La fable d’Erras et Lilien – Chapitre I

6 mins

I. La venue de l’Automne

 Jadis, il y eut Tempête, le roi des dieux. Celui-ci éleva au-dessus de ses semblables un guerrier appelé Prados et en fit ainsi le premier roi des hommes sur la Terre. Ce roi régna tant que dura cet âge où les hommes immortels, aidés des dieux, prospéraient, et Marvère sur les falaises de l’océan fut sa demeure. Furane, qui régnait sur la grande Émellas, était l’épouse de Prados. De lui, elle eut trois fils nommés Erras, Énèque et Ampard. Elle était jalouse du pouvoir que son époux avait reçu de Tempête, alors elle le combattit dans l’espoir de l’en déposséder. Prados la vainquit et elle dût s’enfuir, malheureuse car elle avait été puissante et se trouvait réduite à rien, mais elle sut priver Prados de son quatrième enfant, l’ayant maudit avant de disparaître. Des trois frères, Erras était l’aîné et le plus éminent. Il combattait les homme-loup venus de l’océan, peu puissants mais nombreux, et était un capitaine aimé de ses hommes. Grande était sa renommée, glorieux son nom. Un soir, un riche banquet fut donné en son honneur ; il devait alors choisir une épouse car Prados, estimant que son fils avait servi le royaume aussi bien que le pouvait un homme, désirait lui donner des terres, qu’il se reposât enfin ; et il était alors le dernier de ses fils qui n’eût d’épouse car Énèque et Ampard avaient déjà parcouru le royaume à la recherche d’une fiancée et s’étaient tous deux mariés. Ce banquet fut la plus grande fête d’hommes au temps des dieux et on se souvient qu’on y mangeait et buvait à vouloir, que jamais les âtres n’avaient dispensé plus belle lumière et que rarement le roi avait distribué autant de bracelets et de cottes de maille ; et les poètes chantaient si bellement et les vierges dansaient tant que l’on crût que ce bonheur ne devait connaître de fin.

 Il arriva qu’Erras tint un discours pour les vierges réunies autour de lui ; rendu bavard et imprudent par le vin, il se vanta beaucoup et ce qu’il dit avait peu de sens et fit rire l’assemblée. Il vint à déclarer : « Mon père ne pouvait rêver d’un meilleur capitaine, ni d’un meilleur fils, ni d’un meilleur successeur ». A ces mots, Prados se mit en colère. Il quitta son trône et vint vers Erras, le menaçant de son épée. « Je suis l’unique roi des hommes, dit-il, le premier et le dernier. Aucun âge ne verra autre front que le mien porter la couronne de lumière que les dieux eux-même forgèrent pour moi. Tu ne seras pas mon successeur, moins que tout autre, et n’es plus mon fils. » Alors Erras tira son épée et affronta son père. Le roi fut le plus fort et il tua son propre fils ; à peine le corps d’Erras avait-il chut au sol que lui-même tomba à genoux, succombant déjà à l’horreur de son geste. C’est de colère et de chagrin qu’Énèque vint vers son père, proférant des mots de vengeance et de regrets, et le tua ; Prados ne se défendit pas.

 Lorsque Énèque voulut s’enfuir, il fut arrêté par Ampard ; il dût affronter son frère et le vainquit puis il courut trouver son cheval et disparut dans la nuit. Ampard ne savait où Énèque s’était rendu ; il chevaucha le temps d’un jour avant que son cheval ne mourût sous lui et il courut encore deux jours avant d’atteindre Albas. Là, il rapporta aux dieux le forfait de son frère. A cette nouvelle, tous les dieux se levèrent pour capturer Énèque. Ce fut Océan qui, le premier, parvint à le faire prisonnier. Il trouva ce prince caché dans un marais où il avait tué le seul oiseau qui l’avait aperçu – une oie, à laquelle il avait brisé le col. Océan l’emmena dans le palais de Tempête où tous les dieux, hors Arvile, tinrent conseil. La mort en ce temps était comme un doux sommeil et elle ne pouvait être tenue pour un châtiment. Comme les dieux ne s’entendaient pas sur la sentence appropriée, il fut décidé que, le temps de leurs délibérations, Énèque serait gardé par Arvile, la déesse désœuvrée, dans la demeure même d’Océan, car c’était lui qui l’avait capturé. Il en fut ainsi.

Comme Arvile s’occupait à tisser, il arriva que, dérangée par les cris du captif, elle mit un fil de trop dans son ouvrage. Elle vit alors la beauté de sa tapisserie décliner à mesure qu’elle tissait et elle comprit que ce fil était son destin. Mais elle ne pouvait plus le défaire et elle continua de tisser, pleurant sur ses pairs, sur le monde et sur elle-même. Pour Énèque, elle fila un destin douloureux mais cela ne l’apaisa pas. Profitant des pleurs de la déesse, un homme appelé Ramand pénétra silencieusement dans la demeure d’Océan afin de libérer son parent, car il avait pour sœur Vidiane, l’épouse d’Énèque. Il trancha ses chaînes avec l’épée qu’il avait prise sur le corps du roi pour la remettre au prince, puis ils quittèrent la demeure. Or Arvile s’aperçut de leur fuite ; elle laissa son ouvrage pour aller faire sonner le cor qui rappellerait Océan chez lui. Alors Énèque leva l’épée du roi et frappa la déesse. Arvile ne cria ni de douleur ni de désespoir. Son dernier souffle, elle s’en servit pour faire sonner le cor.

 Les deux hommes quittèrent l’île dans une barque. Sur la côte attendaient les compagnons de Ramand ; ils les rejoignirent puis s’enfuirent sur des chevaux avant qu’Océan n’arrivât. Lorsque celui-ci vint et trouva le corps de son épouse, il pleura des larmes plus amères que les vagues. Il ne revint pas au conseil porter la nouvelle à Tempête ; au lieu de cela, il prit la perle qu’Arvile avait porté sur son sein et la lança dans les cieux. De là vient l’étoile la plus brillante du ciel nocturne, la première à apparaître le soir et la dernière à disparaître le matin selon la saison. A la vue de cela, Tempête sut qu’un grand malheur était arrivé ; il consulta les oiseaux et ceux-là lui apprirent sans détour le nom et les méfaits du meurtrier d’Arvile. Alors tous les dieux montèrent leurs coursiers et ils chevauchèrent sur la face du monde. Ils rattrapèrent sans peine les fuyards mais Énèque ne se trouvait pas avec eux : Ramand l’avait caché et avait commandé aux oiseaux de se détourner, car il avait le pouvoir de s’adresser à toutes les bêtes de la terre, du ciel et de l’océan pour leur imposer sa volonté. Tempête changea les fautifs en arbres et dit : « Que les arbres saignent s’ils aiment les dieux. Qu’ils se découvrent si vraiment ils les estiment. » Et les arbres devinrent écarlates et leurs feuilles tombèrent et c’est depuis lors qu’il en est ainsi lorsque l’automne vient. Mais les hommes changés en arbres ne saignèrent pas et ne se découvrirent pas et de là vient que certains arbres gardent leurs feuilles pendant la saison froide. Et Tempête en fut affligé et il dit encore : « S’il est des hommes qui renient les dieux, il en viendra d’autres et notre grandeur sera oublié sur la Terre. »

 Les dieux emportèrent le corps d’Arvile pour l’enterrer en un lieu caché de la vue des hommes ; on rapporte que Guerre sacrifia son cheval afin qu’Arvile ait une monture dans la mort et que Garant, pleurant pour la première fois, versa sa coupe de vin sur sa tombe. Le corps d’Arvile se corrompit et de là viennent la maladie, la vieillesse et la corruption des corps après la mort. On raconte que depuis, dans une demeure inconnue des dieux, l’esprit d’Arvile reçoit les âmes des morts en tribut pour ce qu’un homme lui fit subir.

 Après cela, les dieux tinrent conseil le temps d’une saison, se demandant ce qu’il convenait pour eux de faire. Enfin, ils décidèrent d’abandonner la Terre. Montant de blancs chevaux, ils visitèrent le monde une dernière fois et tous les oiseaux volaient au-dessus d’eux pour tenter de les retenir de leurs cris, et toutes les bêtes allaient à leur suite dans l’espoir de pouvoir les accompagner, ainsi que les poissons qui sautaient hors des eaux ; et les hommes, travaillant à leurs œuvres, ne les virent pas et s’étonnèrent que les cieux fussent si bruyants. Et les dieux firent l’arc-en-ciel, pont infranchissable pour les mortels, et ils gagnèrent à jamais les étendues des cieux. Le soleil perdit son ardeur et les eaux gelèrent ; les animaux s’endormirent dans leurs terriers et les oiseaux quittèrent les terres maudites, devenues dures et infécondes, et c’est depuis lors qu’il en est ainsi quand l’hiver vient ; les aigles qui font les vents eurent la liberté, ainsi que le ciel, la terre et l’océan ; le soleil et la lune vont désormais sans but.

 Un dieu, pourtant, s’éveilla sur la Terre après que les autres l’eurent quittée. Enfant, comme le sont les Premiers Eveillés, du Ciel et de la Terre, il a l’apparence d’un grand cerf au pelage lumineux et dont les bois rayonnants sont couverts de rosée qui givre en hiver. Il est, dit-on, le garant des lois que les hommes n’ont pas conçues, sage en ce qu’il estime les dieux pour la beauté qu’ils ont mise dans le monde, sage encore parce qu’il sait que les choses laides ne sont pas de leur fait. On raconte aussi qu’il appelle l’aube de son brame et que la rosée se déverse de ses bois les matins où il court par les forêts et les prairies ; on dit encore que les oiseaux, croyant à son éveil que les dieux étaient de retour, revinrent visiter les terres maudites et c’est ainsi qu’ils reviennent quand éclot le printemps.

© Cédric L. Martin, 2021.

© Sarah Poncet, 2017, pour l’illustration.

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