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V. Le roi et le Serpent
Lorsqu’ils quittèrent la forêt et l’Ombre du roi, les Exilés prirent la route d’Aceirie et voyagèrent sans périls pendant deux jours. Au troisième jour, ils furent rattrapés par des soldats d’Orycée qui voyageaient dans la plaine et se trouvèrent encerclés ; les hommes des deux royaumes crachèrent aux pieds de leurs ennemis. Erras dit : « Non contents d’avoir pris Marvère, vous venez fouler nos terres alors que les combats ont cessé ? Laissez-nous le passage, chiens, ou vous goûterez à la colère des hommes de Lothas. » Celui qui semblait être leur chef répondit : « Surveille ta langue, seigneur de mendiants ! Toi et les tiens ne pouvez risquer de m’insulter. Répondez sans mensonge : quelles nouvelles de là d’où vous venez ? Qu’est-ce qui pousse une compagnie d’aspect si miséreux sur la route en cette saison ? » Erras raconta comment les portes d’Albas avaient été ouvertes au danger et il évoqua en peu de mots ce que les loups avaient fait à ses habitants. L’étranger demanda des nouvelles du roi et Erras répondit : « Il siège maintenant sur son trône, en proie à la plus grande affliction. Regarde vers les montagnes, une Ombre s’y est étendue et je crois qu’elle est de son fait. » L’homme regarda et ne dit rien. Puis il demanda les noms des chefs de guerre présents parmi eux et il fit d’Erras, Lilien et Costand ses prisonniers, disant que des hommes de leur qualité ne se laissent pas aux mains de l’ennemi. Toutefois il laissa Solann, car il était manchot, et celui-ci fut chargé par les princes de mener leurs gens jusqu’à Aceirie ; il serait leur dernier guide pour ce voyage. Enfin l’homme emmena ses captifs avec lui et c’est une belle compagnie, brillante et bien armée, qui vola sur la terre jusqu’au soir en compagnie du vent du nord, son égal tant sa hâte était grande. Ils firent si vite qu’ils parvinrent à la lisière de la forêt au moment où le jour chut. Les prisonniers furent désarmés et leurs lances et leurs épées déposées sous un arbre isolé dans la prairie. Le chef dit à ses hommes : « Faites donc de même, car on ne sait jamais si vos propres lames ne se retourneront contre vous en la présence de mains de Lothas. Ensuite, mangeons, buvons et prenons le repos qui nous gardera de faillir demain face à l’ennemi. » Du pain et de l’eau furent donnés aux soldats comme aux prisonniers et le chef dit : « J’ai peine à parler de mes affaires avec des guerriers de Lothas car je veux que le secret couvre mes pas jusqu’à l’accomplissement de ma quête. Mais à vous, prisonniers, comme vous voilà maintenant forcés de nous accompagner, je dois au moins mon nom. Je suis Ampard, fils de Prados, le premier roi des hommes. Entendez à présent ce que je dois vous apprendre de ma quête. Il y a peu, un monstre est apparut qui vient des montagnes. Il a la forme d’un serpent ailé et on raconte que son souffle embrase chair, os et même le métal. Peut-être est-il né de l’Ombre, peut-être a-t-il été chassé de son domaine par elle, qui le sait ? A présent il se terre près d’Aceirie pour la piller ; Corcoda est aussi sa proie. Tout ce qui peut blesser Lothas sert mes plans, mais le serpent pourrait atteindre bientôt mon royaume et cela je veux l’empêcher. J’entends trouver ce monstre et le condamner à rester dans son antre, que je puisse le tuer ou non. Ce n’est point là une affaire de nombre mais de courage et d’audace, puisque la puissance de notre adversaire ne connaît pas de mesure. Pour cela, j’ai rassemblé les hommes les plus ingénieux que j’ai sous mon commandement et m’en vais affronter moi-même ce serpent. Et j’espère que trois hommes de plus combleront en force ce qui nous fait défaut en hâte. Fuirez-vous ce combat, seigneurs de mendiants ? » Erras se leva. « Je ne suis pas un couard, et je m’en vais te le prouver ! » dit-il et tous les hommes d’Ampard furent debouts, prêts à protéger leur seigneur. « Ton courage t’honore, dit le roi, mais n’oublie pas que la prudence est le meilleur guide de l’audace. » Puis Erras et Lilien furent ligotés et tous se couchèrent sous la vigilance d’un veilleur posté près des armes sous l’arbre.
Or Lilien veillait aussi ; au milieu de la nuit, il vit une chouette passer dans la lumière de la lune. Il l’appela doucement et quand elle vint se poser devant lui, il dit : « Toi dont les yeux sont emplis de la sagesse des étoiles, je t’en prie, défait mes liens » et la chouette obéit. Puis il lança l’oiseau à l’attaque du veilleur et ce dernier partit après celle qui s’en était prise à lui. Lilien put alors récupérer son épée. Il réveilla Erras et Costand et leurs confia leurs armes ; puis il tua chaque Orycéen en lui perçant le cœur de sa lame, car Révalence pouvait traverser les cottes de mailles comme la mousse sur les rochers. Il arriva que l’un d’eux s’éveilla et donna l’alerte ; alors tous les survivants furent debouts. Ils connurent pourtant le dommage de leur prudence lorsqu’ils moururent désarmés face à leurs prisonniers. Mais le roi n’était pas parmi eux car il était le veilleur. « Le berger veille sur son troupeau, non le contraire » dit Lilien. Quand Ampard revint, la chouette morte à la main, il vit quel malheur était arrivé pendant son absence et, saisit d’horreur, s’affligeant et maudissant ses ennemis, il s’empara d’un cheval et s’enfuit en direction de Marvère. Alors Lilien, Erras et Costand partirent eux-mêmes pour Aceirie.
Ils atteignirent bientôt la ville, et lorsque le Gardien des portes apprit leurs noms, il les laissa pénétrer et les conduisit sans retard au palais. Là, les images des aventures de Léalne et de son époux Amarand faisaient l’ornement des salles. Mais Volga et Dellarc n’y figuraient point, non plus que dans les chants, car tous deux étaient peu aimés en dehors de Rosarie. Erras et Lilien furent reçus par Barvas, le fils de Léalne, cette dame qui gouverna et se battit au nom de son époux même après la mort de celui-ci. Elle avait perdu la vie en face des lances Orycéennes et Barvas, combattant au côté de sa mère, avait été pris de la Grande Colère et avait mis fin à la bataille seul. Dans le combat, son cheval avait été tué et sa chute avait rendu Barvas boiteux pour le reste de sa vie. Il avait épousé Déane de Rosarie et s’était établit comme le seigneur d’Aceirie. Chez lui, Lilien et Erras retrouvèrent leurs gens, hôtes de ce seigneur qui offrit de leur donner des biens et des terres tant sa générosité envers les siens était grande. Leur peuple était désormais sauf, aussi les princes s’enquirent-ils de nouvelles du serpent ; ils voulaient le combattre. Barvas leur dit : « Hélas ! j’avais une pareille ardeur au cœur quand le serpent vint pour la première fois. Il réclama de l’or en exigeant que le plus brave d’entre nous risquât ses mains dans sa gueule pour l’en remplir. Ce fut Déane qui se présenta devant lui pour lui apporter ce qu’il réclamait. Lorsqu’il partit, je fis seller mon cheval, la plus rapide monture du royaume, et je galopai tout le jour à la suite du serpent, en direction des montagnes. Soudain, le sol se déroba à mes yeux : un ravin au fond duquel roulent les eaux d’un fleuve tumultueux s’ouvrait devant moi. Je dus cesser ma poursuite mais je pus voir où se trouvait la demeure du monstre : il vit sur la plus avancée des montagnes, dont il a brûlé la surface. Ainsi je résolus, moi, Barvas le Boiteux, de conduire une armée sur le serpent. Je rassemblai cinq cents hommes et je partis moi-même vers Corcoda où je demandai le même nombre de guerriers. Mille hommes, pensais-je, viendraient à bout de ce monstre. Le seigneur Éverrand me suivit vaillamment et je nous conduisis devant l’antre du serpent. L’effroi saisit déjà même les plus courageux d’entre nous car nous sentions le souffle ardent du monstre, nous l’entendions gronder. Pourtant, il ne se montrait pas et je me risquai à aller voir par moi-même ce qu’il préparait. J’entrai avec Éverrand et dix hommes nous accompagnaient. Nous le vîmes alors qui était allongé sur son trésor : il changeait de peau. Je tirai mon épée, disant : « Vile créature empêtrée dans ta propre chair, ton règne de terreur s’achève aujourd’hui. » Et le serpent rit et se dressa : sa mue était achevée. Je me repliai avec mes hommes ; deux ne purent quitter cette caverne maudite. Enfin le serpent sortit et déversa sur nous son souffle brûlant ; la moitié de notre armée fut réduite en cendre. Ce fut si épouvantable que nous autres, les seigneurs des deux cités, ordonnâmes la retraite au même moment. Ainsi nous abandonnâmes au serpent l’or et la victoire. » Barvas demanda en retour à Lilien et à Erras de raconter leurs aventures ; sur ce sujet, ils gardèrent le silence. C’est alors que le Gardien d’Aceirie annonça la venue du serpent. Tous ceux qui n’étaient pas des guerriers trouvèrent un abri derrière les murs du palais ou de leurs maisons. Le serpent se posa sur la place et Déane, s’avançant devant lui, fit ainsi que les dernières fois. Toutefois, elle avait dissimulé parmi l’or et les gemmes une fiole d’un poison qu’elle vida dans la gueule de la créature lorsqu’elle y mit les mains. Or le serpent devina la ruse de Déane et versa son feu dans sa propre gueule. Le poison fut consumé et les mains de Déane furent brûlées de sorte que ses souffrances ne cessèrent jamais. Alors le serpent s’en fut et Lilien et Erras, montés sur leurs chevaux, partirent à sa suite.
Ils atteignirent son antre à l’aube du jour suivant : c’était une caverne creusée dans le flanc de la montagne, entourée d’une terre de cendres et de braises fumantes. Des restes d’hommes et de chevaux gisaient devant la grotte ; des squelettes calcinés, des heaumes, des armes noircies et des étoffes brûlées étaient tout ce qu’il restait du passage de l’armée qui avait tenté de défaire le serpent sur son propre domaine. Les princes pénétrèrent dans la caverne et ils virent qu’elle était emplie d’or et de joyaux. Coupes, armes, pièces, bijoux, il y avait de tout en une telle quantité qu’on ne voyait pas le sol. Et le serpent était là qui dormait profondément, couché sur un rocher. Lilien avança seul jusqu’au serpent. Il dégaina son épée pour lui trancher le cou mais la bête se réveilla, et il n’eut que le temps de clouer sa gueule au sol. Le serpent se débattit, cracha son feu ; Révalence ne trembla pas. « Hommes ! rugit le serpent. Comment osez-vous pénétrer en ma demeure et troubler mon sommeil ? » Lilien répondit : « Saches que moi seul puis retirer cette épée. Auras-tu assez de sagesse pour te soumettre ? » Le serpent se mit en colère : « Tu menaces un ennemi à terre ? Libère-moi et je te ferais regretter ta prétention et ta lâcheté ! » Mais Lilien dit encore : « Je ne te libérerai pas tant que tes mots seront poison et défi à mon égard. Je pars, serpent, et lorsque je sortirai, je m’en irai et ne me retournerai pas. » Alors le serpent eut grand-peur et il se soumit. Sur le commandement de Lilien, il jura sur son trésor – car c’était le meilleur gage qu’il pût faire – allégeance à la couronne de Lothas. A la force de son bras, le prince libéra le serpent.
Lorsqu’ils eurent quitté la grotte, Lilien commanda au serpent de la condamner par un rocher afin que le trésor ne fût point touché par les pillards. Cela accompli, Lilien partit trouver le repos sous les arbres de la forêt, là où la cendre du domaine du serpent ne s’était pas étendue. Mais Erras n’avait nulle confiance dans les mots du serpent et il ne dormit pas. « A moi, tu ne fais pas confiance, dit cette créature et ses mots étaient son venin. Pour cela tu es sage, mais plus sage encore seras-tu de craindre cet homme que tu tiens, je le vois, pour ton frère car, et même s’il n’est pas des leurs, il est l’œuvre des dieux, ces immortels qui ont quitté le monde et répandu plus d’un fléau sur ta propre race. Crois-tu que j’ai raison ? » Erras répondit : « En vérité, serpent, par ta faute, je commence à le craindre. » Le prince se tenait debout au-dessus de Lilien ; il le veilla toute la nuit. Avant l’aube, il s’empara de Révalence, alla tuer les chevaux et monta sur le dos du serpent qui l’emporta dans le ciel. Il eut bientôt rattrapé Ampard qui chevauchait encore dans la plaine de Lothas. Il atterrit pour lui barrer le passage et dit : « Tu as eu tort, roi, de ne pas craindre davantage la volonté des gens de Lothas et tu en mesureras le dommage en apprenant que, moi, fils d’Énèque, je viens gagner mon trône ! La conquête de mon pays par les tiens s’achève aujourd’hui et rien ne te sauvera. » « C’est ta fourberie que j’ai eu tort de sous-estimer, répondit Ampard. Descends, toi que je pensais courageux, et affronte-moi ! Tu présumes du mérite de ton sang mais tu ignores les crimes de ton père. Pourquoi t’attendre à ce que quiconque te considère comme un roi ? Car tu n’es qu’un vagabond qui attend ce qui lui revient dans les ruines de sa maison ; ta demeure n’est que décombres. Et le serpent n’a déjà plus de cage. » Mais Erras ignora ses avertissements et dit : « Les condamnés ne sont jamais à court de vaines prophéties, roi. Mais le moment de ta mort m’est connu et je crois que tu ne l’ignores pas non plus. » Alors le serpent déversa son feu sur la plaine et c’est ainsi que le roi Ampard connut la mort.
© Cédric L. Martin, 2021.
© Sarah Poncet, 2017, pour l’illustration.