Jusqu’à l’orée de la fin des temps, et encore au-delà

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Une fin d’après-midi hivernale comme s’il faisait déjà nuit, tous les commerces restaient ouverts, leurs vitrines et devantures allumées, l’activité économique devait tenir – ou la dernière illusion capitaliste d’un Monde espérant paraître comme avant, un grand déni. Mais les rues demeuraient vides de passants. La désertitude lui tapait sur le système, ajoutait à sa tristesse, son abattement. Il n’avait pas seulement passé la nuit dernière à attendre un signe de Julia sur les réseaux sociaux, un post de sa part, leur communion mémorielle des 10 févriers, il avait aussi échafaudé des plans. Comme s’habiller de sombre, acheter des gants … Le principal problème non-résolu, les caméras de surveillance; les criminels des temps anciens avaient-ils eu conscience de l’incroyable liberté dont ils jouissaient avant le règne de l’électronique ? Sûrement. Avant sa naissance, ça braquait facilement les fourgons blindés et les banques, mais ces temps étaient révolus. Désormais, commettre un crime lorsqu’on possédait un mobile solide était le symptôme d’un profond retard mental, ou signe d’un désespoir abyssal.

Il s’arrêta un moment devant une boucherie, à l’intérieur, de la viande étalée dans des vitrines, et le boucher debout, derrière son étal, immobile, attendant les fantômes de ses clients. Le commerçant portait un code bar tatoué sur le front exactement comme sa marchandise. L’intérieur du commerce se superposait à l’image de son visage dans le reflet de la vitrine, mais Bastien n’était plus là. Sa vision traversait la vitrine, l’étal, et le boucher et le mur derrière, plus d’innombrables autres murs encore derrière, toute la ville, pourtant au final, son regard n’arrivait nulle part. Bastien était présent et absent, il existait en ce plan, et se trouvait perdu dans le néant, à la fois. Une drôle d’impression. Un phénomène qui se produisait souvent depuis la mort de Nael. Après un temps difficile à définir, il se réveilla – ou plutôt ce fut une pensée qui le frappa, les mots de Julia, quand elle lui affirma …
 ” J’aurais préféré que Nael ait survécu. J’aurais préféré que ce soit toi qui meurs, ce soir-là.”
Bastien reprit sa marche.

Il avait échafaudé un tas de plans comme s’habiller de sombre et porter des gants, mais au final, quelle importance ? Dans son sac à dos son arme reposait endormie. Et puis … Avec Julia, ils s’étaient dit des paroles trop sombres pour qu’elles soient autre chose qu’une entière vérité. Cela avait ressemblé à des adieux. Alors pourquoi ne pas y aller maintenant, se faufiler dans l’obscurité, tranquillement, et sans aucun plan ? Car peut-être que les plans n’en étaient jamais, mais des excuses, là dans le seul but d’empêcher le passage à l’acte, la somme de sa lâcheté absolue ? Voulait-il vraiment ressortir vivant de cette histoire quand il se sentait si mort, depuis si longtemps ? Bastien se décida et changea d’itinéraire – au vu d’un témoin extérieur, un type faisait simplement demi-tour pour prendre le métro au lieu du bus qui l’aurait ramené chez lui – et peut-être qu’en l’instant décisif qui précède les crimes, le déclic se matérialise ainsi, dans une scène d’une banalité inouïe. La colère se réveilla dans son cœur, et son arme se réveilla, dans son sac à dos.

***

Bastien :
– J’ai vu sur les réseaux sociaux que tu habitais 96 Stamford Road, à Londres. C’est une blague ? Comme ton faux nom ?
Julia :
– Pas totalement. J’adore Londres. Un ami pourrait m’y avoir un appartement, alors tu vois …

Ils avaient pleuré dans les bras l’un de l’autre puis s’étaient relevés gênés, ne sachant plus quoi se dire – à moins que Julia et lui n’aient plus rien à partager, la question se posa.
Bastien :
– Et la vie est-elle si mieux, à Londres ?
– Mon chéri, la vie est géniale n’importe où depuis que je suis une Nh.
– Une Nh … Seigneur … Ce que je hais ces abréviations.
– ” La Nouvelle Humanité “, c’est à elle dont je fais désormais partie.
– Et pourquoi nous n’emploierions pas le mot adéquat ? Vous vous nourrissez de sang humain, vous ne supportez pas la lumière du jour …
– Nous nous nourrissons de plasma, et nous sommes capables d’en fabriquer d’après du sang de porc. Et nous souffrons d’une forme aiguë de photosensibilité. Mais nous ne nous transformons pas en chauve sourie géante, ou je ne sais quelle connerie ! Et tu mourrais autant que moi si on te plantait un pieu dans le cœur, imbécile. Tu fais donc partie de ces extrémistes qui nous voient comme des monstres ?
– Des extrémistes ? Sur les chaînes d’infos en continue, ils crient à longueur de journée qu’on devrait nous enfermer, nous attacher à des machines pour nous pomper le sang …
– Nous comptons des extrémistes dans les deux camps. Tu veux qu’on parle de ces cinglés qui rêvent de nous brûler sur des bûchers ?
– Sauf que les nôtres d’extrémistes, ils sont sur tweeter. Les vôtres possèdent les chaînes de télé, ils siègent dans les ministères, ou à l’assemblée.  
– Les Nh ont arrêté toutes les guerres, font cesser toutes les exploitations, jamais dans l’histoire de l’humanité la vie ne fut si hautement considérée.
– J’ai l’impression que tu récites par cœur leur idéologie. Et le Don, tu veux qu’on en parle ? Tu sais tout de même que “don” vient du verbe “donner”, cela signifie qu’on ne devrait pas être obligé. Et le code barre, tatoué sur mon front ?
– Et alors, qu’est-ce que tu veux que je te dise ? D’accord, tout n’est pas rose, mais en contrepartie tu as pas la belle vie ! Les Nh t’ont fournis un logement, et tu es libre de te consacrer à ta musique ! Es-tu obligé de toujours adopter cette posture, à tout considérer de façon si négative ? D’ailleurs la musique, tu en es où ?
– J’ai un peu laissé tomber … Pour le moment.
– J’aimerais … Tu sais que je connais du monde. Je pourrais glisser la démo que tu avais composée entre les bonnes oreilles, je suis persuadée que mes contacts adoreraient ! Je suis sûre pouvoir faire passer ta musique dans tous les bons clubs de la capitale … C’était si bien ce que tu composais, avant …
– Et à Londres ? Tu pourrais me faire passer dans les clubs londoniens ?
– Pourquoi pas, peut-être bien ! Une fois que j’y serais installée.
– Merci, mais je n’ai pas envie pour l’instant.
– Ce que tu es désespérant ! Pourquoi n’as-tu plus envie que de bonnes choses t’arrivent ?
– Tu le sais.
– Parce que tu ne veux rien qui vienne de nous ? Des Nh ?
– Non. Parce que Nael est mort, et le Monde continue à tourner sans lui. Tout le monde s’en fout.
– Passe ENFIN à autre chose ! Tu crois que s’il était là il aimerait te voir gâcher ta vie ?
– C’est le problème, justement. Ce qu’il voudrait ou pas, j’en sais plus rien du tout.
– A ce propos, je voudrais moi aussi te dire une chose que j’ai sur le cœur, depuis longtemps. Cette nuit du dix février, je fus contente que ce soit lui.
– Julia, comment tu peux dire une telle chose !
– Après sa mort tu sais … J’ai adopté une sorte de logique bizarre … Je me disait qu’un de vous deux devait mourir, ce soir-là. Comme si ce drame était obligé. Un peu comme si nous trois … Nous étions trop heureux pour que la mort ne vienne pas s’inviter. Alors … Dans cette logique … Je me suis sentie heureuse que ce soit lui, et pas toi.
– Lui, plutôt que moi, mais pourquoi ? Vous étiez si proches Nael et toi … Il disait que s’il avait été une femme, il aurait rêvé d’être toi. Et tu disais la même chose, si tu avais dû naître homme, t’aurais voulu être lui, et …
– Oui, mais il y a longtemps, nous nous sommes aimés toi et moi. Je t’aime toujours un peu, je crois. Pourtant … Après ma conversion aux Nh, je me suis mise à penser différemment. Je me dis maintenant que j’aurais préféré que ce soit toi qui meurs. Parce que si Nael avait survécu, alors il m’aurait suivi, il ferait partie des Nh, avec moi, et je ne serais pas seule aujourd’hui. Toi … C’est comme si tu étais mort avec lui. Je n’ai pas seulement perdu Nael, je t’ai perdu, toi aussi. J’ai perdu les deux seuls hommes que j’aimais, en une nuit.

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