Le trajet pour aller chez le type, il n’en garda aucun souvenir. Un moment il sortit de la station pour un changement, son corps se retrouva dans un bus, son enveloppe, mais pas son âme, perdue quelque part, personne ne savait où, dans le néant. Une temporalité de plus enlevée à sa vie, rien de bien dramatique. A-t-on vraiment besoin de tout vivre, tout le temps, même les instants très chiants ? Rares étaient les occasions où Bastien sortait de chez lui, et s’il avait été présent il l’aurait remarqué dans les transports, à quel point la frontière devenait tangible. L’humanité se comptait désormais en deux catégories qui avaient effacé toutes les précédentes. Plus de riches ou de pauvres, plus de masculin ou féminin, plus de noirs ou de blancs, plus de religieux, ou d’athées, plus de dessert ou de fromage, ne restaient que ceux aux fronts tatoués – les Oh, pour « ancienne humanité » – et ceux non, les Nh. Si Bastien avait été présent, il n’aurait pas manqué de remarquer à quel point son tatouage pouvait attiser certains regards… Il revint brièvement à lui, un arrêt avant le sien. Le quartier avait changé comme par magie, il se réveillait après avoir voyagé endormi. Il jeta des coups d’œils devant et derrière aux travers des vitres, appuya sur le bouton d’arrêt, et descendit.
Passer à côté de ces choses que l’on nommait “réalité” possédait des avantages, le principal : se dévouer corps et âme à sa douleur, de façon autistique. Mais un penseur dût écrire un jour que la réalité demeurait la seule prison dont personne ne pouvait totalement s’évader, et si aucun penseur ne l’écrivit, il était temps que quelqu’un le fasse. Dans tous les cas, que ce penseur ait existé ou pas, le gardien de la réalité se rappela à lui sous l’incarnation d’un coupé qui ralentit à sa hauteur, un couple se trouvait à l’intérieur. La voiture le suivait tout doucement sur la file réservée aux bus, mais comme la présence mécanique ne suffisait pas à le réveiller, le chauffeur baissa la vitre, et appela Bastien d’un « hey frère », il revint à lui aussitôt. Son esprit réintégra son corps, et la première pensée qui le traversa fut de se demander pourquoi, à propos de l’interjection “frère”, les riches éprouvaient toujours le besoin de s’accaparer le langage populaire. Bastien n’avait jamais eu aucun frère, ou s’il en y avait eu un avec qui il ne partageait aucun sang, celui-ci était mort. Il s’appelait Naël.
Bastien s’approcha, considéra le couple, aucun d’eux n’avait de code-barres tatoué sur le front. Ils n’étaient pas si vieux pour des Nh, l’homme avait dans la trentaine, la femme dans les vingt-cinq. Des traits tirés, gris émaciés, quatre yeux brillants et dessous, des cernes toutes noirs. De la crème solaire indice maximum badigeonnée épaisse de façon ridicule sur leurs visages. Le garçon et la fille ressemblaient à des clowns tristes.
Bastien,
– Vous cherchez votre chemin ? Je n’habite pas le quartier, alors… Je pourrai pas vous renseigner.
– Non. Écoute frangin… J’aimerais… Nous aimerions…
– Quoi ?
– Je sais pas, t’aider un peu, peut-être ? Te donner deux mille euros, tu en penses quoi ? Tu crois que ça irait ?
Rien qu’à leurs physionomies, Bastien sut ce qu’ils voulaient dès l’instant où le conducteur avait baissé sa vitre. Mais ils n’étaient pas des flics, n’arboraient aucune insigne ou tenue officielle, alors après tout… Aucune loi n’interdisait de s’amuser un peu avec ces deux-là.
– Je ne comprends pas, je n’ai pas besoin d’aide. Ou j’ai vraiment l’air d’en avoir besoin ? Je sais que mes fringues ne sont pas au top, mais…
– Non, ce n’est pas ce que je voulais dire, je me suis mal exprimé…
– Je n’ai pas fait d’effort vestimentaire parce que je suis allé voir une très bonne amie qui s’en fout de ce que je porte, ou de quoi j’ai l’air.
– C’est pas ça, c’est juste que…
– Quoi ?
– Je possède… Nous possédons certains moyens financiers, mon amie et moi, et… D’accord : je ne veux pas négocier, je te propose cinq mille. Cinq mille, voilà, pour une poche.
– Oh ? Je…
– Nous avons le matériel dans la voiture, tout est stérilisé…
– Mais je…
– Cinq mille. Au marché noir la poche est vendue deux milles.
– Alors vous devriez peut-être vous fournir au marché noir. Vous économiseriez trois mille euros.
– On ne trouve plus rien, nulle part. Allez écoute… D’accord. Donne-moi ton prix. Tu veux combien ?
– Ce matin comme tous les matins, j’ai été au “don”. J’y vois toujours la même infirmière. Elle m’a expliqué qu’il était dangereux de donner plus de sang. Risque d’anémie, problèmes cardiaques possibles… C’est la raison pour laquelle je ne suis pas intéressé. Et je n’aime pas particulièrement l’argent. Mais je ne comprends pas, vous, en tant que Nh, vous possédez des tickets de rationnement ?
– Il n’y a plus de sang, nulle part, ça fait plus d’un mois. Et mon amie… Elle a faim. Et elle a mal.
Bastien observa en silence la fille blonde et terriblement maigre assise sur le siège passager. Habillée d’une robe courte lamée, elle ressemblait aux néo-modèles comme l’on pouvait en croiser dans les clubs sélects, avant. Bastien l’étudia plus en détail, il essayait de se faire une idée à son sujet, se demandant si cette fille par hasard, ne serait pas une Julia ? C’est à dire, une roturière insolente et infiltrée ? La rose, et le serpent caché dessous : Julia aimait se définir ainsi. Ils en riaient, avant. Mais à l’image de ses maîtres, Julia s’était transformée en un pur parasite de l’espèce humaine. Ne l’avait-elle pas toujours été ? Non. La transformation en Nh avait assassiné la poésie qui vivait en elle. Julia, une rose fanée, et son serpent gisait au sol, foudroyé. Pour la première fois Bastien prit l’exacte mesure de ce qu’il avait perdu, non dans le meurtre de Nael, qu’il n’avait cessé de pleurer, mais dans la transformation de Julia. A cet instant accoudé à la voiture de sport, il aurait tout donné pour revenir dans le passé, et se réveiller à l’époque, et la réveiller elle, la secouer, la jeter au sol après une bonne paire de gifles… Il lui crierait que la jeunesse presque éternelle comme toutes les choses qu’ils promettaient n’étaient que mensonges, qu’elle perdrait tout ce qu’elle était et tout ce qu’elle avait, il la supplierait s’il le fallait… Julia. Aujourd’hui, la mort en robe lamée attendait sa réponse assise sur le siège passager d’un coupé-cabriolet. Bastien se décida, cette fille au rimmel pleuré n’avait rien à voir avec Julia. Quelque chose dans son attitude, dans le pendant du mince bracelet autour de son poignet, ou dans sa robe, pourtant sexy dans l’esprit, mais… Oui, définitivement il en fut persuadé. Elle était une fille de notable, une fille de notaire, une fille de commerçant, venue de province… Rien de très romantique ou dangereux ou de révolutionnaire, en substance : rien de très Julia. Cette constatation le mis en colère.
A la fille,
– Tu as faim ? Et mal ?
Le conducteur,
– Oui, elle…
– Je m’adresse à elle, pas à toi.
La fille,
– Oui.
– Cette faim, elle ressemble à la nôtre ?
– Non, ce n’est pas comme de la “faim”. J’ai mal aux yeux. J’ai très mal. Et puis aux reins. J’ai mal à la tête, et aux yeux… Mais je l’ai déjà dit. Quand on ne mange pas suffisamment, on a mal partout, et tout le temps.
– J’ai une amie qui est devenue Nh. L’amie que j’allais voir, nous étions plus que ça, mais… Enfin, ma vie ne t’intéresse pas.J’aimerais te demander : si tu avais le choix aujourd’hui, si tu connaissais le problème de la faim, est ce que tu te transformerais en Nh ? Ou préférerais-tu rester humaine ?
– Mais je suis toujours humaine. Être une Nh, c’est mon identité. C’est qui je suis désormais.
– Je te remercie pour ta sincérité.
Bastien s’écarta de la voiture, posa une main dans ses cheveux, une apparence de réflexion…
” Elle a l’air terrible, cette faim dont vous souffrez. Je ne savais pas. Je vais vous fournir une poche, cependant je vous l’ai dit, je n’aime pas l’argent, alors… Nous devrions trouver un autre arrangement. “
Il ajouta, en s’adressant spécifiquement au conducteur,
” Disons que j’utilise la bouche de ta copine durant cinq ou dix minutes, et je vous fourni une poche en échange. Marché honnête.”
Aussitôt l’homme jaillit de la voiture, se précipita sur Bastien, l’attrapa par le col de son blouson et le plaqua contre le véhicule.
” Laisse-là décider de ce qu’elle veut. Elle a mal aux yeux, aux reins, elle a si mal… “
Les iris de l’homme restaient humains, comme sa dentition, aucune canine de taille anormale… Le Nh se contentait de souffler fort, mâchoire crispée. Ses yeux lançaient des éclairs, le Nh était en colère, mais surtout, il était désespéré. Bastien lui, prisonnier de ses mains, senti une nouvelle torpeur l’envahir. Ses jambes et son âme connurent une mollesse étrange… Bastien se sentait ivre, de toute la haine du Monde qui explosait en son crâne, à la façon d’un orgasme surpuissant.
Julia l’avait visité un jour chez lui, peu après sa transformation. A moins que ce fut une nuit, Bastien ne savait pas. A cette époque, il vivait volets fermés. Son appartement, un dépotoir, mais ça ne le gênait pas, il s’en foutait complètement, en particulier de ce que penserait Julia. A peine arrivée il lui brandit un crucifix sous le nez, pour rigoler. Mais elle ne rigola pas.
” Ça fait seulement trois semaines qu’ils l’ont mis sous terre et toi… T’es devenue ça…
– Ça quoi ?
– Un monstre ! Un foutu monstre ! Qui tue des gens !
– J’ai tué personne, calme-toi, tu racontes n’importe quoi.
– Mais peut-être qu’un monstre, tu l’étais déjà avant, hein t’en dis quoi ?!
– J’en dis que j’étais venu te voir parce que tu me manques horriblement. Mais je sens l’odeur d’un d’alcool dur mélangé à l’odeur d’anxios, t’es défoncé. Et tout ce qui t’intéresse, c’est de me faire pleurer.
– Tu en serais capable ?
– De quoi ?
– De pleurer, tu le peux encore ?
– D’accord. Va te faire foutre. “
Julia avait tourné les talons, et dans une grande énergie décidée s’était dirigée vers la porte, mais elle resta immobile, ne sortit pas de l’appartement. Toujours face à la porte, elle lui affirma :
– Tu me détestes, et tu te détestes parce que lui est mort, et nous non. Mais c’est ainsi. On n’y peut rien.
– Tu en es vraiment sûre, Julia ? Tu es sûre que nous sommes toujours vivants ? Regarde-toi… Regarde ce que nous sommes devenus… J’entends les tiens tu sais, la nuit venue. J’entends les tiens et ce qu’ils font, j’entends les cris. Pourquoi es-tu là ?
A Suivre