s’amplifie, la cacophonie m’entoure et m’enivre telle une symphonie jouant avec mes nerfs.
Je gis sur le sol, incapable de me défendre, ne connaissant même pas la nature de la menace que je sens planer sur moi. Je rampe plus vite, me dirige vers la porte de la chambre de ma mère toujours silencieuse. Ma lumière faiblit, la mélodie accélère, s’intensifie, semble calquer mes mouvements. Bande-son tragique de ma terreur. J’entends des pas dans les escaliers derrière moi.
Une idée cauchemardesque s’empare de moi : si quelque chose attrape mes pieds, je ne le sentirais même pas.
La porte de la chambre me fait enfin face. mais mes bras tétanisés par l’effort et la peur m’interdisent de me hisser assez pour atteindre la poignée. J’appelle ma mère, cogne à la porte, supplie.
J’entends des pas derrière. Elle m’a enfin entendu. Ma bougie s’éteint lentement sur la porte s’ouvrant sur un sourire.
Pas celui de ma mère.
Un sourire que je n’avais jamais vu, illuminant sinistrement une obscurité opaque. L’ombre m’entraîne, la porte se referme.
La musique s’achève.
Dommage quand même ! On aurait aimé savoir ! Mais, c’est dans le genre de ce type d’horreur.
Magnifiquement bien réussi.