L’Autoroute du Diable, XII

4 mins

Bud s’était isolé dans la remorque médicale, Mila conduisait. Doc se tenait à ses côtés, et moi, installé sur la banquette avant, à sa droite… Pour une fois, je me trouvais aux premières loges. A vitesse élevée sur notre voie d’urgence, nous avons dépassé le bouchon des usagers causé par les ralentisseurs en titane de la Dame Rouge. Un lourd nuage noir profond s’élevait à l’horizon, le nuage caractéristique du plastique et de la chair brûlés. Quand soudain, nous l’avons vu apparaître. Une très jeune fille marchait nue hébétée, pile au milieu de la chaussée. Elle était entièrement recouverte de sang…
L’ampleur de l’accident frappa l’équipe, alors que nous n’étions même pas arrivés. Sa puissance évocatrice les laissa sans voix. Ce fut Père, qui à travers le réseau com, verbalisa officiellement et de façon légèrement incohérente, le ressentit de l’équipage : ” Bonté Seigneur…”
Je me tournais vers Bud dans la remorque médicale. Sourcils froncés, il essayait de distinguer quelque chose au travers des hublots latéraux, je le prévins :
” Il faudra prendre tout le médical. C’est gros.”

Un mégatransporteur de bétail qui roulait en direction de Carthage avait percuté un véhicule de tourisme, plus un autofret. Le mégatransporteur s’était couché sur le flanc. Sa cargaison d’UltraPorcs(tm) déversée sur la route, mutilées, se traînant en hurlants, les bêtes génétiquement modifiées et élevées en cuve étaient incapables, sous le poids de leur masse, de se déplacer. Leurs articulations explosaient. Mais les animaux n’étaient pas les seules victimes, il y avait autant d’humains. Des filles, très jeunes, leurs chairs suppliciées, leurs organes et leurs hurlements mélangés à ceux des Porcs, à l’intérieur du camion, ou sur la chaussée…
Le mégatransporteur passait illégalement des filles à Carthage, elles avaient été cachées dans les étages inférieurs, sous ceux occupés par les animaux. Quatre-vingt-quinze pour cent de concordance génétique entre l’adn du porc et celui de l’humain, contre les scanners biométriques de la frontière, c’était malin. Mais ce n’était pas intelligent, seulement malin. Les douanes de Carthage étaient forcément impliquées. Après tout, leurs citoyens avaient les moyens. Des porcs ou des jeunes filles des États-Désunis, les citoyens de Carthage possédaient le droit de consommer.
Mila positionna parfaitement notre camion à la perpendiculaire du méga – un mégatransporteur plus un autofret plus un véhicule de tourisme plus une centaine d’animaux et autant d’humains à dégager de la chaussée en vingt minutes seulement – l’information venait de tomber, la Dame Rouge nous octroyait vingt minutes avant de rouvrir la circulation – la tâche s’annonçait titanesque. J’espérais que l’autofret puisse redémarrer, peut-être forcer le redémarrage de son électronique m’épargnerait le temps de le tracter – je pesais le pour et le contre – j’avais déjà établi mon planning. Je m’attellerais au plus délicat, dégager les véhicules, quand les autres se chargeraient du biologique. Nous avons sauté de la cabine, Bud souffla un « putain de merde » en découvrant le spectacle. Ils restèrent quelques secondes hébétés, et se réveillèrent à mon cri ” 20 minutes !”, tous s’activèrent. Ils sortirent du camion un maximum de matériel médical. J’avais déjà déplié le bras de notre grue. Au joystick, je positionnais sa mâchoire pile au milieu de la remorque – l’endroit précis où j’estimais qu’il me serait possible de tirer le megatransporteur en un seul morceau – la mâchoire était sur le point de planter ses crocs dans la carcasse, quand Mila m’apostropha :

– Loss ARRÊTE ! Tu fais quoi, là ?!
– Je dégage la route.
– Il y a encore plein de filles dans le camion ! Tu vas les tuer !

Mila et Bud se tenaient face à moi. Doc errait hébété au milieu du carnage, armé de son matériel ProSurv, il se penchait sur un corps à la fois. Ils étaient tous largués.

– Je ne vais tuer personne, Mila. Parce que ce n’est pas moi qui ai mis ces gens dans ce transporteur. Ce n’est pas plus moi qui ai causé l’accident.
– Mais tu comptes faire quoi putain !
– Mon travail. Tracter les épaves afin de dégager la route dans le temps imparti décidé par l’autoroute.
 – Mais tu veux les tracter où bon dieu ! C’est un mégatransporteur !
– Avec la grue, je le balance par-dessus l’autoroute. Les scavengers s’en occuperont. Puis les équipes de la voirie, le jour où ils passeront.
– Tu es fou ! Loss ! Je t’ordonne d’arrêter !
– Je suis désolé Mila, mais il s’agit de notre licence. Si nous ne dégageons pas la voie dans les vingt minutes – dix-sept maintenant – il s’agira de notre dernière intervention.
Bud :
– Si tu touches encore à cette grue, Loss, je te le jure devant Dieu, je m’en vais prendre mon fusil, et avec, je te tue. C’est aussi simple que ça.

Je lâchai le joystick. A travers les jours, à travers la taule du camion, je vis le gros œil d’un porc tournoyer, complètement fou. Les cris des bêtes, et les cris des femmes, leurs hurlements et leurs suppliques étaient si forts qu’ils nous obligeaient à hausser la voix. Mais je n’étais pas responsable de leurs malheurs. Pour elles et eux, je ne pouvais rien.

Mila à Père, via le Syscom :
– Décrète un code noir.
Père :
– Bon Dieu, en quarante ans je n’ai émis que trois codes noirs ! Et à l’époque, les 38-48 n’existaient pas !
– J’en ai rien à foutre, ça fera ton quatrième. Décrète un code noir où je te pose ma démission en direct.
Bud :
– Et la mienne ! De toute façon, c’est impossible de faire ce boulot en vingt minutes.
Père :
– J’accepte d’émettre un code noir à une seule condition. Tom ? Petit, tu m’écoutes ?
Médic :
– Oui.
Père :
– J’émets un code noir à condition que tu amortisses cette intervention avec des organes. On est d’accord ?

Le code noir.
Le code noir était une mesure d’urgence, qui pouvait s’employer dans principalement deux cas : danger persistant, comme déversement de produits nucléaires ou chimiques sur la route, ou encore, un nombre de victimes élevées pouvant classer l’accident par l’autoroute dans la catégorie” génocide autoroutier “. Nous comptions une vingtaine de filles sur la route, celles qui avaient été éjectées ou celles qui avaient réussi à s’extraire du camion. De ce que je pouvais en juger, par rapport aux dimensions du mégatransporteur, et si les passeurs les avaient peu tassées dessous, j’arrivais au résultat théorique de deux cent quatre-vingt-trois victimes humaines potentielles, au minimum. « Génocide autoroutier », l’administration de l’autoroute restait vague. Il s’agissait d’une question de l’ordre de l’appréciation personnelle.
 
Mila :
– Tom ? Tom, il faut qu’on balance un code noir, ou elles mourront toutes.
Médic :
– Oui… D’accord. D’accord, je le ferai.

Le gros œil de cochon ne tournait plus à travers les interstices. Le gros œil me fixait, il pleurait.

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