L’Autoroute du Diable, XI

5 mins

Le lendemain matin, nu face à la colline nord, à intervalles réguliers, je poussais des hurlements. Mila hurlait sur la même tonalité, juste après moi. Bud pilotait la grue Marilyne, et enfournait nos épaves, dans le broyeur gigantesque. Bud détruisait, compressait, à mesure je hurlais mon désespoir. Je hurlais nu, pour marquer ces crimes, cruels, gratuits. Mila debout face à moi, son visage impénétrable, imitait chacun de mes hurlements, dans le seul but de se montrer désagréable.
J’entendis la voix inquiète de Doc questionner Père. J’entendis la voix de Père lui répondre :
” T’inquiètes pas Tommy, c’est rien. Rien qu’un lundi matin habituel chez les barjots.”

Il existait une règle, au sein de la décharge. Bud détruisait les voitures uniquement le premier lundi de chaque mois. C’est cela qui avait été convenu, la fréquence négociée auprès de Père. Une échéance planifiée face à laquelle je pouvais mentalement me préparer, pourtant Bud avait détruit des voitures, alors que nous n’étions ” rien qu’un lundi matin habituel », comme Père l’avait indiqué à Doc. La transgression de cette règle, je devais en être la cause. Quelque chose n’allait plus depuis son retour. Pour une raison incompréhensible, Bud m’agressait personnellement. Il m’adressait un message en compactant. Je retrouvais Bud après le déjeuner, derrière le hangar, au creux de la colline Sud. Il travaillait sur une simili-car, une reproduction bon marché d’un pick-up Ford Série F, datant du 20, ou 21e siècle.

– Tu n’avais pas le droit de détruire aujourd’hui.
– Je fais ce qu’il me plaît. Dégage de là, je suis occupé.

Bud penché au-dessus du moteur de la simili, je réfléchissais à une façon constructive et positive d’entamer un dialogue avec lui.

– Tu retapes ?
– Ouais.
– Pour quelle raison ?
– La revente, quoi d’autre. Et qu’est-ce que ça peut te foutre.

Les similis-cars, un produit d’une mode éphémère de l’industrie automobile nord américaine, il y a de ça quatre ans. Des modèles antiques, produits à la chaîne dans les usines d’Atlanta. Des cpu bon marché, des motorisations légères, suffisantes pour des caisses non en taule, mais imprimées. De piètres véhicules, à tous les points de vue, inventés sur-mesure par des algorithmes marketing à destination du marché urbain de Carthage Del Cristo. Un jour, la mode s’était arrêtée. Exactement quand les véhicules publics auto-guidés s’étaient développés au sein de la mégalopole. Mais nous pouvions encore en trouver des similis, lorsque quelques désespérés qui ne possédaient aucun autre moyen pour voyager se retrouvaient au volant de ces jouets, sur notre autoroute, au milieu d’un trafic composé de bolides lancés à trois cents kilomètres heures. Il s’agissait sûrement de l’histoire de la Série S au-dessus de laquelle Bud s’affairait, l’un de ses flancs était enfoncé. Bud avait commencé à le déclipser.

– Bud, tu es conscient qu’il s’agit d’une Simili ?
– Et ?
– Personne ne voudra la racheter.
– Tu comprends rien. Tu comprends jamais rien d’ailleurs, mais c’est pas ton problème, vu que tu crois tout comprendre.
– Je te présente mes excuses si j’ai jugé ton projet sans en avoir saisi les contours. Tu la retapes peut-être pour t’occuper ?
– Et lorsque tu t’excuses, c’est pire.

Je réfléchis. Mais il n’y avait rien à comprendre de plus à propos de Bud. Bud avait décidé de remonter cette chose dans le but la revendre. Ses limites intellectuelles naturelles l’aveuglaient à la réalité marchande. Quant à notre dialogue, ses émotions négatives empêchaient tout échange.

– J’ai repéré un vieux V6 essence qui lui irait parfaitement. Ils utilisaient des V6 pour ces bagnoles, dans leur temps. Tu vois monsieur “Jesaistout”, il me sera facile de lui trouver un putain de collectionneur.

Le projet de Bud n’avait aucun sens. Si la Simili offrait la place nécessaire pour remplacer sa petite pile à combustion par un vieux moteur, il faudrait que Bud refasse tout le reste, comme l’arbre de transmission, la boite de vitesse, les ponts jusqu’au pédalier. Un travail titanesque comparé à l’enjeu. Et même s’il réussissait au prix de centaines d’heures de travail, le châssis n’avait pas été prévu pour supporter autant de poids. Au final, Bud ne trouverait personne d’assez fou pour ressentir le besoin ou l’envie d’acquérir un tel véhicule dégénéré. Je m’approchai.

– Je pourrais t’aider, si tu veux ? Reclipser son flanc, le remodeler à la chauffeuse ? Ainsi il te serait inutile de trouver d’autres pièces pour sa structure. Tu gagnerais du temps.

Contre toute logique, Bud me saisit et me plaqua contre la voiture. Sa réaction violente et irrationnelle me fit peur, je décidai de ne lui opposer aucune résistance. Il s’agissait peut-être pour Bud, d’entamer enfin un dialogue. La Simili tangua sous l’impact, dans le regard de Bud, de la colère. J’y décelais aussi une sorte de souffrance qui m’interrogea.

– Je t’avais demandé de surveiller quand j’étais dans le camion avec la fille !
– C’est donc cela. La raison pour laquelle je te sentais en colère contre moi. La raison pour laquelle tu as détruit ce matin, à la colline nord, alors que nous ne sommes pas le premier lundi du mois.
– Je t’avais donné un ordre ! Et toi, tu…
– Je te présente mes excuses, je n’avais pas compris que c’était important pour toi, ou Doc. J’avais quitté la surveillance pour vérifier les attaches de l’autocab.
– Vérifier les attaches, hein, mais pourquoi tu aurais besoin de vérifier des putains d’attaches ? Tu me prends pour un imbécile, tu nous prends tous pour des imbéciles, mais en réalité c’est toi, Loss, le connard.

Cet épanchement de sentiments négatifs dû le soulager, car il me lâcha, recula, et sourit même, d’un sourire étrange.

– Tu penses que t’es important pour la cellule à cause de ta maudite connexion ? Oh oui, tu crois que tu l’es, important pour nous, mais c’est faux. Tu sais pas Loss, t’en as pas conscience, mais à part le Doc qui vient d’arriver et qui ne te connaît pas trop, ils sont tous à attendre ton faux pas. Tu te tiens au bord du gouffre, mec, et ceux que tu connais ne souhaitent que ça, que tu tombes ! Et t’imagines le vieux de ton côté ? C’est ce que tu crois vraiment, à l’appeler “Père” tout le temps ? Tu crois qu’il te voit comme son fils ? Ah ah ! Mais t’as pas idée combien il s’en fout pas mal de toi ! C’est du vieux dont tu devrais te méfier, Loss ! Il t’a dans son collimateur ! Et tu vois, t’avais qu’un seul ami ici dans la décharge, et ce pote, c’était moi. Maintenant t’es tout seul, connard !

Bud s’éloigna vers les caravanes d’habitation, mais il se tourna soudain, saisit une clé qui traînait sur un chariot, et la lança dans ma direction, en plein sur la simili qu’il avait pour projet de reconstruire. Un geste illogique qui s’accommodait parfaitement avec ses propos dénués de sens.
Je restai interdit. Je contemplai l’autoroute, son corps massif qui survolait notre décharge et se transformait en tracé gracieux alors qu’elle s’éloignait sur ses larges piliers, au loin. Bud n’acceptait pas que sa nature de violeur soit révélée au nouveau Doc, ce qui en revenait à dire que Bud ne supportait pas sa nature de violeur, ou qu’il ne se supportait pas lui-même – la cause la plus courante des excès de violence chez mes contemporains. Je demandai à l’autoroute quand notre cellule retrouverait sa normalité, et j’en étais là de mes pensées lorsque l’alarme d’intervention retentit – une réponse de la Dame Rouge, une réponse qui m’était personnellement adressée, j’avais hâte de la découvrir.

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