Ramand :
Par les jardins, quand d’un pas lent,
Fort peu chalant, j’allais, rêveur,
Il me parvint du haut d’un tremble
Un mot étrange. Un merle alors
Parlait pour moi ; mon père, entends :
L’oiseau chantant dit avoir vu
Aller par bois nombreuses gens
Au pas urgent ; autant, dit-il,
Que si tel prince au noble sang
Par jour sanglant sortait armé.
Il eût compté pour chaque lance
Un excellent homme de guerre.
Et tels jadis nous, tes enfants,
Qui sans élan quittions la vue
De notre mère et sur les flancs
De chevaux blancs venions vers toi
Pour te servir, marchant devant
Vont deux enfants du roi Prados.
Boré :
Ramand, mon fils, si cet oiseau
Sait quel réseau d’événements
Les délogea, qu’en peu de mots,
Sans rien de faux, tu me le dises.
Ramand :
Mon seigneur Père, Énèque arrive
Où conquérir l’aimée Vidiane.
Boré :
Marier ma fille au fils d’un roi !
Pour qui reçoit pareil honneur,
Assurément c’est grande gloire
Et grande joie dans sa maison.
Mais comprenez : de celle-là
Qui vous combla du jour vivant,
De sa beauté, de son savoir,
En vous je vois un vain reflet.
Je vous le dis : nul ne prendra
D’entre mes bras ma fille aimée.
Vidiane :
De ce grand trône au bois galbé
J’entends tomber de sombres mots ;
Je pressentais quelque danger :
Te le cacher je ne puis plus.
Mon père, entends – j’en ai rêvé :
Moi préservée de son désir,
Tu verras fuir ce fier guerrier
Vers son armée ; Sois-en certain,
Il reviendra pour me gagner.
Toi, pour régner sur moi captive,
En la prairie seras dressé,
Ton flanc pressé de tes soldats –
Parlé-je trop pour l’empêcher ?
Parlé-je assez ? Sans grande adresse,
Un homme indigne, en vérité,
A ton côté chevauchera :
Tu périras, sa lance entrée
Dans ton côté – fin sans honneur
Pour mon seigneur : mon père aimé,
Vas-tu quitter ta jalousie ?
Boré :
Nul déshonneur ne m’est promis
Si ma famille ai bien gardé :
C’est grand honneur que de mourir
Pour digne prix d’un grand devoir.
Justes vos mots : Énèque arrive.
Ô cœur épris, tu n’obtiendras
De chez moi rien ; par la prairie,
Fort loin d’ici retourne-t-en.
Tu me promets de revenir ;
Tout l’avenir te le défend :
De nul, seigneur, ne vais souffrir
L’effronterie ; tes opposants
Sont des guerriers trop accomplis.
Qui rivalise en majesté
Comme en puissance avec ma ville ?
En or les fils dont on broda
Nos étendards ; d’acier fourbi
Tous les habits de cette armée !
Marche, homme lâche ! Et te destine
A bien mourir sous mon épée !
Malheur ! Hélas, on me l’a dit !
Ce trait maudit qui me fait choir,
Perce mon sein, n’est ennemi ;
Mais honte à qui dans le combat
Tue son allié, et honte à qui
Ainsi périt, honte sur tous !
Et le malheur ne peut finir
Quand de mourir vient le moment :
Je vois, j’entends car me saisit,
Tandis qu’ici je gis mourant,
Une vision de l’avenir :
Qui me honnit me veut montrer
Après ma mort les maux commis :
Mon ennemi, cet arrogant,
Ce fier Énèque, ensevelit
Mon corps sans vie et d’exil perd
Mon assassin dans sa justice ;
Et comme un vice abominable,
On aimera ce magnanime ;
En quelle estime on le tiendra,
Lui entre tous qui me défit !
Mon propre fils lui jurera
De grands serments ; ma propre fille
A lui se fie comme une épouse !
Honneur, adieu ! Je vous maudis ;
Toi, ville indigne ; et mes enfants ;
De ma maison jusqu’à ma vie ;
Je vous maudis ! C’est sans amour
Et sans regret que je vous quitte !
© Cédric L. Martin, 2021.
© Sarah Poncet, 2017, pour l’illustration.