Youlia Vasilyevna, plus connue sous le nom de Juliette Vindicative, ne le fut pas toujours, vindicative… Autrefois il parait même qu’elle fut une petite fille joyeuse, charmante, et pleine de vie.
C’est la colère qui la rendit ainsi, aussi… Vindicative…
Dieu l’avait puni pour le crime atroce qu’elle pensait avoir commis. Dieu l’avait marqué d’une longue cicatrice dans le dos, une marque gravée dans sa chair, la preuve de son infamie, malheureusement… Seul Dieu et elle la désignaient coupable de son crime. Pour les autres, pour tous les habitants de l’îlot Seryy 58 y comprit ses parents, Youlia était innocente, voire pire… Depuis ce matin terrible, Youlia avait toujours été considérée comme une victime. De ce juste et terrible châtiment des Hommes qu’elle méritait et attendait depuis toute petite mais qui lui était refusé sans qu’elle n’en comprenne la raison, naquit dans son ventre un sentiment d’injustice. A dix-sept ans, quand la plupart des filles de l’îlot voyaient leurs ventres se gonfler d’une nouvelle vie, son ventre à elle restait plat. La seule entité qui habitait ses entrailles était la colère, nourrie avec tant d’amour et tant de soins que ce sentiment se transforma en un monstre. Si ce monstre avait pu sortir de son corps, nul doute qu’il aurait détruit le Monde, en un clignement. Aussi, à l’anniversaire de ses dix-sept ans, Youlia s’enfuit de la cabane familiale comme de l’îlot Seryy 58, mais en prenant soin de laisser cette lettre derrière elle, à l’intention de ses parents :
“Mama, Papa.
Aujourd’hui votre petite fille part au bordel.
Je désire mon corps à l’image de mon âme pourrissante ! Mon corps, oui, je compte le démolir dans la luxure ! Une existence atroce est tout ce que je mérite, et tout ce que je demande ! Et ne pensez pas que je mènerai une grande vie d’intrigante, non ! J’ai choisi le pire bordel d’Union Soviétique ! Ma clientèle se composera d’ivrognes violents et de vieux sans dents, et je veux que vous le sachiez : tout ceci est de votre faute, adieu !
Youlia. “
A compter de ce jour, ses parents devinrent deux fantômes émaciés qui partout trimballaient leur peine d’avoir perdu leurs deux enfants, mais n’en parlons plus – car bien qu’ils soient humbles et de bon cœur, ils n’étaient pas les personnages les plus intéressants de cette histoire.
Youlia en revanche…
Avec quelques affaires enroulées dans un drap et portées sur l’épaule en baluchon, par une froide et grise journée, la jeune fille débarqua sur Skuchnyy 73, un îlot minuscule si minable qu’il ne comprenait ni hangars de stockage, et encore moins de techno-fermes, ou d’usines automatiques. Seulement deux bâtiments notables et crasseux, un bar plus un bordel, autour desquels se serraient une poignée de maisons, toutes aussi affreuses. À cette vision, Youlia se fit la réflexion qu’elle se trouverait très bien ici.
Mais à Katerina Chvorine, la tenancière du bordel – une vieille toute gonflée qui ressemblait à un crapaud fatigué – Youlia imposa quelques conditions : il était hors de question qu’elle brade sa jeunesse, sa beauté et sa virginité, contre les quelques roupies d’ivrognes puant le vinaigre ou de vieux édentés aux relents de soupe !”
S’il n’avait tenu qu’à Katerina Chvorine de régler cette affaire, la petite merdeuse, Katerina l’aurait renvoyée aussi sec sur le bateau par lequel elle était venue, et à grands coups de pieds au cul ! Malheureusement pour elle (et pour l’îlot entier), Katerina n’étant que l’administratrice du bordel, son directeur (qui se trouvait être aussi l’administrateur de Skuchnyy 73), le Kamarade Nikita Bochinski Gostioukhine, était un homme. Et comme tous les hommes, bien sûr, celui-ci tomba immédiatement sous le charme de la jeune fille.
Aussi Juliette n’eut aucun mal à imposer ses conditions jamais vues dans toute l’histoire de la prostitution soviétique (et sûrement jamais vues dans l’histoire de la prostitution tout court). Les clients de Juliette s’appelaient désormais « des prétendants », et ceux-ci avaient pour devoir de se présenter à Juliette avec la même humilité qui convient aux sujets en rencontre avec leur reine. Seule Juliette décidait à qui reviendrait ses “faveurs”. Ainsi fut dit, ainsi fut décidé ! Les recalés – dans un premier temps l’ensemble la clientèle locale habituelle – se voyaient éconduits sous les moqueries haineuses de la jeune-fille et ses remarques blessantes, ce qui déclenchait les rires moqueurs des autres putes et clients présents. Cette scène qu’elle offrait devint vite un spectacle comique, si bien que les « samedis rencontre » (Juliette avait décrété ne travailler que les samedis uniquement), l’ensemble des villageois venaient assister à ses cérémonies cruelles, et pour ce faire au bordel, ils y emmenaient même grand-mères et enfants !
Dans un premier temps, le camarade Nikita Bochinski Gostioukhine se réjouit, car il pensait avoir tout prévu :
” Une telle beauté dans mon bordel, que dis-je une beauté, une princesse ! Et inaccessible en plus ! Tout ce qui est inaccessible est rare, et tout ce qui est rare est donc précieux ! Les plus riches apparatchiks se déplaceront bientôt de tout le pays pour tenter leur chance ! “
Mais si en effet les étrangers vinrent en masse après l’abandon de la clientèle locale, et s’ils faisaient marcher le bar, en revanche le bordel ne recevait plus aucun client. Pour quelqu’un désirant du sexe, l’îlot Skuchnyy 73 devint rapidement un endroit à éviter, pire qu’une malédiction ! Et surtout, il y eut cette histoire, avec le prétendant Vladimir Evgueni Loussov…
Fils du directeur de la seule société de communication, comme nombre d’infortunés masculins, Vladimir vint un jour à la rencontre de Juliette. L’assurance du jeune-homme pâlit à sa vue. Son arrogance et sa morgue aussitôt disparus, il s’avança au milieu de l’assemblée silencieuse, et se présenta à la jeune fille. Vladimir était jeune, bel homme, et d’une famille richissime. Il avait joui de la plus haute éducation. Il voyageait régulièrement à travers l’Europe Soviétique… Et surtout, il s’en rendait compte alors qu’il se tenait devant elle, il ne venait pas lui réclamer une seule nuit, non, mais toutes ses nuits à venir, jusqu’au jour de leurs morts. Oui, Vladimir Evgueni Loussov demandait sa main, ni plus, ni moins. Malheureusement pour lui, s’il était tombé en amour pour l’image de Youlia Vasilyevna, c’est Vindicative Juliette qui lui répondit. Et elle le fit avec tant d’esprit et de fureur qu’elle ne déclencha pas les rires habituels de l’assemblée – pour les spectateurs, ce fut comme assister au spectacle d’un bébé innocent jeté vivant à une lionne affamée ! Vindicative Juliette conclut sa diatribe en clamant qu’aucune femme, pas même la plus vieille des babushkas, ne pourrait considérer d’un bon œil un homme si minable qu’il irait chercher son épouse au fin fond d’un bordel crasseux ! Humilié, son amour-propre détruit, le jeune Vladimir se jeta du bateau, lors de son trajet retour, et donna son corps, son futur comme ses espérances, aux ténèbres des profondeurs de la Baltique. Ce qui emmena nombre de nouvelles angoisses dans le ventre du camarade Nikita Bochinski Gostioukhine ! Il n’arrivait plus à manger ou à dormir ! La famille du jeune Vladimir serait un ennemi terriblement puissant ! Il avait espéré Juliette source de futures richesses, mais cette fille signait leur ruine ! Une pensée très juste qui se vérifia quelques semaines plus tard, lorsque le camarade Nikita fit ses comptes, et conclut qu’un an seulement depuis l’arrivée de Juliette, l’îlot Skuchnyy 73, dont les revenus dépendaient en grande partie de la prostitution, l’îlot entier se trouvait en banqueroute.
Poings serrés, Nikita enfila un vieux pardessus et sortit de sa cabane en claquant la porte au milieu de la nuit. Même les trombes d’eau de la tempête frappant l’îlot cette nuit-là ne purent éteindre le brasier de colère qui le consumait ! D’un pas assuré, il se rendit au bordel, où il convoqua Juliette, ainsi que la vieille Katerina. Mais l’entretien ne se déroula pas comme il l’avait imaginé.
Juliette l’agonisa de remarques blessantes, et balaya l’argument économique d’un revers de main, comme pour chasser une simple mouche !
– Une seule de mes passes suffira à rentabiliser mon année ici, et même à faire une belle plus-value, immonde maquereau ! Pourceau capitaliste !
– MAIS QUAND ! intervint la vieille Katerina ! QUAND MADAME CONSENTIRA T-ELLE A SE FAIRE SAUTER LA SERRURE ?!
– La serrure ?! Mais quelle vulgarité !!! Tu oses, immonde CRAPAUD !
Et sous le regard désespéré du camarade Nikita voici Vindicative Juliette qui rosse la pauvre Katerina, qui la poursuit à travers le salon puis tout le bordel en riant et en lui hurlant dessus, en lui filant des coups de pieds pour la faire ramper cette pauvre vieille ! Et maintenant toutes les filles sortent de leurs dortoirs pour assister tristement au spectacle ! D’ailleurs nombre de ces filles portent des ecchymoses au visage, des yeux pochés, certaines ont des dents en moins – l’effet Juliette, qui supporte très mal la contrariété et qui est capable de battre n’importe qui pire qu’un homme au vin mauvais ! Et le camarade Nikita qui se tient le crâne, tandis que la vieille, entre deux mornifles reçues, lui crie de se comporter en homme pour une fois, et que s’il n’en est pas capable, d’en payer un vrai un couillu, qui viendrait foutre un bon coup de fusil à cette garce de folle, ou qui lui mettrait un bon coup de bite par la force, et le « OHHH ! ” outré de Juliette à l’expression de cette menace, et ses coups qui redoublent drus sur la pauvre vieille Katerina qui essayant de s’échapper, rampe maintenant sur la lourde table en bois massif du rez-de-chaussée où les clients avaient l’habitude, entre autre, de dîner – à l’époque où ce bordel en était encore un et pas ce cirque – et cette pauvre Katerina sur le ventre, qui découvre ses grosses jambes aux veines bleues et ses grosses fesses flasques dans sa tentative de fuite désespérée, et Juliette dont le visage s’illumine soudain sous le coup d’une nouvelle idée, et la jeune fille qui s’acharne maintenant à arracher la large culotte grise de la vieille en lui hurlant ” tu vas voir je vais t’en mettre moi des coups de bites espèce de sale sorcière esclavagiste ! ” et une des filles à l’étage qui se met à pleurer, et à travers ses sanglots supplie on ne sait qui on ne sait où, « mais arrêtez-la ! Que quelqu’un l’arrête elle va la tuer ! “
C’est ainsi qu’un nouveau plan fut déployé par le camarade Nikita, quand la vieille Katerina retourna toute sonnée en pleurant dans ses quartiers, et qu’il convainquit Juliette que sa place n’était pas ici, avec ces filles vulgaires et moches
– C’est toi le gros moche, lui rétorqua Juliette ! Nikita fit semblant n’avoir rien entendu.
Il fut donc convenu que Juliette habiterait désormais seule une nouvelle maison gracieusement prêtée par l’administrateur, et que celui-ci lui octroierait une pension généreuse, à vie, afin de couvrir tous ses frais. Quant à la prostitution et les clients (une question posée par Juliette), hé bien, elle serait libre de faire ce qu’elle voudrait avec les hommes qui se présenteraient à sa porte (Nikita ne croyait pas qu’il s’en présenterait beaucoup).
Mais Juliette émit une condition (seigneur) : Elle désirait vivre dans cette maison en compagnie des trois petits orphelins de guerre, confiés par l’état aux bons soins de Skuchnyy 73 et de son administrateur…
– Aucun enfant ne peut grandir dans un bordel ! Non mais vous avez vu dans quel état ils sont ?!”
Pour financer sa pension, un nouvel impôt fut inventé – une taxe que les habitants ne tardèrent pas à nommer « l’impôt Juliette », prise sur toutes les transactions (et en particulier sur la prostitution). Aucun n’y trouva à redire. Leur tranquillité retrouvée les affaires reprenaient, et ça n’avait pas de prix. Ainsi, Skuchnyy 73 ne tarda pas à connaître la triste quiétude spécifique aux îlots abandonnés de la mer Baltique.
Quant à Juliette les premiers temps, entre l’éducation des petits (elle leur apprit à lire, écrire et compter), elle continua à se faire belle, dans le cas où un client viendrait taper à la porte, mais les jours puis les semaines et les mois passaient, et cela n’arrivait jamais. Un jour, tandis qu’elle était en ville partie faire quelques courses, elle entendit des ivrognes sur le trottoir boueux d’en face chanter une chanson à plein poumons, où il était question d’une vierge que quiconque ne pourrait posséder, son nom dans le refrain : ” la Némésis des salauds “
Juliette se trouva profondément peinée par tant de méchanceté. À compter de ce jour, elle préféra rester enfermée seule chez elle, en compagnie des enfants. Après tout (et elle avait mis un certain temps à le remarquer) ainsi isolée avec les petits, pour la première fois de son existence, Juliette se sentait heureuse… En paix. Mais une nuit, des coups retentirent à la porte. Juliette alla ouvrir. Elle resta un moment devant l’apparition. Elle avait la tête légèrement penchée sur le côté, exactement comme le font les chiens, quand ils ne comprennent pas quelque chose… Se tenait devant elle un homme, ou plutôt un garçon. Très blond, très grand et très maigre, il flottait dans une vieille veste militaire de sous-marinier. Il balbutia…
” Bonsoir, je m’appelle Vassili. Je viens de la maison rouge, ils m’ont dit… Ils m’ont dit qu’ici, il y avait… Euh… Une fille, vous savez ? Avec qui je pourrais passer la soirée ? “
Par tous les héros de la glorieuse armée soviétique, n’importe lequel de ses anciens prétendants humiliés et en particulier le jeune Vladimir noyé au fond des eaux auraient crié au jeune Vassili ” FUIS ! MAIS FUIS DONC ! PAUVRE FOU ! “
Pourtant contre toute attente, la lionne ne sortit pas ses crocs. Au contraire, Juliette ouvrit la porte, s’écarta et ajouta :
– Bah alors, entre donc ! Reste pas là comme ça. Non mais que tu sembles idiot !
La physionomie très particulière de Juliette, qui ressemblait trait pour trait à celle qu’elle adoptait lorsqu’elle s’apprêtait à réduire l’égo d’un homme en morceaux – sa physionomie était la même, certes, mais n’avait pas la même cause. Vindicative Juliette, sans en comprendre la raison, se posait un tas de questions sur l’état d’épilation de ses jambes, et du reste, ou de sa tenue, et du chaos qui régnait dans la maison… Elle n’attendait personne, c’est pour ça. Et puis, quel arrogant devait être ce militaire maigrichon tout miteux pour débarquer au milieu de la nuit comme ça chez elle et s’imaginer …
Oui, même si elle ne comprenait rien à ses craintes, la raison était que pour la première fois de sa vie… Youlia Vasilyevna venait de tomber amoureuse d’un garçon.