Bien loin de la surface d’Etherre, Lumiriel, ralentissant sa chute par de gracieux mouvements d’ailes, se posa aux portes de Solaeria.
La cité céleste était empreinte d’un silence absolu, que seuls les pas de l’ange sur les dalles miroitantes traçant des sentiers dans l’herbe verdoyante ne brisaient. Face à lui, la citadelle se dressait fièrement, arborant ses deux imposantes portes d’or de plusieurs dizaines de mètres de hauteur, dépourvues de la moindre poignée ou serrure.
Elles s’ouvrirent d’elles-mêmes, sans le moindre bruit, à l’approche du général des cieux, et lui dévoilèrent ce qu’elles protégeaient : une vaste étendue fleurie, morcelée par de nombreux rus s’écoulant paisiblement, et parsemée d’arbres aux feuillages touffus et vigoureux de diverses espèces, se balançant doucement au rythme d’une petite brise agréable.
Mais, il n’y avait pas âme qui vive. Pas le moindre oiseau dans le ciel bleu ou posé sur une branche. Pas le moindre insecte courant entre les herbes ou butinant les fleurs offrant pourtant leurs cœurs parfumés.
Et surtout, aucun autre ange.
Lumiriel arpenta le chemin jusqu’au bâtiment de marbre blanc se dressant au centre de ce jardin édénique, et poussa la porte de granit, dévoilant un long corridor tortueux, abritant une multitude d’alcôves sur ses flancs.
Là non plus, aucun ange ne vint accueillir Lumiriel. Le lieu était totalement désert et silencieux, sans aucune décoration, ni même source de lumière malgré la luminosité intense emplissant la zone toute entière.
Pourtant, lorsqu’il passa devant les renfoncements dans les parois, il posa son regard sur les étranges cocons plumeux qu’elles abritaient : le corridor entier abritait en fait des centaines, peut-être même des milliers tant le couloir semblait se prolonger à travers toute la citadelle, d’anges en léthargie profonde, leurs ailes repliées sur eux-mêmes, lévitant doucement à l’image d’une coquille de plume ne laissant rien apercevoir d’eux…
Lumiriel avança ainsi parmi les siens jusqu’à une cavité plus grande et vide, puis se retourna, observant le couloir par lequel il était arrivé, avant de porter son attention vers son prolongement, le parcourant des yeux jusqu’à la prochaine intersection.
Il soupira et, comme s’adressant à ses camarades endormis, lâcha :
— Nous saurons bientôt si nous avons eu raison… L’heure de votre éveil approche… Lucifer… Te rends-tu vraiment compte de ce que tu es en train de faire, mon vieil ami ?
XVIII
Evysciel, dissimulant ses ailes par la magie la plus simple de son arsenal, se présenta au palais de l’empire Réchénan, regorgeant d’objets luxueux et de décorations diverses n’ayant qu’un but : en mettre plein la vue. Le noble prince, que ses vêtements en faisaient à cet instant aux yeux du monde, fut accueilli avec tous les honneurs dus à son rang… Il était évident qu’aucune personne présente ici, saluant, et complimentant ce « prince », n’avait la moindre idée de qui ils adulaient.
Trompant ainsi son entourage, l’enfant de Lucifer déambula avec grâce dans les couloirs.
Après un temps passé à échanger sourires et mondanités avec les courtisans, tous se tournèrent dans la même direction. Un homme imposant, qui aurait sans mal pu rivaliser en carrure avec Hachbanmeraug, apparut en haut d’un escalier somptueux.
D’une cinquantaine d’année, ce véritable colosse portait une magnifique armure d’or et une longue cape pourpre. Une coupe très courte, grisonnante, amplifiait l’air strict de son visage. Une imposante épée trônant à sa taille attirait le regard et ne devait probablement n’avoir jamais participé au moindre combat. Sans fourreau, une garde d’or ornée de rubis, sa pointe effleurait le sol ciré à chaque pas de son propriétaire, et sa lame de diamant scintillait sous la lumière des dizaines de chandeliers illuminant les lieux bien plus que nécessaire.
Tout son royal statut s’affirmait encore davantage dans une couronne très travaillée le coiffant, ornée de plusieurs dizaines de pierres précieuses de toutes sortes. Une longue barbe noire zébrée de blanc tressée avec sa longue moustache, lui descendant jusqu’à mi-ventre finissait de compléter le portrait majestueux de l’empereur Edgar XIX de Réchéne.
L’apparition du monarque obligea la cour respectueuse à mettre un genou à terre, y compris Evysciel.
L’absolu maître des lieux descendit les escaliers en silence et, arrivant au niveau du « prince », le saisit par les épaules pour le redresser fermement face à lui :
— Allons, allons, prince Evan, pas de ça entre nous, vous êtes ici mon égal… ou presque…
Il partit dans un rire tonitruant, et Evysciel sourit en gardant le visage bas :
— Votre Majesté me fait trop d’honneur… Je ne suis qu’un prince sans royaume. Vous, l’empereur Edgar XIX de Réchéne. Nous sommes loin d’être « presque » égaux. Vraiment très loin…
— Trêve de politesses mon ami ! conclut l’empereur sans nier. Nous sommes au-dessus de tout cela, et tu as suffisamment rendu de service à la gloire de notre empire pour te voir ainsi agenouillé parmi les serviteurs.
— Je vous remercie.
Evysciel releva la tête et afficha son air le plus affligé, suffisamment appuyé pour ne pas manquer d’attirer l’attention de l’empereur, qui posa une main ferme sur son épaule :
— Que t’arrive-t-il mon ami ? Je te sens bien moins enjoué qu’à ton habitude.
— Votre Altesse, je crains de devoir m’entretenir avec vous de sujets bien sombres…
— Eh bien, parle donc, je t’en prie !
— Je préférerais vous en faire part en privé, si cela ne vous dérange pas…
L’empereur observa « Evan » un instant… Puis le convia dans ses appartements personnels.
Là, tout y était encore d’un luxe démesuré, accentuant encore plus la différence de conception d’exercice du pouvoir entre l’empereur et le prince d’Horgia. Ici, pas un meuble, pas un chandelier, ne respirait pas l’arrogance… Tout était paré d’ornements d’or et de pierres précieuses. Le message était clair : quiconque pénétrant en ce lieu, devait avoir conscience qu’il n’était rien vis-à-vis de l’empereur. Et si le luxe outrancier ne suffisait pas, alors il n’y avait qu’à regarder les peintures minutieuses couvrant les murs et retraçant les exploits de la dynastie des Réchéne…
Cette lignée remontait à la nuit des temps et avait même un ancêtre commun avec les Rezan. On murmurait même que cette lignée descendait en fait du premier humain à avoir foulé la terre. Mais si cette rumeur avait beaucoup couru lors du règne du premier Edgar, empereur des Réchéne, qui s’en servit pour ses projets personnels, elle n’était désormais plus qu’évocation parmi les troupes lors des victoires guerrières.
***
Aussi loin qu’on puisse remonter, le clan Réchéne formait une troupe d’humains nomades. En ces temps lointains où Lucifer était encore un fidèle membre des observateurs célestes, ils vivaient paisiblement sans se soucier de qui se trouvait au-dessus d’eux, prospérant grâce au commerce, allant de ville en ville, et firent rapidement fortune ainsi, même s’ils ne changèrent pas de mode de vie durant plusieurs générations.
Ce furent deux enfants qui changèrent le destin de cette famille et la firent entrer de plein fouet dans ce qui deviendrait un conflit éternel.
Tous deux fils et fille du chef Réchéne d’antan, ils développèrent chacun une conviction bien particulière vis-à-vis du ciel. Le fils lui, ne supportait plus que dans les villages qu’ils traversaient, les gens remercient le ciel pour leur venue, et pour les vivres et autres marchandises qu’ils apportaient. Pour lui, le ciel n’avait rien à voir là-dedans : ils étaient ceux qui se donnaient du mal et payaient parfois de leur vie la collecte ou la chasse de ressources rares et précieuses. Pour sa sœur, malgré tout, c’était le ciel qui avait mis ces mêmes ressources sur Etherre, et il était normal de l’en remercier.
Ce conflit perdura dans la fratrie et ne prit fin que lorsque la sœur resta dans ce qui n’était alors qu’une petite cité : Kheldoria. Elle y avait trouvé en son sein un allié philosophique, puis un compagnon, en la personne du fils du modeste roi des lieux, fondateur de la lignée des Rezan.
Lorsque Lucifer fut banni des cieux, les convictions de chacun se muèrent en vocations. Kheldoria accueillit tous les humains désireux de servir le ciel, tandis que le fils Réchéne dirigeant désormais le petit groupe de nomades, transforma sa troupe en mercenaires errant se mettant au service de quiconque mettrait le prix.
Son fils après lui, porta cette doctrine à son paroxysme. Il se moquait désormais de l’argent, se sentant investi d’une mission et attaqua quiconque, et n’importe quel royaume, voulant servir le ciel ou Lucifer, ayant très largement fait parler de lui entre temps.
Au fil des générations, le groupe se sédentarisa et forma la cité de Réchéne, à laquelle se rallièrent plusieurs villages, puis villes et enfin cités désireuses de vivre loin du joug de l’une ou l’autre des forces ravageant le monde. Ainsi, le temps et les batailles faisant leur œuvre, le petit village de Réchéne devint, sous le commandement de celui qu’on connaîtrait plus tard sous le nom d’Edgar l’Humain, l’empire Réchénan, un lieu tout entier voué à faire disparaître les anges et Lucifer. Dès lors, tous ses descendants, hommes ou femmes, prirent le nom d’Edgar lors de leur couronnement, donnant ainsi au trône un aspect immortel.
Après le retrait des forces angéliques, dont l’empereur de l’époque s’attribua la victoire, l’empire Réchénan put consacrer ses forces pleines et entières à la lutte contre l’Empreinte et, avant tout, contre sa représentation à la surface : Horgia.
***
Hachbanmeraug s’était déjà de nombreuses fois confronté à eux, il avait même tué de ses mains certains membres de la lignée. La petite coalition qu’il fit massacrer au matin de sa convocation par son père, était en réalité une formation envoyée par Edgar XIX, chargée de harceler le prince plus que de le vaincre, l’obligeant à combattre au lieu de préparer de nouveaux projets.
Cette stratégie adoptée par l’empereur, lui avait été savamment suggérée par le prince Evan…
Le « prince Evan » s’était présenté il y a quelques années de cela à l’empereur, après ce qu’il présenta comme une bataille acharnée contre une partie de l’armée d’Horgia, venue raser son petit royaume bien modeste et inconnu des grandes puissances. Il avait alors salué avec tristesse et ferveur les soldats qui s’étaient sacrifiés pour lui permettre de fuir…
Son histoire suffit amplement à convaincre l’empereur, d’autant que ce jeune prince avait déjà conquis la cour impériale par son charisme … Puis, rapidement, il démontra de véritables talents de stratège, particulièrement rusé et bien informé sur l’ennemi…
Hachbanmeraug dut ses rares défaites à ce prince stratège, dont il apprit le nom, mais ne se douta jamais que derrière lui se cachait en fait Evysciel, tirant une fois de plus de nombreuses ficelles pour garder son frère loin du trône, en jouant sur son orgueil pour le forcer à affronter, en personne, les troupes de l’empire, affaiblissant du coup les deux en même temps…
Et à présent que le trône était plus que jamais en jeu, Evysciel n’allait sûrement pas s’arrêter…
Le prince Evan s’installa donc face à l’empereur, et attendit que celui-ci lui fasse signe de parler pour débuter son grand jeu d’acteur :
— Votre Altesse… J’ai bien peur que mes espions au sein des armées du prince d’Horgia, n’aient été découverts…
Toujours aussi charmante la petite famille 🙂