Psychée Suseraine, prologue

3 mins

       Le rouge vif et insolent des feuilles ciselées des érables du jardin public sonnait comme une immense imposture dans tout le gris, le froid, le frimas et les couleurs pâlottes, ternies qui emplissaient l’atmosphère frissonnante de ce début de l’hiver. Seuls survivants du massacre impitoyable de ce grand-père polaire et pernicieux, vêtu entièrement de tuniques blanche cousues dans les fibres glaciales des flocons de neiges, les arbres aux silhouettes droites et fières arboraient encore leurs merveilleuses couronnes feuillues détonantes des couleurs chaudes, derniers vestiges d’un automne impressionniste, trop éphémère pour rester peint dans les mémoires. Mais c’est ce qui faisait toute la philosophie de sa beauté simple et si particulière.

      Ces ramures de rubis, taillées dans la plus fine des roches, microscopique amalgame d’un lacis architecturé, réseau de veines ondulantes où se déversait la sève brunâtre et sucrée de leur père, se trémoussaient lascivement dans la brise torrentielle et sifflante, qui semblait mourir d’envie de les décrocher de leurs branches chocolatées. Mais rien ne pouvait sortir les feuilles heureuses de leur allégresse ; bien au contraire de l’effet escompté, leur danse suave ne faisait que se magnifier, ballotées ainsi par ce vent rustre, leurs mouvements gagnaient en rapidité et en profondeur, et une beauté singulière, statufiante dans son propre hasard enflammait leurs extrémités pointues.  

Pourtant, aucun des passants qui traversaient d’un pas rapide le jardin public ne prenaient la peine de dévisser son regard du sol poussiéreux qui nappait ses nombreuses allées pour se délecter du spectacle sensationnel qui se déroulait au-dessus d’eux. Sans doute ne possédaient-ils pas assez de fantaisie, d’envie de rêve et de détachement à l’intérieur de leurs cerveaux survolté par la caféine pour lever leur œil cerné de leurs téléphones portables, de leurs dossiers administratifs aussi faramineux qu’inutiles, de leur livre mièvre et sans recherche, si parfumés à l’eau de rose qu’ils en donnaient la nausée, et dont ils bafferaient leur imaginaire, ou tout simplement de leurs pieds, reflétant bien la cercle vicieux dans lequel ils étaient immergés jusqu’au cou. 

      Seule une seule personne, au rythme de marche très lent et au regard bleu océan moucheté de brun et de noir, prenait la peine de contempler le spectacle sublime et érotique des feuilles d’érables habillées de carmin. De sa silhouette protégée d’un simple ciré bleu marine face au vent glacial, atroce et vipère qui parvenait à se glisser dans la moindre interstice de matière se dégageait une étrange aura de grâce et de sagesse inouïe, quasiment cosmique, quasiment fractale. Devant cette dernière, les feuilles cessèrent aussitôt d’exécuter leurs postures tordues et suggestives ; avec raison, elles les estimaient parfaitement indignes de l’aura royale qui émanait de la vielle dame. Car oui, cette femme était bien vielle, cela se voyait à son visage, fripé, malaxé par les rides, creusé à n’en plus finir par les rigoles du temps et comme déchiqueté en certains endroits pour des cicatrices discrètes certes, mais intimidantes lorsqu’on les regardaient de près. Les érables, particulièrement axés sur leurs principes, n’osèrent vraiment se demander d’où pourraient donc provenir ces griffures tordues et légèrement protubérantes. Il est vrai que la femme n’était pas très belle. Cependant, on pouvait distinguer quelques beaux dessins parmi les rides sculptant son visage : au coin des yeux, de sortes de spirales finement illustrées mettaient en valeur les iris particulières de ces derniers, et donnait l’impression, parfois, que de la brume émanait de son regard, quand on avait le bon éclairage et un bon sens de l’observation.

      Et puis, bien évidemment, il y avait son aura. Ça changeait considérablement la donne, et lorsqu’on pouvait la percevoir, elle était nûment magnifique, la vielle !

Quand elle entrouvrit ses lèvres gercées, les arbres surent qu’elle se dénommait Garance. C’est à ce moment qu’elle leva brusquement son regard vers les végétaux roux et fins observateurs. Après que les sentiments désagréables d’avoir été pris au dépourvu et saisis en train d’examiner garance, les érables s’apaisèrent et lancèrent d’un bruissement de feuille et d’un clapotement d’écorce le bonjour à Garance. Elle leur répondit par un très joli sourire, qui fit instantanément couler le temps à l’envers en lui donnant soudain quarante ans de moins, avant que le sablier ne se remette en place. Au loin, on entendit le rose impertinent qui montait aux lèvres du Grand-père Hiver. 

 

Et quand Garance s’empala le cœur d’un coup de dague en plein cœur -”mon Dieu, pensa le Grand-Père hiver, comme elle a visé juste !-, le cri de stupeur clair et miroitant que poussèrent les arbres s’entendit de très loin. Bientôt, il fut également suivi de ceux, plus gutturaux et dissonants, des êtres humains qui avaient vu Garance se suicider sous leurs yeux. Entre-temps, le jardin public s’était rempli.

 

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