R999

5 mins

Cette route qui frôlait le cercle polaire arctique n’était en rien agréable, surtout pour un aussi long voyage de nuit. En ce printemps la neige continuait à tomber pour fondre au sol et parfois se figer en plaques de glace sur le goudron. Enfin, ce qu’il restait du goudron. La chaussée n’était plus entretenue depuis que les chars soviétiques ne passaient plus ici. C’était des sortes de graviers qui s’étaient broyés au fur et à mesure du passage des chenilles et des pneus et ne laissait plus qu’une fine bande de goudron qui s’érodait au fur et à mesure des saisons. Pour une petite Jigouli dont la fin de vie était manifestement proche en entendant ses halètements de moteur, c’était une rude affaire. Au bord de cette route, la forêt boréale était on ne peut plus épaisse, et à chaque instant on craignait de se heurter face à un ours, un élan, ou quelque chose d’assez gros pour que le conducteur soit plus en danger que l’animal lui même. La règle numéro une était de toujours garder un bidon d’essence bien au chaud dans l’habitacle, car une panne et c’était la mort assurée. Aucun réseau, aucune infrastructure à des centaines de kilomètres à la ronde, et les ours ne mettraient pas longtemps à sentir une odeur de chair humaine mêlée à la terreur.

Pourtant, ce n’était pas ce qui inquiétait le plus Pavel, le conducteur, et Serge. C’était l’obscurité. Non pas la nuit, mais cette obscurité qui leur courait après. Ils roulaient simplement dans ce blizzard, ces deux camarades venus de l’ouest retrouver leur Sibérie natale le temps de quelques semaines.

“Regarde Pavel, tu as vu?

Quoi, t’arrive à voir quelque chose?

Là bas! Les pointes que l’ont aperçoit! C’est l’Oural. Enfin, ça fait presque vingt-quatre heures. Bientôt, notre petit village enneigé.

Notre village, notre usine de nickel, la statue de Gorbatchev, l’ancien goulag.

Tu as oublié Medvezhi Pelmeni, ça t’avais manqué non?

C’est vrai. Mais le Mc Do’ va me manquer.

T’es vraiment un abruti, conclut Serge en rigolant.”

D’un coup, le moteur cale, on entend un bruit sourd. Serge lance un regard inquiet à Pavel qui lui rend par son air grave, sa long mèche sur le front qui lui donne un aspect encore plus dramatique. Les phares s’éteignent. Pavel appuie sur l’accélérateur, le voiture accélère, les phares se rallument, le moteur se remet à gronder sans aucun coup de démarreur.

“Tu… ça va aller tu crois? Demanda Serge inquiet.

ça ne me l’a jamais fait…”

Un long silence de plusieurs minutes domina l’habitacle, dû à la frayeur de tomber en panne en pleine taïga. Une sorte de lueur aveuglante les poursuivait. Trop uniforme pour être une voiture, pourtant ça en a tout l’air.

“Qu’est-ce que c’est que ce truc? C’est une autre voiture?

– J’en sais rien putain j’en sais rien. Ça va nous rattraper…”

 L’atmosphère commence à changer. On y voit de moins en moins, comme si un brouillard enveloppait la Jigouli. Tout commence à devenir sombre, une sorte de matière noire. Mais personne ne dit rien. Pavel est trop absorbé par ses peurs et la route qui à la longue donne un effet hypnotique. Les lumières disparaissent, comme si la voiture était entré dans un trou noir, les phares n’éclairent plus qu’à un centimètres, le tableau de bord est à peine visible, et dans le rétroviseur on ne voit plus les phares arrière.

“Pavel, qu’est-ce qu’il se passe? Pavel? Pavel! Réponds moi bordel de merde!”

Mais il ne l’entend pas. Enfin si, mais à peine et n’arrive pas à se concentrer sur ses paroles. Il sombre dans un demi sommeil, ça y est il ne voit plus rien. La voiture semble flotter et filer à des années lumières comme un vaisseau spatial. Dans il tourne la tête sur sa gauche. À son niveau, une autre voiture semble rouler à son niveau. Mais il ne voit que une faible lueur des phares, et elle semble à la fois si proche et si loin… Il regarde à droite: Serge n’est plus là ou du moins n’est plus visible. Toute sortes d’images lui viennent: son enfance, ses parents son village… Tous ces gens qui partent dans le matin polaire s’égosiller à la mine à l’usine. Un vrombissement qui devient de plus en plus insupportable lui agresse les oreilles. Un flash lumineux. Pavel n’est plus au volant de la Jigouli, il flotte dans un océan de lumière, et ses émotions ne sont plus. Toute sa terreur s’est envolée. Puis, un trou noir le rattrape. La lumière se comprime. Elle devient une sphère se tenant devant lui. Elle disparaît au loin, suivant la route. Pavel retrouve peu à peu la lumière. Le tableau de bord, les phares avant, arrière… Puis les arbres et la lueur du matinale qui émerge des montagnes de l’Oural. Et Serge. Ils se regardent de manière totalement stoïque. Ils ne disent plus rien jusqu’à l’arrivée au village.

Tom n’avait rien vu de tel depuis qu’il était entré dans la police. Il avait vu des choses terribles qui ne pouvait arriver qu’en Sibérie profonde. Pourtant, depuis une semaine qu’il enquêtait sur la tuerie au village de Barnaya, il ne fermait plus l’œil de la nuit. Il faisait des cauchemars terribles. L’entièreté du village avait été abattu. Mais c’était plus mystérieux que jamais. Des corps n’avaient plus de tête, d’autres étaient transpercés par des barres en fer, certains avaient été retrouvé démembrés et même quelques corps avaient perdu des organes internes sans qu’on n’ai put les retrouver. Cinq mille habitants, cinq mille morts. Ce matin, il avait rendez-vous avec le légiste, pour obtenir des réponses (dont il avait absolument besoin pour comprendre) sur les deux corps que l’on avait retrouvé. Manifestement deux hommes, sans aucune égratignure gelés dans la neige. Ils étaient suspects par le fait qu’ils étaient les seuls à n’avoir aucune blessure. Cependant les visages n’avaient pas pu clairement être identifiés, on avait pour le moment que quelques suppositions. Mais ce matin, le légiste était aussi pâle que les deux corps.

“Quels sont vos conclusions docteur, dit Tom en examinant les deux hommes morts sur la table.

C’est… C’est assez délicat. Dit-il en cherchant ses mots.

Comment ça? Les analyses ADN? Le visage du légiste se décomposa.

C’est… C’est compliqué. Rien ne correspond.

Docteur, s’il vous plaît parlez moi clairement, on n’a pas encore fait de comparaison, qu’est-ce qu’il y a de si compliqué.

Le docteur fixa longuement le sol, et s’approcha du policier.

“Commissaire… Ces hommes ne sont pas humains ils… Ils ont vingt chromosomes de plus que nous et… et… Leur… Leur structure moléculaire sont inconnues. Enfin… Je n’ai jamais vu ça, dit-il d’une voix tremblante les larmes d’effroi lui montant aux yeux.

Qu’est-ce que vous me chantez là?

Je vous jure que je n’ai jamais rien vu de tel. Et… Les corps ont été irradiés. Il n’y a aucune trace de brûlure ni de contamination mais… Pourtant ils en contiennent.”

Tom ne savait comment réagir. Il éprouva d’abord du mépris pour le légiste, puis de la stupeur lorsqu’il lut les papiers que le docteur lui avait confié et que Tom étudiait tous les soirs sans pouvoir y croire au fond de lui-même. Les deux corps présentaient une tâche noire sur le cou.

Dans le cabinet de médecin légiste de Vorkhouta avait eu lieu quelques jours plus tard une explosion d’origine inconnue, mais on concluait par logique qu’une fuite de gaz avait causé la détonation. Tom pressa les pompiers pour retrouver deux corps qui devaient se trouver dans la morgue. Aucun des deux n’avaient été retrouvé. D’ailleurs, le médecin légiste lui-même avait également disparu. Tom resta longtemps dans ce mystère qui le rendait fou, dont personne ne croyait, ni la police, ni le grand public, ni personne d’autres. Il jeta toutes les analyses du légiste dans son poêle un soir où s’était laissé emporté par la folie, par la vodka et son désespoir. On retrouva le lendemain son corps inerte, empoisonné par l’alcool. Cette affaire resta à jamais sans suite. Et secret défense.  

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2 Commentaires
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Line Cora
Line Cora
1 année il y a

Un texte haletant qui donne froid dans le dos mais que j’ai aimé lire,même si le contexte est terrifiant !

Alexandre Sonntag
1 année il y a

bonjour,

Votre histoire me rappelle une des miennes: https://wikipen.fr/@alexso/44849-le-motel-des-ames-perdues

J’ai vu une ou deux coquilles: “…vaisseau spatial. Dans il tourne la tête sur sa gauche.”
“Mais il ne voit que une faible lueur des phares, …”

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