Dire que je me sentais perdu en arrivant dans le monde gris, serait un doux euphémisme. On m’y avait uploadé pour un transit à durée indéterminée. J’errais dans un monde gris et vide car je ne correspondais plus aux critères admin du modérateur de mon environnement précédent, Easy life édition champêtre, la meilleure appli de rencontre de tout l’E-world©. L’environnement, très campagnard dans l’esprit, y était entièrement designé en référence aux scènes pastorales des tableaux du XVIIIème. L’ endroit au charme bucolique regorgeait de jolies bergères Bots à perruques blanches et gros seins programmées folâtrer sans relâche dans une herbe virtuelle magnifiquement texturée. Seulement voilà, l’endroit n’était pas donné et au bout d’un temps je n’eus plus les moyens de revêtir autre chose que la « skin » de base de E-world©: un pauvre pull rayé et un bonnet miteux qui faisait ressembler mon avatar à une racaille urbaine des mégapoles d’avant le virus. Les admin du réseau, par la voix sentencieuse d’un avatar vaguement inspiré de Voltaire, m’ont donc viré pour « défaut de présentation adéquate ». J’aurais pu aller ailleurs me direz-vous. Ben oui, mais pour ça il m’aurait fallu être un minimum solvable. Or, j’avais claqué tous mes crédits dans un des mini-jeux de casino de l’appli, le bonneteau. J’échappai à l’effacement pur et simple de ma conscience car je n’avais pas dépassé les soixante-quinze ans. En revanche, je ne pus couper au stockage en zone grise pour dettes. J’étais censé y rester le temps que mon niveau de crédit remonte. Cela promettait d’être long. À raison d’un crédit automatique octroyé chaque jour par le réseau, alors que le droit d’entrée dans la moindre appli de base en coûtait au moins cent, je ne me voyais pas sortir du gris avant un bon moment. C’était peu dire que j’avais le moral dans les chaussettes. J’étais coincé dans le trou du cul de l’espace de tous les possibles sans pouvoir rien y foutre que tourner en rond. Un comble pour un univers censé défier le réel. Réel dans lequel d’ailleurs, plus rien n’était possible.
Il y avait belle lurette que le virus de Tunguska, sorti du permafrost sibérien, nous avait tous condamnés à vivre confinés dans des cocons V.A.R, pour Vie Artificielle Ralentie. Imaginez le tableau ! Trois milliards d’êtres humains baignant endormis dans du liquide amniotique de synthèse. Dans ces merveilles de technologie, tous nos besoins naturels étaient automatiquement satisfaits : respiration, nutrition, évacuation des sécrétions, des excréments… Pour le reste, c’est-à-dire la vie, on avait l’E-world©. Un gigantesque réseau informatique neural qui permettait à tous les humains de vivre des interactions sociales. Ce projet colossal avait permis à un tiers de l’humanité d’échapper à l’extinction totale. J’aurais sûrement dû m’estimer verni que mes ancêtres comptassent parmi les heureux élus qui furent tirés au sort. Mais à ce moment-là, je n’avais pas vraiment le cœur à rendre des hommages vibrants au génie humain. J’étais plutôt en mode : « je vous vomis tous bande de… Vous et votre technologie de merde ! ». Au fond, je ne comprenais pas, et j’ai toujours pas compris, pourquoi dans un monde où tout était censé être possible, on nous emmerdait encore avec des histoires de normes sociales, de budget, de solvabilité… Une fois passée la sidération liée à mon uploading, je passais les premiers temps de ma détention à beugler ma rage en alternant de longs chapelets d’insultes avec des diatribes enflammées. J’avais, loin de tout contact social, pleine liberté pour clamer tout le mal que je pensais d’un système qui me brimait depuis ma naissance. J’avais balayé d’un revers de main, au sens propre, les objections qui me veanaient à l’esprit ; les restes de mon éducation. Depuis ma mise en réseau, on m’avait seriné que toutes ces règles avaient été conçues dans notre intérêt, en vue d’un futur déconfinement, Il était soit-disant impératif que, le moment venu, nous puissions à nouveau « faire société » dans le monde réel. Mais de quelle société voudrait-on ? Personne ne m’avait jamais posé la question.
Ma période « fuck le système » ne dura pas. Bien vite, je fus en proie à la dépression. Grave, profonde, elle me fondit dessus sans crier gare. Je me mis à alterner des phases de totale apathie, assis des cycles durant, au pied du mur gris délimitant mon monde, avec des phases délirantes. Ces dernières étaient ponctuées d’épisodes suicidaires tous plus foireux les uns que les autres. Comment voulez-vous mourir dans un environnement complètement vide ? Je ne pouvais même pas cesser de m’alimenter car mon cocon V.A.R dans le monde physique le faisait pour moi, tout comme respirer. J’en fus réduit à me jeter de toutes mes forces contre le mur mais je ne faisais que rebondir piteusement sans même ressentir de douleur. C’est après une énième de ces tentatives ineptes pour me supprimer que je Le trouvai ou plutôt qu’Il m’apparut. Le défaut de texture. Je me rappelle encore parfaitement de ce moment. J’étais assis face au mur après y avoir rebondi. Alors que mon regard errait sans but précis sur la surface impeccablement lisse, je vis, chose incroyable, deux minuscules irrégularités. Il s’agissait de deux points noirs perdus dans l’immensité grise. Je fus au départ incrédule pensant que mon esprit malade me jouait des tours. Mais je regardai à nouveau et les retrouvai. Intrigué mais heureux de découvrir une irrégularité dans cette morne immensité, je les touchai. Mon doigt s’y enfonça. Les deux petits points étaient en fait des trous dans la paroi. Il s’élargirent à mesure que ma main s’y enfonçait. Je tirai d’un coup sec et le trou devint ligne. Je distinguais maintenant en arrière-plan une forme bleue clignotante. Je tirai à nouveau de toute mes forces au milieu de la ligne, l’ouverture formait maintenant un large triangle dévoilant une ligne d’écriture bleue sur fond noir : un lien hypertexte ! Je l’activai en le touchant. Aussitôt apparurent à travers l’ouverture une multitude de formes aux couleurs chatoyantes dont certaines étaient des mots. D’ abord Interdit, je regardai autour de moi. Hormis le trou, le monde gris était resté inchangé. Je pris alors, une virtuelle, mais profonde, inspiration et me lançai. Je passai d’abord ma jambe dans l’ouverture. Mon pied trouva une surface dure sur laquelle reposer. Rassuré, je passai mon corps tout entier de l’autre côté. J’étais à présent dans un autre environnement. Je devais avoir ouvert une autre appli en activant le lien. L’image colorée qui m’était apparue avait un titre, Behind the wall ?, peinte par Martin Whatson en 2015 d’après ce qui était écrit sur le cartel qui flottait à côté de l’œuvre. Je venais de pénétrer dans une galerie d’art virtuelle ; plus précisément dans la salle consacrée au début du XXIème siècle. Le fait que cette œuvre d’art représentât un homme vêtu exactement comme moi d’un pull rayé et coiffé d’un bonnet en train de tirer sur un mur gris pour dévoiler des formes multicolores m’effleura à peine l’esprit. Pour l’heure, seule l’importait ma liberté retrouvée. Sans un regard, je laissai la brèche derrière moi, quittai la galerie et m’empressai de reprendre le cours de ma vie.
«- Voilà, c’est fini pour ce soir.
-Alors Papy, c’est comme ça que t’as permis à tout le monde de sortir des cocons ? Questionna Théo sans cacher une certaine déception à l’issue de l’histoire qu’il venait d’entendre.
– Non, c’est plus tard que j’y suis arrivé. Et pas tout seul encore, y a eu votre grand-mère et plein d’autres. Mais c’est vrai que sans le bug… Ça t’a plu au moins ?
– Je comprends pas tout mais j’aime bien. Tu racontes ça comme une histoire pour les grands.
– C’est vrai t’as raison. Désolé. C’est peut-être parce que je la raconte aussi un peu pour moi, j’imagine.
– C’est pas grave, je veux quand même la suite.
Le vieil homme considéra les chandelles affaissées qui éclairaient faiblement la pièce avant de répondre en souriant :
– Oui mais pas ce soir. Les bougies n’en ont plus pour longtemps et il est temps d’aller au lit. »
Loïc Buczkowicz
Le 19 avril 2020