Cent ans de neige et combien de flocons ?

7 mins

La neige craquait sous ses bottes. Son lourd manteau rouge se constellait d’étoiles flottant doucement dans l’air, et se fondant aussi dans sa longue barbe blanche. Ses yeux bleus, vifs, rappelaient un ciel qui n’avait plus montré sa couleur depuis plusieurs jours. Les bras chargés de bûches, il rentra aussi vite que possible dans sa petite maison, prenant davantage appui sur sa jambe droite.

Il s’appelait Nicolas. Il avait cent ans.

Enfin au chaud, il déposa le bois près de la cheminée délivrant sa chaleur bienvenue dans le modeste salon dont la décoration trahissait l’âge de l’habitant.

Cent ans… Il avait même ajouté quelques années depuis, mais il avait décrété qu’une fois la centaine atteinte, on pouvait bien lui faire grâce du superflu. Il n’y avait plus que les journalistes locaux, n’ayant pas grand-chose à se mettre sous la dent dans ce petit village de campagne, pour lui rappeler son âge exact, chaque année, quand ils venaient faire leurs articles sur le centenaire père noël local.

Nicolas avait toujours vécu ici. Il était né un jour de noël, particulièrement neigeux selon sa mère. Le plus beau cadeau qu’on pouvait lui faire, ajouta-t-elle, en cette période d’après-guerre. Son père, lui, n’était malheureusement jamais vraiment revenu. Son corps était avec eux, mais son esprit repartait souvent dans les tranchées.

De son père, il n’avait que peu de souvenirs. Mais il en demeurait de bien vivaces : le premier, le chien en bois qu’il lui avait fabriqué pour son anniversaire, et qu’il promenait partout. Et un autre, il ne pourrait pas dire quel âge il avait à cette époque, mais il se souvenait très bien d’avoir vu son père sourire, chose rare.

Il neigeait ce jour-là aussi. Il avait trouvé son père assis seul, dehors, faisant glisser la poudreuse à travers ses doigts, le regard dans le vide. Le gamin que Nicolas était alors, s’était approché, l’avait regardé faire et lui avait demandé s’il essayait de compter les flocons. Son père était revenu à la réalité, avait regardé son fils, puis lui avait souri tendrement comme s’il le voyait pour la première fois, avant de lui répondre qu’il faudrait une vie entière pour parvenir à les compter.

Ils avaient ensuite fait un bonhomme, une bataille avec le reste de la famille, les parents contre lui et son frère aîné qui, cherchant à échapper à la précision de leur mère, s’était réfugié dans un bosquet de houx. La piquante cachette avait mis fin au jeu, et le père était reparti dans son monde.

Ce monde, Nicolas le connaitrait bientôt. La “der des der” avait usurpé son nom et bien des espoirs.

Il avait dû laisser Clotilde, son plus grand sacrifice, enceinte de quelques mois. Il avait suivi la grossesse par lettres, quand ils parvenaient à destination. Il apprit ainsi la mort de son père et de son frère le même jour. L’un d’épuisement avait-on dit, l’autre au front. Le lendemain, on lui annonçait la naissance de sa fille, Nicole.

La neige était tombée en abondance ces jours-là aussi, mais elle n’avait pas la même blancheur que celle de son enfance. Mêlée de boue, de poudre, et de sang, il aurait aimé que son âge actuel la fasse disparaitre de sa mémoire. Mais non. Elle était toujours là. En lieu et place, sa mémoire avait préféré oublier d’autres choses plus anodines contre lesquelles il n’avait pourtant rien.

Lorsqu’il revint, après une convalescence dans les prisons ennemies suite à un éclat d’obus dans la cuisse gauche, il fut d’abord peiné de voir sa fille déjà aussi grande. Cela faisait deux ans qu’elle était née, mais il s’était tout de même attendu à trouver un nourrisson. Seconde peine, elle ne le connaissait pas. La voir se cacher dans les jambes de sa mère lui creva le cœur, mais il fut patient. Sa récompense tomba quelques mois plus tard, quand elle l’appela “papa” pour la première fois. Même Clotilde avait pleuré.

Sur les dix années suivantes, ils eurent trois enfants de plus. Dont des jumeaux, François, hommage à son oncle, et Louise, suivis de Marie, leur petite dernière.

Les années qui suivirent, servirent à panser les plaies, faire des deuils. Réapprendre à vivre sans crainte. La neige elle, continuait à tomber quand elle en avait envie, imperturbables aux changements d’un monde sur lequel elle posait régulièrement une nouvelle page blanche.

Une page où une nouvelle fois, les joies et les peines se rencontreraient.

Ayant désormais un peu plus de quarante ans, Nicolas accueillit son premier petit-fils, enfant de Nicole. Pour lui qui n’avait jamais connu ses grands-parents, c’était un événement.

Il ressortit du grenier le vieux chien de bois, pour l’offrir à ce nouvel héritier. Il dut le remettre en état avant ça et se découvrit ainsi une véritable passion pour le travail du bois. Lui qui enchainait jusque-là les petits boulots, se consacra à la menuiserie.

Nicole fut imitée par Louise quelques mois plus tard. Elle était jeune, mais accoucha de deux belles jumelles. Quant à François il trouva le courage, lors d’un repas de noël familial, de présenter son compagnon. Après un silence où tout le monde avait observé la réaction de Nicolas, ce dernier sourit, et déclara qu’il était ravi d’accueillir un nouveau fils dans cette tribu si féminine.

Bien sûr, une part de lui-même ne put s’empêcher de penser que la transmission paternelle n’irait donc pas plus loin, mais il la musela très vite. Il avait vécu suffisamment de drames pour chercher à ternir le bonheur de son seul fils.

Des drames, il en connaitrait bien d’autres. Pour l’heure, il profita de ces années où les sapins disparaissaient presque sous les cadeaux.

Les années 1980 arrivèrent. La famille avait bien changé. Il avait perdu sa mère. Sa fille ainée était partie s’installer en Amérique avec son mari et leur fils, rejoint d’une petite sœur. François et son nouveau compagnon n’avait pas donné signe de vie depuis plusieurs mois. Nicolas avait craint le pire en entendant les rumeurs sur cette maladie faisant des ravages. Il espérait que ce n’était encore là qu’une des nombreuses diffamations dont ils faisaient l’objet. Louise avait quelques contacts épars, mais peu remontait jusqu’aux parents. Il vivait sa vie, il pensait à eux. Nicolas devait s’en contenter. De plus, louise était devenue grand-mère, et Nicolas arrière-grand-père par le même heureux évènement. Quant à Marie, elle ne semblait pas pressée de fonder un foyer. Elle aussi avait son monde. Par moment, elle lui faisait penser à son père…

Le nouveau millénaire pointa son nez.

Déjà quatre-vingt ans… Nicolas commençait à sentir la fatigue, surtout depuis le départ de Clotilde. Il lui avait tenu la main jusqu’au bout, lui donnant un dernier baiser en lui disant qu’il la rejoindrait surement vite. Elle lui avait dit de prendre son temps. Et elle se tut à jamais.

Le côté américain de la famille ne donnait plus signe de vie depuis qu’on l’avait informé qu’il était devenu arrière-arrière-grand-père… Il réalisa que de l’autre côté de l’atlantique, une génération lui était donc passée sous le nez…

Ici, Louise avait perdu la vie dans un accident de voiture, et depuis l’enterrement, il n’avait eu que peu de contact avec les jumelles, et son arrière-petit-fils. Il espérait que François vivait quelque part heureux. Et Marie, elle, se reposait dans un institut spécialisé. Il allait la voir autant que possible, mais parfois, elle ne le reconnaissait même pas.

2020… Nicolas avait vu un siècle de ce monde. Il avait connu une nation pansant ses plaies après deux guerres, avait participé à l’une d’elle en première ligne, avait vu sa famille s’agrandir, et se réduire, avec le supplice atroce pour tout parent de devoir enterrer ses propres enfants. Il avait également connu des bonds technologiques incroyables.

Au front, il lui avait fallu presque trois semaines pour recevoir l’annonce de la naissance de Nicole, et à présent il pouvait envoyer à sa dernière descendante, Sarah, vivant sur la côte ouest des États-Unis, un message en quelques secondes…

Sarah avait débarqué chez lui quelques mois plus tôt, il ne savait pas du tout qui elle était, avec son fort accent. Mais il comprit quand elle lui avait montré le petit chien de bois. Un objet qui s’était transmis de main en main. Il n’en revenait pas.

Depuis, c’était paradoxalement avec elle qu’il communiquait le plus. C’était également la seule qui se débrouillait pour passer les fêtes avec lui. Même si la récente foutue maladie avait perturbé cette tradition.

Cette année non plus elle ne pourrait pas venir. Une tempête de neige prévue empêchait tout vol. Mais de toute façon, il savait qu’elle ne pourrait pas venir. Elle était enceinte. Ce n’était pas prudent, même si elle lui avait assuré le contraire.

Après s’être réchauffé un moment, Nicolas dressa la table, comme chaque année. Même s’il dinerait seul. S’il était encore de ce monde l’année prochaine, il ne serait peut-être plus ici, il devrait peut-être se résoudre à aller dans un endroit plus adapté pour une personne de son âge. Il n’en avait pas envie, mais pour Sarah, pour la rassurer, il s’y plierait peut-être.

Il soulagerait aussi Elsa par la même occasion. Cette jeune femme venait chaque matin et chaque soir pour l’aider dans les taches du quotidien. Elle était très gentille. Souriante. Il aurait aimé pouvoir discuter avec elle, mais elle n’avait pas le temps, il n’était pas le seul petit vieux isolé dont elle devait s’occuper. Elle le faisait avec patience, mais la fatigue se lisait sur son visage.

Ce matin, elle lui avait porté une barquette contenant une belle cuisse de dinde, et des petites pommes de terre duchesse… Il n’aurait qu’à faire réchauffer au micro-onde. Avait-elle fait ça pour chacune de ses visites du jour ? Il devrait rajouter un billet ou deux pour ses étrennes. Cette fille était une perle.

Il mit le plat au micro-onde, et en attendant que la science fasse son œuvre, il passa un coup de fil à l’institut pour prendre des nouvelles de Marie. Par chance, elle était lucide. Ils discutèrent un moment, et puis elle commença à repartir dans son monde. Un infirmier prit le relai, mettant vite un terme à la discussion après avoir lâché un “bonnes fêtes”.

Il sortit le plat, déjà refroidi et relança le minuteur. Il s’installa à table, observa la neige tombant doucement par la fenêtre. Elsa avait vraiment un don pour la cuisine. Le plat n’était pas particulièrement copieux, mais il était calé.

Le téléphone sonna. Sarah venait prendre de ses nouvelles et lui annonçait que l’année prochaine, il rencontrerait son arrière-arrière-arrière-petite-fille, et que même si le prénom avait été choisi, Julianne, il pouvait déjà réfléchir au deuxième.

Elle ne put le voir, mais Nicolas sourit lorsqu’il la remercia. Ils discutèrent un moment, du tout et de rien, comme d’habitude. Il se rendit compte qu’il l’entendait mal, et songea qu’il devrait se résoudre à mettre l’un de ces maudits appareils…

Il s’installa ensuite face au feu, il avait pensé à beaucoup de chose aujourd’hui. Toute sa vie. Plus d’un siècle de souvenir. Ça ne lui était jamais arrivé. Il pensa à une phrase de son père et sourit alors que ses yeux se fermèrent.

Même un siècle de vie, n’aura pas suffi à compter les flocons…

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4 Commentaires
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Haldur d'Hystrial
1 année il y a

Inhabituel de ta part, mais touchant. Une vie !

Annick Smits
1 année il y a

C’est triste mais tellement beau et vrai … Il reste très peu de ces « petits vieux », prenons en soin.

Thibaut Séverine
Thibaut Séverine
1 année il y a

Très belle leçon de vie 🙂

Curly Mc Hado
1 année il y a

Très belle histoire ! Touchante et magnifique !

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