Le cortège funèbre quittait l’église construite à même la falaise, dans un silence total. Les ombres se succédaient. Les femmes cachaient leur peine dans des mouchoirs sous leurs voiles. Les hommes, eux, se statufiaient dans une attitude digne trahie par leurs brillants yeux rougis et les reniflements étouffés.
Un peu plus loin, de petites ombres jouaient silencieusement, encore étrangères au concept de deuil, mais instinctivement sensibles à la gravité du moment.
Le père Alyde acceptait les remerciements de la vieille femme venant de perdre son mari. Elle avait du mal à le regarder en face, à cause de sa cicatrice, mais ses paroles étaient sincères.
Elle ne lâcha sa main qu’après de longues secondes, et s’agrippa au bras d’un homme plus jeune, tout aussi dévasté qu’elle. Le prêtre les regarda s’éloigner un temps, avant qu’un moine encapuchonné ne vienne lui glisser quelques mots à l’oreille. Alyde porta son regard vers le petit cimetière en face, et découvrit une ombre qui n’avait pas pris part au cortège.
Il parcourut rapidement la distance, et interpella l’homme appuyé sur une canne.
— Je ne m’attendais pas à vous voir ici, monsieur Nathyon. Votre assistant ne vous a donc pas transmis le message ? Je n’ai rien d’autre à vous dire.
— Nous verrons… Cette partie du cimetière… Ces noms….
— Oui. C’est ici que tous les Alyde sont enterrés. Comme vous le voyez, l’endroit commence à être plein. Je ne sais pas où on va pouvoir me caser… Mais venez-donc. Laissez-moi vous faire visiter ce modeste monument ancestral qu’est notre église.
— Inutile.
— Vous m’offenseriez. Vous n’auriez quand même pas peur d’un lieu saint ?
— Comme vous voudrez.
L’immensité de l’église, dont une partie avait été bâtie à l’intérieur même de la falaise, ne pouvait apparaître qu’une fois les doubles lourdes portes de chênes franchies. Il y faisait nettement plus frais qu’à l’extérieur, et les voix résonnaient contre les roches. Deux moines fermèrent les portes derrière eux, et restèrent sur place. Sur la façade, d’impressionnants vitraux représentaient des personnages saints. Néanmoins, il était difficile de comprendre ce qui y était vraiment mis en valeur, tant le décor, omniprésent d’une forêt, attirait l’œil. Cette ambiguïté se retrouvait également sur les tapisseries et peintures ornant les autres façades. Et derrière l’autel, c’est sur un véritable arbre que reposait l’effigie sacrée.
Une dizaine de moines s’affairaient à allumer ou remplacer des cierges, remettre en place les missels suite à la cérémonie, ou autres tâches de leur quotidien. De temps à autres ils lançaient vers le duo des regards discrets.
— Que puis-je pour vous, alors ? demanda finalement Alyde.
— Le fondateur de ce lieu. Connaissait-il la vérité sur Jonathan Lioster ?
Le prêtre eut un temps d’hésitation :
— Pardon ?
— Selon vos propres mots, le premier Alyde n’a monté ce culte que par appât du gain. Pour répondre aux superstitions de la ville. Est-ce vraiment la seule raison ?
— Je vois que votre assistant vous a fait un bon rapport. C’est peu glorieux, mais exact. Pourquoi y aurait-il autre chose ?
Nathyon sortit le carnet et le déposa sur un banc, à côté d’un livre de psaumes. Un silence s’installa, Alyde fixa le carnet du regard avant de tenter de percer l’ombre sur le visage de Nathyon, qui reprit :
— Vous savez ce que c’est ?
— Le devrais-je ?
— Il s’agit apparemment du journal du fondateur de cette ville, Jonathan Lioster.
— “Apparemment” ? prononça Alyde amèrement.
— La particularité de ce journal, de l’aveu même de son auteur, est qu’il n’y a consigné que les pages de sa vie ici, qu’il jugeait utiles à ceux qui le trouveraient.
— Et donc ?
— Il y a de ce fait des trous inévitables dans cette histoire. Des trous qu’il est donc difficilement possible d’attribuer à des choix de l’auteur, ou à une autre personne qui l’aurait eu en sa possession par la suite…
— Je vois… C’est bien pensé.
— Le problème, c’est que ce qu’il reste, décrit au choix les propos d’un fou, ou une menace que la réflexion humaine n’est pas prête à accepter…
— …
— …Par contre, cela peut servir de base à la création d’un culte vénérant une entité sylvestre… Peut-être même à la rencontrer…
Alyde soupira :
— Vous en êtes donc déjà là… Vous n’usurpez pas votre réputation. Inutile de vous mentir, n’est-ce pas ? Ce carnet a disparu il y a des années. Mon “père” en est devenu fou… Et voilà qu’il réapparait dans vos mains.
Il se dirigea vers l’autel et prit appui dessus :
— En effet. Alyde a découvert ce carnet, il n’a jamais rien dit à personne. Il s’est ensuite servi des accidents pour faire naître des rumeurs de malédictions. Il a également usé de ces connaissances pour “découvrir” des zones fertiles, ou des gisements importants. Les fameuses pages que vous avez devinées manquantes.
Entre les rumeurs et ses visions, il avait tout d’un guide spirituel… Et ne s’est pas privé d’incarner ce que les gens voulait faire de lui. Néanmoins, étant tout de même inquiet de la véracité des propos, il ne put se résoudre à avoir sa propre descendance. Au lieu de ça, il se mit en quête d’enfants brisés par la vie et la folie des Hommes. Si vengeance d’une divinité il devait y avoir réellement, peut-être aurait-elle des scrupules à s’en prendre à eux.
Eux, n’en auraient aucun à continuer de manipuler leurs semblables, selon lui.
Ainsi la vérité s’est transmise, jusqu’à moi.
Un maillon de la chaîne a bien tenté de s’éloigner de tout ça, mais le déclin de la ville a ranimé ses vieux démons. Sauf que cette fois, plus de visions divines pour les gisements. Ils étaient épuisés… Alors, tout est parti hors de contrôle. Mon prédécesseur a prétendu qu’un enfant issu de l’une des trois autres familles serait l’élu qui sauverait la ville. Tout ça pour conserver son ascendance sur les autres.
Je n’ai jamais eu l’occasion de lire ce journal. Mon prédécesseur, qui l’avait caché dans la demeure de Lioster, se l’est fait piquer par des gamines curieuses. Il les a vues. Mais n’a pu intervenir du fait de l’arrivée sur place d’Odejeanne.
Il m’a confié tout ça sur son lit de mort. Alors qu’il se repentait d’avoir commandité le meurtre d’une jeune fille par son père fanatisé, juste pour ce carnet. Tout ça pour rien.
Et finalement, voilà que la légende rattrape la réalité… Des plantes meurtrières… Et vous… Vous souvenez-vous seulement de moi ?
— Navré. Je n’ai pas la mémoire des visages humains.
— Quelle réponse ! Moi je me souviens de vous. Et d’elle, ajouta-t-il en lançant un œil à la canne. Je devrais vous être reconnaissant de m’avoir sauvé…
Il marqua une pause, et caressa la cicatrice sur son visage, avant de reprendre sur un ton plus menaçant :
— Mais tu m’as sauvé d’un enfer pour me plonger dans un autre. Celui de la suspicion, des moqueries, de la solitude. Et tout ça pour finir dans cette ville maudite. Mais ce nouvel enfer, je peux le maitriser. Ici, je suis respecté. Je ne suis plus l’enfant inutile assistant à l’agression sordide de sa famille. Je ne suis plus cet enfant davantage terrorisé par son sauveur que ses agresseurs. Je ne suis plus cet orphelin paria conspué quand il racontait son histoire… Ici, je fais ce qui me plaît, je suis celui que l’on craint. Je ne peux pas te laisser détruire cet enfer : j’en suis le maître !
Les moines aux alentours se rassemblèrent autour d’eux, tandis que les deux à la porte la barrèrent d’une lourde planche de bois.
— Je ne sais pas qui tu es réellement… Mais un lieu saint aura assurément raison de toi, démon.
Nathyon porta une main au rebord de son chapeau, amorçant un retrait :
— Possible… Mais ce lieu n’a plus rien de saint depuis longtemps.
( à suivre… )
Hihi ! Qui est le plus démon des deux ? Je me le demande … Vite la suite.
Hello tout cela est bien écrit et le récit nous entraîne…
Cependant un petit truc me dérange, ce sont les paragraphes à l’intérieur des répliques. Il faudrait un signe typographique indiquant la continuité.
Perso j’ai pompé sur Tolkien en mettant des guillemets ouverts.
A+ Vivement le prochain chapitre !
@Haldur d'Hystrial … « les paragraphes à l’intérieur des répliques » tu entends quoi par là ?
@Annick Smits
— En effet. Alyde a découvert ce carnet…
Entre les rumeurs et ses visions,
Eux, n’en auraient aucun à continuer de manipuler leurs semblables, selon lui.
Ainsi la vérité s’est transmise, jusqu’à moi.
Un maillon de la chaîne a bien tenté de s’éloigner…
Je n’ai jamais eu l’occasion de lire ce journal….
Il m’a confié tout ça sur son lit de mort…
Et finalement, voilà que la légende…
Tout ça fait parti de la même réplique
@Haldur d'Hystrial
Pourtant c’est bien clair que, d’un bout à l’autre de cette réplique c’est bien la même personne qui parle …
Faut dire que je n’ai jamais lu Tolkien donc je ne peux pas comparer et dans tout ce que je lis c’est presque toujours comme ça, donc ça ne me choque pas du tout … ^^
@Annick Smits & @Haldur d'Hystrial
On a tous des ressentis différents à la lecture. Personne n’a tort ou raison. Les conventions sont tellement nombreuses et non exhaustives… tiret court, long, guillemets partiels, entiers, identification de l’orateur… sans compter les éventuelles fantaisies de l’auteur lui-même.
Perso, je n’aime pas surcharger mes textes de symboles, afin de garder la fluidité des phrases. Mais c’est personnel. Je m’efforce en contre partie de faire des démarcations claires entre le narratif et le dialogue par la fermeture des phrases, ou la fin d’un thème développé. C’est ce dernier cas qui entraîne souvent la nécessité de structurer le propos.
Mais personne n’est infaillible ^^
C’est pas grave c’est juste que je m’y suis pris à plusieurs fois pour savoir où s’arrêtait la réplique et ou recommençait la narration. Je me dis juste qu’avec un signe typographique ce serait plus clair.
En tous cas Antho, j’adore ton histoire sinon je ne serais pas là!
Oui, le Père Alyde et son histoire. Et ce carnet qui refait surface. Que va-t-il se passer pour Nathyon ?