Le Conte de la Sorcière des Bois 11. Plumeur plumeux plumé

7 mins

Un dôme à l’immaculée blancheur couvait l’émail acéré des pics rocheux, frêles arêtes soumises à l’imposante majesté de la Chaise des Rois Trolls, sa couronne tridentine aux longues pointes plongées dans les entrailles d’un ciel chargé de nuées. Une bise glaciale cueillit les voyageurs à leur entrée dans les contreforts boisés aux tortueux méandres de roches escarpées et d’épineux aux troncs crépus. Le silence était maître du bois. La faute au climat hostile et à la pauvreté du sol ; ça et les volées de harpies pullulant dans la région. Elles chassaient la nuit et dormaient la journée au sein du vaste réseau de grottes éventrant la bedaine montagneuse. La venue prochaine de l’hiver déchaînait la fureur des diablesses. Prédatrices des airs, les harpies vous dépiautent la carcasse d’un hériphant en un rien de temps et ne laissent que les os rongés en guise d’avertissement pour les imprudents qui osent s’aventurer sur leur terrain de chasse. Et imprudent, il fallait l’être pour arpenter ces bois funestes. Rien que respirer l’air glacial chargé de promesse de mort vous arrachait de violents frissons et hérissait vos cheveux en épines, jusqu’aux poils de la toque de Jilam.

Nombreux étaient les signes indiquant que la Reine de l’Hiver instaurait petit à petit son règne et ne tarderait plus à envelopper le bois sous sa robe tissée dans le linceul. Chacun avait conscience de jouer contre le temps. Ce n’était là qu’une montagne à vaincre parmi tant d’autres à venir. Quo leur avait narré dans les grandes lignes les diverses étapes de leur périple. Une fois enjambée la Chaise des Rois Trolls et parcourue sans encombre la vallée des clans, les attendait une autre chaîne qui, bien qu’érodée par les âges, conservait sa rudesse d’antan, et ses sommets escarpés couvraient un espace plus vaste encore que le Bois aux dires de la démone. Il leur fallait à tout prix arriver à destination avant que les intempéries ne bloquent les cols et ne leur enlève toute chance de succès. Que la Sorcière d’Hiver se précipite et ils se trouveraient piégés dans ses gouffres à la merci des vents glacés et des avalanches de neige et de rochers.

Encore frais et déterminés en ce début d’aventure, et enhardis par l’importance de leur tâche, conscients de porter le destin du bois ancien sur leurs épaules, les voyageurs avançaient à bonne allure en dépit du terrain accidenté aux multiples chausse-trappes. Reyn, qui connaissait bien le coin pour être son terrain de chasse, jouait les guides.

À l’approche du col, leur route croisa les premiers flocons, épars, fondant au contact du sol tapissé d’aiguilles et de pommes de pin. Reyn, emmitouflée dans son manteau de visombre, désigna l’espace dessiné par la montagne, dont le flanc s’ouvrait brutalement, comme découpé il y a fort longtemps par la hache d’un géant.

Au printemps, l’endroit grouille de trolls. On se croirait à gambader dans un fondement.

Ils viennent se recueillir sur les tombes de leurs ancêtres et déposer les victimes de l’hiver, narra Quo d’un ton gravé par un vif respect. N’oubliez pas que les Trois Gourdins du Grand-Père-la-Chance sont avant tout une nécropole.

Elle avait formulé cela avec une pointe de reproche à l’attention de la cheffe des Rats Chevelus qui, en réponse, lui décocha son air mauvais.

Et d’où tu sais toutes ces choses sur les trolls ? C’est bizarre pour un démon.

Je suis de nature curieuse, contrairement à beaucoup de mes congénères qui se contentent de vivre au jour le jour, l’œil rivé sur leurs propres affaires, aveugles à la richesse du monde qui les entoure. Je trouve cela triste d’avoir hérité d’une vie immortelle sur la terre et se borner à la laisser aussi vide qu’une éponge desséchée au soleil. Un vrai gâchis selon moi. N’es-tu pas d’accord, elfe ?

Reyn la Rouge avala la pique qui lui était lancée et continua sa route sans plus chercher à discuter.

Lorsqu’ils atteignirent enfin le col, les flocons dispersés s’étaient transformés en chute de neige abondante. Les pieds s’enfonçaient dans la poudreuse jusqu’aux genoux, sauf pour Quo la grande perche, et la pauvre Tête-de-Pie qui devait se coltiner la couverture molletonnée jusqu’au nombril.

Si seulement j’avais des ailes, se plaignit-elle tandis qu’elle s’essayait à la brasse, nageant plus qu’elle ne marchait, jetant un œil envieux en direction de Mú et Mousse-qui-pique, dont les pattes légères et habiles évoluaient sur les congères sans s’y enfoncer.

Sa saillis fit naître une pensée chez Jilam. Il se tourna vers Nellis et vit luire dans son regard la même révélation. Bientôt, un cri de joie se répercuta en écho à travers la gorge enneigée. Tête-de-Pie se délectait de survoler le col et ses méandres blancs tâchés de minuscules silhouettes noires. Pour la chouette-sorcière, la fée-lutin ne pesait guère qu’un sac de plumes. La bise partageait son bonheur à tous les habitants des hauteurs. La vue de la scène, pour le moins atypique, éveilla des sourires sur chacun des visages en contrebas, y compris chez la taciturne Reyn la Rouge.

Le groupe ne croisa aucun troll durant sa traversée du col. Seuls les griffons, les chèvres argiennes et les chimères qui se nourrissent des chèvres à la toison d’or habitaient les hautes cimes. Mais les vraies reines de ce royaume désert étaient les harpies, véritable fléau en ces lieux déjà inhospitaliers. À la tombée de la nuit, elles émergeaient des cavernes obscures par volées de centaines de spécimens afin de ratiboiser les bois en contrebas des hauts précipices où elles installaient leurs nids. Gare à celui qui s’égare durant la nuit à l’ombre de la montagne. Nulle trace ne sera laissée de son passage en ce monde, tout juste un filet de sang gelé que ne tarderait pas à enfouir les nouvelles neiges.

Les voyageurs bénissaient le matin avec un intense soulagement. Courbaturés par les insomnies, les traits marqués par le manque de sommeil dû au froid et aux cris incessants des harpies en chasse, chaque nouveau jour était pour eux un supplice. Il était certes plus aisé d’avancer sur la neige durcie par le gel nocturne, mais le soleil irradiant, à la brillance décuplée par le paysage nu de couleur, brûlait les rétines et la peau. Une chance que Nellis connût un sortilège pour atténuer ses ardents rayons ou ils auraient tous fini cuits comme des galettes au four ; à l’exception de Quo, comme toujours, la petite chouchoute que la Nature avait bénie de toutes ses protections face à l’hostilité du monde sauvage qu’elle avait bâti.

Sous leur ombrelle magique, qui les prémunissait aussi des morsures du vent cinglant, les voyageurs avançaient d’un pas lourd, paupières closes, regardant où ils allaient à travers la mince fente voilée de leurs cils, le souffle rendu lancinant par l’altitude, les tympans battant à cause de la pression, accablés par les feux célestes, tremblant de froid malgré les multiples couches de pelisses. Ils marchaient en silence afin d’économiser leurs forces.

Un jour, au plus fort du zénith, surgit de nulle part une ombre ailée. Un griffon. Le monstre semblait avoir été pondu par l’astre solaire. Mousse-qui-pique gambadait dans la neige, un peu à l’écart du groupe. Distrait par les reflets miroitants des rochers cristallins sculptés par les vents, aveuglé par l’intense clarté, il ne vit fondre sur lui la menace qu’au dernier instant. Nellis et Quo réagirent simultanément, alertés par leurs sens innés, un battement avant que les serres ne se referment sur leur malheureuse proie, que le pelage brun hivernal rendait visible à toutes les créatures de la montagne. La scène s’était déroulée si vite. Le griffon se trouvait déjà haut dans les airs et continuait de s’éloigner à vive allure en direction des cimes dissimulées par leur voile neigeux. Nellis n’avait pas eu le temps de se transformer et ses ailes de chouette ne soutenaient pas la comparaison face à celles du griffon. La bête n’était plus qu’un point noir sur un fond blanc quand elle se mit soudain à louvoyer tout en perdant de l’altitude. Reyn s’élança jusqu’à la pointe d’un pic rocheux, sans glisser, ses jambes rapides et fluides, dégaina son arc-lance et empenna une flèche. Il est bien trop loin, désespéra Jilam. Avant que l’elfe ne décoche, le point noir chuta brusquement en direction de la ligne acérée des rochers. Jilam laissa échapper un cri paniqué. Un pilier blanc émergea du tapis de neige, prit la forme d’une main qui saisit au vol le prédateur avant qu’il ne s’écrase avec sa proie contre le flanc de la montagne. Le poing blanc disparut derrière un aplomb. Le groupe se précipita alors, Quo en avant-garde, bondissant, si haut et si loin qu’elle semblait voler.

La démone réapparut, tenant dans ses bras un Mousse-qui-pique en état de choc. Tous ressentirent la peur inouïe qui avait terrassé son esprit fragile. Les jambes lâchèrent sous le poids des corps qui s’affalèrent dans la neige, dévorés par de violents spasmes. Seule Quo se révéla immunisée contre les dons télépathiques du lapin-mousse. Dons qui s’étaient largement développés depuis le jour où Jilam l’avait découvert, tremblant d’une peur similaire au pied du noisetier. Nellis s’empressa de plonger l’animal dans un sommeil profond, sans rêve, avant que sa terreur folle ne les emporte tous dans les limbes sans retour.

Ils débusquèrent le griffon au milieu d’une forêt hérissée de rochers, inanimé mais entier, son plumage d’un blanc pur se fondant à la perfection dans le tableau neigeux.

Reyn s’approcha à pas prudents et, une fois assurée que le monstre dormait d’un sommeil de plomb, un sourire sardonique aux lèvres, déclara :

Et voilà ce qui arrive au gros qui se croit plus malin.

Quo se pencha sur l’animal pour le sonder.

Sa respiration est chaotique. Il souffre. Ses membres sont paralysés.

Jilam et Nellis échangèrent un regard qu’ils dirigèrent ensuite sur Mousse-qui-pique, endormi dans les bras du jeune homme qui, habitué à le porter, prenait bien garde de ne pas se piquer aux épines camouflées par le pelage de mousse brun.

Une sacrée chance, tu peux le dire, conclut Jilam, souriant au souvenir de toutes les fois où Nellis avait dû lui administrer un antipoison.

Ils décidèrent d’abandonner le griffon à son sort.

Il se réveillera d’ici quelques heures, assura Nellis, engourdi et avec un sacré mal de crâne, mais ses jours ne sont pas en danger.

Il n’était d’aucun intérêt de le tuer, si ce n’est la vengeance. Or, chacun au sein du groupe pensait selon la nature sauvage qui régnait sur l’ancien monde, y compris Jilam qui, bien qu’étranger de naissance à cet environnement, et après toutes ces années de vie dans le bois, avait fini par ingérer ses mentalités. La règle première de cet univers implacable était « manger pour se nourrir ». Le griffon n’avait fait que répondre à un instinct primaire et Mousse-qui-pique avait répondu par un mécanisme servant à combattre ce même instinct chez ceux qui le considéraient comme une proie facile. Le fier prédateur, qui ne connaissait d’autres rivaux que la puissante chimère et les terrifiantes harpies au sein de la chaîne alimentaire de ces montagnes, se montrerait plus prudent la prochaine fois. Ses déboires d’aujourd’hui lui serviraient de bonne leçon pour l’avenir.

Depuis cet incident, Mousse-qui-pique ne quitta plus le sac de Jilam, et toutes les nuits, la pauvre bête revivait le moment où le griffon l’emportait loin des siens, et tout le monde partageait les séquelles de son récent traumatisme. Nellis régla promptement le problème en donnant chaque soir au lapin-mousse une drogue le plongeant dans un sommeil sans rêve.

N.B : Désolé pour le retard des publications. Parfois, notre chemin croise celui d’une sorcière-vampire ou bien de l’esprit de la nouvelle lune et il faut savoir prioriser ses choix. Ou bien on est invité à un banquet de démonifées, genre de rendez-vous, vous en conviendrez, qui ne saurait se louper. Bref. Le Conte de la Sorcière se poursuit et ira jusqu’au bout de son récit quoi qu’il arrive. Sur ce, de bonnes et surtout d’excellentes lectures…

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