Jacques ferma avec une vigueur inattendue la porte de la petite maison où il habitait seul. La main sur la clenche, il se réjouit pendant quelques instants de l’énergie qu’il possédait encore à son âge. Il prit son bâton et commença à grimper allègrement la rue de Gargantue avant de tourner à droite dans la venelle Pantagruel. Au bout de ces deux longues lignes droites – à pied d’homme ! – il pénétra sur ses terres. D’ordinaire, il mettait un quart d’heure pour gravir le kilomètre qui séparait le bas du village de l’entrée de son domaine. Mais ce matin-là, dix minutes lui avaient suffi : c’était le début des vendanges, ses quatre-vingt quatrièmes et il était plus excité que jamais. Comme d’habitude, il tenait à être le premier sur place. Avant ses fils qui dirigeaient l’exploitation depuis sa retraite forcée en 1996. Avant Laurent, le maître de chai. Et surtout, avant le bon Jérôme, son compagnon de toujours, le maître de culture du domaine depuis près de quarante ans.
C’était le vendredi dix-sept septembre 2010. Il était quatre heures du matin. Vingt minutes plus tard, tout au plus, il ne serait plus seul face à ces millions de ceps qui faisaient sa fierté. Tandis qu’il regardait avec admiration les champs qui s’étalaient à perte de vue, il se souvint du jour où Aude, sa première petite-fille, était née. C’était presque à la veille de Noël, le 21 décembre 1990. Le soleil était au rendez-vous ce jour-là. À midi, quand elle poussa ses premiers cris, il était là, près de l’arbre à gui, au milieu de ses ouvriers qui taillaient les vignes. Au moment où elle vit pour la première fois la lumière du soleil, il sut qu’un jour, elle deviendrait vigneronne. Le pincement qu’il ressentit au côté droit à l’instant précis où elle sortait du ventre de sa mère l’avait déjà envahi 20 ans plus tôt quand Angèle, sa défunte épouse, avait mis au monde Pierre, son fils aîné qui se préparait petit à petit à prendre sa succession. Le cabernet Franc que sa famille cultivait depuis le début du vingtième siècle, quand le père de Jacques avait racheté le domaine, était réputé dans la France entière. C’était le vin préféré d’Aude depuis qu’à douze ans, il lui en avait offert une petite gorgée qu’elle avait, malgré son jeune âge, dégustée avec délectation.
– Alors, Maître Jacques, déjà au travail en ce matin béni par Bacchus.
Telle était la phrase que chaque premier jour des vendanges, Jérôme adressait depuis toujours à l’homme qui lui avait tout appris et pour lequel il éprouvait une admiration sans borne et une amitié sans faille.
– Oui, mon petit Jérôme, je lui rends grâce, répondit Jacques, comme de coutume.
Cet échange rituel entre les deux vignerons annonçait, cinq minutes plus tard, l’arrivée en masse des saisonniers payés pour le temps de la récolte et des ouvriers du domaine engagés à l’année. Après avoir sauté des camions, ils attendraient en parlant haut et fort l’arrivée de Pierre et de Laurent. Ils déchargeraient leur matériel. Puis ils boiraient un café épais relevé par une liqueur de cerise. C’était la tradition dans le domaine et chacun s’y soumettait avec grâce et plaisir. A cinq heures précises, le fils de Jacques donnerait l’ordre de commencer les vendanges et son père observerait chacun de ses gestes avec confiance.
*
– C’est ainsi qu’Arthur Rimbaud arriva à Paris en 1870. Il avait seize ans et il rêvait de liberté. Il voulait échapper à l’enfer que sa mère lui faisait vivre.
Pendant que Monsieur Baurin racontait à ses élèves la vie du plus grand poète français de tous les temps, Aude Terraque était aux anges. Comme à son habitude, elle buvait les paroles de son professeur de lettres avec délectation. A quarante-sept ans, Pierre Baurin possédait un charme rare. Bien qu’il ne fût pas vraiment beau, cet homme raffiné et très à l’aise en public regardait ses élèves droit dans les yeux quand il s’adressait à eux. Aude ne pouvait résister à ce regard-là. Il était son dieu et elle espérait secrètement qu’un jour, il tomberait dans ses filets. Fascinée par son visage allongé, ses lèvres minces et sa bouche petite, la jeune femme trouvait craquants ses coussinets d’amour et les poils encore noirs qui, certains jours, surgissaient de sa chemise négligemment boutonnée. Sa taille aussi l’impressionnait : un mètre quatre-vingts au moins. De grandes jambes d’ancien sportif qu’elle devinait bien charpentées, de longs bras velus à souhait, des mains fines aux doigts longs et parfaitement manucurés complétaient le tableau. Bref, Monsieur Baurin plaisait à Aude, mais elle avait l’impression d’être complètement transparente à ses yeux.
Plongée dans la vie d’Arthur Rimbaud et dans ses pensées vagabondes, elle ne se rendit pas compte que la sonnerie avait retenti quelques secondes plus tôt. A ses côtés, Léa et Emilie, ses deux meilleures amies, se préparaient très doucement pour leur classe de théâtre. Comme elle, elles adoraient les cours de Littérature de Monsieur Baurin, mais elles détestaient les mathématiques, les sciences et les langues. A cause de ces trois matières, elles avaient déjà deux années de retard. A presque 20 ans, elles recommençaient leur terminale au lycée François Rabelais, mais, grâce à l’amitié profonde qui les unissait, elles gardaient le moral en espérant qu’elles allaient enfin pouvoir quitter l’ensei-gnement secondaire en fin d’année et, le bac en poche, monter ensemble à Paris.
Bien qu’elle fût profondément attachée à sa terre chinonaise, Aude Terraque ne nourrissait qu’un seul rêve : monter sur les planches et suivre la trace des actrices qu’elle admirait tant depuis qu’elle était toute petite. Physiquement, la jeune femme était parfaite et elle le savait. Quand elle se promenait dans les rues de la vieille ville, elle attirait le regard des hommes. De tous les hommes, particulièrement celui des touristes qui ne savaient pas qui elle était. Et souvent, elle se faisait siffler. Mais elle n’en avait cure : elle prenait son air le plus détaché et marchait avec une telle condescendance que les dragueurs les plus féroces la suivaient des yeux sans oser l’aborder. Ce qui frappait en premier lieu chez Aude, c’étaient les yeux immensément bleus. Mais ses autres atouts physiques n’avaient presque rien à envier à sa carte maîtresse. La peau particulièrement claire de son visage pleinement ovale et ses cheveux roux, qu’elle portait très longs et qui tombaient librement sur ses épaules, lui donnaient des airs de divinité bachique. Son petit nez en trompette, son menton fin et sa bouche charnue à la Marilyn Monroe complétaient le tableau à la perfection.
– Cesse de rêver au prince charmant, ma belle, et dépêche-toi. Je ne veux pas être en retard au cours de Monsieur Bodeler.
Léa, qui venait de rappeler Aude à l’ordre, trépignait d’impatience en attendant que son amie range ses affaires. Emilie, en grande conversation avec Julien, les attendait dans le corridor. Elle non plus n’avait pas particulièrement envie de faire attendre Monsieur Bodeler, mais ce n’était pas si souvent qu’elle avait l’occasion de parler avec le mec le plus sexy du lycée. Alors, ce n’était pas très grave si Aude traînait un peu…
*
Chaque classe de théâtre commençait par un échauffement vocal et corporel dont Monsieur Bodeler avait le secret. En terminale, le cours du vendredi après-midi était consacré à des activités d’improvisation où chaque élève pouvait complètement se relâcher et libérer toutes les tensions accumulées durant la semaine.
– Tout le monde est là, je suppose, déclara, pour la forme, Monsieur Bodeler. Mettez les chaises en cercle dans le fond de la salle et taisez-vous.
Bien qu’il ait demandé le silence, le professeur de théâtre, à la sévérité pourtant légendaire, dut attendre une minute pour que tous ses élèves lui obéissent. Pendant qu’Emilie, assise entre Léa et Aude, achevait de raconter à ses amies ce que lui avait dit Julien, Simon caressait discrètement les cheveux de sa petite amie et d’autres petits groupes, de filles ou de garçons, papotaient joyeusement avant que Monsieur Bodeler décide d’imposer le silence.
– Je vous propose de fermer les yeux, de vous mettre dans une position confortable et de penser à une sensation agréable. Quand je dirai votre prénom, vous ouvrirez les yeux et vous direz d’une manière originale un mot qui, à vos yeux, représente l’émotion que vous avez ressentie.
Pendant deux heures, les exercices s’enchaînèrent à une belle cadence, tantôt individuellement tantôt par groupe. Au moment où la sonnerie marquant la fin du cours retentit, Aude était à quatre pattes devant toute la classe en train d’imiter un chimpanzé. A ses côtés, Léa était devenue un vieux lion qui rugissait dans sa cage et Emilie tentait, sans grand succès, de braire comme une ânesse. Le zoo que Monsieur Bodeler avait inventé comptait également une panthère noire que Céline jouait à la perfection, un serpent qui glissait sur le sol sale de la salle avec une aisance étonnante et un chimpanzé mâle à qui la belle Stéphanie donnait une féminité difficile à cacher.
Avec une efficacité rare, les élèves remirent en ordre la salle en un temps record. Il ne fallait pas que Madame Roucoeur, qui occuperait le local lundi matin en première heure, trouve l’occasion de nuire à Monsieur Bodeler. Par pure jalousie, elle avait l’habitude de se plaindre de lui auprès du directeur et il n’était pas utile de la provoquer outre mesure. Comme de coutume, Aude et ses deux amies restèrent les dernières pour aider leur professeur préféré à s’assurer que tout était en ordre. Elles lui souhaitèrent un bon week-end et elle sortirent en riant.
*
Il était dix-sept heures quand le bus déposa Aude à trois cents mètres de chez elle. Comme elle s’y attendait, la maison était déserte. Le jour de l’ouverture des vendanges, sa mère rejoignait toujours son mari et son beau-père en début d’après-midi pour participer au ramassage des raisins. C’était une sorte de devoir conjugal pour elle car elle ne se plaisait pas dans les vignes. Bérénice Cézanne, épouse Terraque, était une femme de la ville. Fille d’un notaire de Tours, elle aimait courir les boutiques, aller au spectacle ou visiter les galeries d’art. Comme elle ne travaillait pas malgré des études de droit, elle passait son temps à s’adonner à sa seule passion : la peinture, qu’elle pratiquait avec un certain talent.
Contrairement à sa mère, Aude aimait beaucoup la terre et les vignes. Quand elle était plus jeune, elle accompagnait son grand-père en toute saison et l’aidait du mieux qu’elle le pouvait. Il ne tarissait pas d’éloges à son égard et était persuadé qu’un jour, elle reprendrait le domaine familial. Pour ne pas le blesser, elle ne lui avait pas dit qu’elle avait l’intention de se lancer dans des études théâtrales, mais il lui restait presque une année entière pour le préparer à cette quasi-certitude.
Après avoir flâné quelques minutes devant la télévision, Aude était montée dans sa chambre pour se changer. Abandonner ses vêtements d’école pour revêtir une tenue de vigneronne était un art qu’elle cultivait avec une extrême élégance. Il y avait parmi les jeunes ouvriers quelques petites merveilles à qui elle ne manquerait pas de donner quelque espoir. Et si l’un d’eux lui plaisait, elle lui offrirait – sait-on jamais ! – peut-être plus qu’un simple sourire. Mais pour arriver à ses fins, une belle fille doit savoir suggérer ses charmes sans trop les dévoiler. Face à la grande glace placée devant son lit, Aude admirait ses longues jambes. C’était la partie de son anatomie qu’elle préférait et qu’elle soignait tout particulièrement. Après avoir enfilé un élégant pantalon de toile blanc cassé, elle passa, avec une certain lenteur, un sweet de la même couleur. Ensuite, elle descendit dans le garage, mit en route sa mobylette et prit la route du Clos de l’Echo.
Sur place, après avoir salué sans grande conviction ses parents, elle partit à la recherche de son grand-père. A cette heure avancée de l’après-midi, il devait se reposer près de l’arbre à gui, à moins qu’il soit encore près des cueilleurs en train de donner ses précieux conseils aux moins expérimentés d’entre eux.
– Salut, Papou, cria Aude à plusieurs reprises, en faisant de grands signes à son grand-père alors qu’elle était encore à une centaine de mètres de lui.
En l’entendant s’époumoner, plus d’un cueilleur se retourna pour observer la jeune femme. Mais comme quand elle se baladait dans Chinon, elle fit semblant de ne pas les voir et se préoccupa exclusivement des réactions de son aïeul. Quand les cris de sa petite-fille arrivèrent à ses oreilles, il se leva d’un bond, tourna la tête dans sa direction et lui ouvrit affectueusement les bras. Elle vint se blottir contre son torse encore robuste et profita quelques instants de la chaleur de ses mains noueuses.
– Voilà ma petite-fille ! s’exclama-t-il avec un évident bonheur. Je me demandais quand tu allais arriver et je me suis un peu assoupi en t’attendant patiemment.
– Je me suis dépêchée, Papou, mais tu sais que nous les filles, on aime bien se faire toutes belles quand on vient voir notre grand-père, répondit-elle en riant.
Jacques, qui connaissait Aude comme sa poche, savait qu’elle ne laissait rien au hasard quand il y avait de beaux mâles dans les parages. Qu’elle lui fasse croire qu’elle s’était apprêtée spécialement pour lui le flattait, mais il n’était pas dupe.
– Viens, on va partir à la cueillette dans tes vignes. Personne n’y a encore touché en attendant que leur Maîtresse ait donné son accord.
Depuis qu’elle était petite, Jacques avait donné à Aude quelques ares qu’elle et lui cultivaient avec une tendre complicité. Même Jérôme n’avait pas le droit d’y toucher. Cuvée personnelle de Mademoiselle Aude. A chaque vendange, le soir du premier jour, elle allait trouver le vieil ami de son grand-père pour lui confirmer que ses vignes étaient prêtes. C’était un autre rituel devenu immuable auquel les années donnaient une belle force et une grande valeur.
– Les raisins sont vraiment gros, déclara Aude en palpant une grappe. Et leur couleur est prometteuse.
– Goûtes-en quelques-uns et tu me diras ce que tu en penses, lui suggéra Jacques.
– Ils sont charnus et bien sucrés. Comme je les aime. Je suis certaine qu’ils feront un vin de grande qualité.
– Bravo, ma grande. Tu as l’œil et le palais. Tu seras une grande vigneronne, c’est moi qui te le dis.
Aude ne releva pas la dernière réflexion de son grand-père. Elle lui prit la main et la caressa tendrement. Ce geste, qu’elle accomplissait de temps en temps, apportait un grand bonheur à son aïeul. Elle se reprochait parfois de ne pas passer suffisamment de temps avec lui qui l’admirait tellement, mais elle avait sa vie, ses amies et, surtout, ses préoccupations. En cet instant, il était heureux et elle aussi. La complicité qui l’unissait à son Papou était évidente et les ceps, lourds de fruits, semblaient s’incliner respectueu-sement sur leur passage.
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Il était près de dix-neuf heures quand Aude se mit à tchatter avec Kostakis, l’ami grec avec qui elle était sortie trois étés plus tôt et qui ne lui en avait jamais voulu de l’avoir laissé tomber quand elle était rentrée en France. Leur histoire d’amour n’avait duré qu’une semaine, mais il en était resté une solide amitié qui, d’une manière assez inexplicable, s’était pleinement maintenue malgré la distance qui les séparait et l’incapacité qu’ils avaient eue, jusque-là, de se revoir.