La dernière fois

4 mins

Une dernière fois. Elle noua son tablier à damier. Il était en vente sur le circuit Paul Ricard. Elle n’y avait jamais mis les pieds, savait vaguement que le circuit se trouvait quelque part dans le Sud mais pour elle ce n’était qu’un amas de pneus surchauffés, de chair. Son mari lui avait ramené ce souvenir de l’une de ses innombrables virées entre amis. A son retour au petit matin, il avait le regard vague, la démarche aussi mais sous le bras, un paquet cadeau qui avait bien morflé. Il avait pensé à lui ramener un petit quelque chose. Un truc acheté à la va-vite. Elle avait imaginé la réclame la formule 1 plaît aussi aux femmes. Elle n’avait pas moufté, étrenné le tablier le soir-même pour confectionner le gratin dauphinois pour lequel elle avait choisi de belles pommes de terre Agatha, une par une, jusqu’au kilo six-cent cinquante nécessaire au gratin familial.

Dans sa cuisine, elle était sur des rails. Méticuleuse à l’extrême, courbée sur la mandoline qui lui permettait d’obtenir l’épaisseur de pomme de terre idéale pour un plat fondant. La mécanique des gestes requis par la recette l’avait encore une fois sauvée. Sauvée ?

Au fil du temps, elle s’en amusait. Ce tablier en coton était doux-amer comme le Ginger Ale qu’elle s’offrait en cachette de temps à autre. Un soupçon d’interdit, d’enfance, de transgression. Ce tablier était une armure. Bien sûr, cela permettait de ne pas se tâcher, d’être présentable au moment de passer à table même si personne, ni mari ni enfants n’auraient remarqué la moindre tache. Elle se sentait protégée par ces carreaux noir et blanc, cela lui rappelait les pellicules que son père glissait dans la Super8 de son enfance. Les vacances sur la côte adriatique : les familles aux glacières pastel, les acqua limone et les pastèques géantes. Et tous ces apéritifs aux noms exotiques, au goût trop amer. Peut-être que son goût du Ginger Ale lui venait de là après tout. Pas de ses études dans une université chic de la City.

Depuis quelques temps, elle pensait, non elle revivait des pans entiers de son enfance, de son adolescence, une période qui pour elle rimait avec insouciance. Elle avait traversé ses années comme une flèche qui file droit au but, sans hésiter. Elle en était sortie pleine d’allant, avait embrassé ses parents et ses études avec désinvolture. Tout lui réussissait puis elle s’était mariée.

Avec le recul, elle ne retrouvait toujours pas enchaînement de décisions qui l’avaient poussée dans les bras de Thomas — Tommy — comme l’appelaient ses copains percussionnistes de Hove, à deux pas de la jetée de Brighton. Cela cadrait mieux avec ses cheveux longs, son djembé qu’il calait sur sa hanche le dimanche matin. Son look de hippie sur les galets masquait aisément son quotidien d’étudiant en finance internationale option gestion de patrimoine. Un truc dont il ne parlait jamais avec elle. C’était un boulot. Pas vraiment un truc alimentaire mais il n’en faisait pas tout un plat. C’était peut-être ça qui l’avait séduite. Cette nonchalance qu’elle-même semblait avoir perdue entre l’enfance et les bibliothèques universitaires soir et matin, ce qui créait un continuum de temps. Son quotidien jusqu’à ce dimanche de mai à Brighton, elle avait refusé une demi-douzaine de fois d’accompagner sa coloc qui avait entendu parler du royal Pavillion, ce gigantesque chou à la crème kitsch au cœur de Brighton, elle était étudiante en archi avec une prédilection pour les aberrations anglaises, ce à quoi Elise répondait que c’était redondant.

Elise appréciait la rigueur de l’enseignement professé dans son institut mais ne se voyait en aucun cas défaire les valises pour de bon dans ce pays, ce royaume. Pour de nombreux sujets de la couronne, l’Empire était toujours debout, et ils étaient encore nombreux à être prêt au sacrifice ultime pour la Reine. Cette exaltation froide était commune dans les pubs mais Elise les évitait tout comme les couloirs de l’université, les Lavomatic. Les conversations les plus triviales étaient souvent les plus révélatrices. En toute décontraction, personne n’écoute avec attention, le ronronnement du sèche-linge en petite musique de fond. L’humidité ambiante, les posters décollés, les tabloïds aux pages arrachées. Elise s’était demandé si ce cadre glauque ne valait pas celui des amphis, des lambris, des parquets victoriens en termes de connaissance culturelle. Ce n’était qu’une intuition mais elle lui servait de boussole. A cette époque du moins.

Un blanc de 15 ans et voilà que l’intuition se rappelait à son bon souvenir. Une amie délaissée que l’on retrouve sans effusion mais avec douceur et on se demande alors pourquoi on n’a pas rappelé avant, oui pourquoi ?

Ce tablier était de qualité, 15 ans déjà qu’elle s’en servait mais qu’il était hideux. Aussi moche que sa relation conjugale. Elle avait pourtant épousé l’homme qu’elle avait choisi. Seule contre tous. Ils avaient affronté deux familles remontées qui ne voulaient rien savoir. Un couple qui s’était forgé dans le combat, le goût du sang. Que restait-il de cette fièvre ?

Une dernière fois, tablier ceint sur ses hanches qui avaient forci, elle s’observa un instant. La petite robe d’été en Vichy bleu qui pointait sous le tablier à damier lui allaient encore, elle aussi. Petits carreaux contre gros carreaux. Course de vitesse contre course de fond.

Alors qu’elle disposait les parfaites rondelles au fond du plat à gratin, qu’elle les nappait lentement de lait, de crème, qu’elle jetait grains de sel, de poivre. Sans excès. Elle enfourna le tout, dénoua le tablier, le plia soigneusement avant de le glisser dans le premier tiroir du haut. Celui des recettes manuscrites, du minuteur. Puis, elle rinça ses mains à l’évier, blanc pressant un peu de liquide vaisselle pomme sur ses mains rougies. Elle essuya ses mains sur le Vichy fin, qui avait résisté au temps, se dit qu’il en avait vu beaucoup, qu’il en verrait d’autres. Elle attrapa du bout des doigts la petite valise qu’elle avait rangée dans le placard à balais, s’étonna une fois encore de sa légèreté et sortit sourire aux lèvres.

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H. Li Meijin
H. Li Meijin
5 années il y a

J’aime beaucoup ce qui est écrit ainsi que la lecture subtile en filigrane.

Mahé Marie
5 années il y a

J’aime tout simplement ce petit texte délicat, avec un juste je ne sais quoi qui le rend attractif et plaisant, agréable à lire et à relire. Très inspirant. Merci

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