VI. Le loup
A son réveil, Lilien ne trouva ni Erras ni le serpent ; son épée manquait à son côté ; il vit les chevaux tués et il sut qu’Erras l’avait abandonné. Il se mit en marche vers Aceirie et voyagea ainsi durant de nombreux jours. Or, lorsqu’il parvint à la demeure de Barvas, celui-ci le chassa, disant : « Par arrêt du roi, tu es banni de toutes les cités et demeures des hommes en Lothas. Car Erras est désormais le roi. Saches qu’à notre grande peur, nous revîmes le serpent ce matin-même ; mais Erras descendit de son dos : il montait cette créature comme un cheval ! C’est armé et émerveillé que j’avançai vers lui. Il ordonna que les habitants de la cité fussent rassemblés puis il nous conta comment il soumit le serpent et vainquit Ampard. Il nous conta comment, le voyant venir monté sur le serpent, les oppresseurs de Marvère capitulèrent et comment, là-bas, il fut couronné en sauveur. Mais il raconta aussi comment toi-même tu tuas lâchement les hommes qui vous tenaient captifs et comment tu fuis à la vue du serpent ; tu sais que nous n’avons pas d’estime pour les lâches qui entachent leur honneur et fuient le devoir. Qu’as-tu à dire, toi qui nous arrives à pieds ? Fais tes adieux, si tu reconnais un ami en cette assemblée, puis va-t-en de ton plein gré ou subis la honte d’être traîné par mes hommes hors de ma cité. » Alors Lilien partit, seul et sans monture pour quitter à jamais le monde des hommes. Mais parmi la foule qui assista à son départ se trouvait Solann et il se souvint longtemps et avec amertume de la déchéance du jeune prince.
Au fond de la forêt, là où l’ombre d’arbres immenses avait empêché la neige de fondre, un ruisseau descendait une colline et s’épanchait dans un large lit rocailleux. Là, entre les racines d’un arbre qui poussait au bord du cours d’eau, Lilien dormit. Quand il s’éveilla au matin suivant, il vit, de l’autre côté du courant, immobile comme une figure de glace, un loup blanc qui l’observait de son unique œil, car il était éborgné. C’était une curieuse chose que de voir un de ces monstres paré d’une telle couleur ; on eut dit que chaque poil de son pelage était un rayon de lumière retenu dans cette forme par quelque enchantement. Avec la haine que les hommes portaient à sa race, Lilien lui cria : « Par quelle malice t’es-tu emparé de cette forme ? Je n’ai pas souvenir que l’un des tiens fût jamais si gracieux. Mais, loup, saches que j’ai assez traité avec ceux de ta race. Va-t-en ou je te tuerai, quoique tu veuilles ! » Le loup répondit : « Ta colère te rend peu aimable. Et pourtant, elle est juste, car j’étais celui que les tiens appelaient Orès. Quand ton roi me vainquit, je partis errer seul dans la forêt, disgracié, honteux et plein de fureur. Sur ma route je trouvai un cerf que je chassai et jetai à terre par colère, mais je reçus aussitôt moi-même la blessure que je lui infligeai et je connus la peur de mourir. Le Cerf se releva et parla et, comme en cet instant je le trouvai puissant et sage parce qu’il ne peut s’adresser aux êtres sans changer leur cœur, je me repentis pour tous mes méfaits. Il se dit prêt à me pardonner, à la condition que je remplisse la mission dont il voulait me charger. J’acceptai de me soumettre. Il changea la couleur de ma robe afin que quiconque me voit sache que je suis béni et il versa dans mon cœur une part de son savoir. Puis il m’envoya devant toi car, parmi les traces de mes souillures sur la Terre, la plus terrible est la malédiction de ton roi. Je dois effacer l’Ombre qu’il a étendue sur les montagnes et je sais que toi seul en as le pouvoir car la cause de son affliction est la couronne qu’il porte : prince, au nom du Cerf Très-Savant, empare-toi de cette couronne, et libère ton roi de son Ombre. » Lilien demanda : « Pourquoi le Cerf ne vient-il pas lui-même quérir le service qu’il réclame ? » Le loup répondit : « Il n’est pas orgueilleux et son silence est sa plus grande humilité. » Lilien accepta d’aider le loup. Celui-ci lui permit de monter sur son dos et c’est grâce à sa grande vélocité qu’ils furent à Albas en ce même jour. Les portes s’ouvrirent d’elles-mêmes à leur arrivée et ils s’engagèrent dans les rues pavées qui autrefois avaient été si blanches et dont les pierres désormais ternissaient et se corrompaient. Des nombreux corps abandonnés ici ne restaient plus que des ossements. Lilien descendit du dos de l’animal pour pénétrer dans la grande salle. Il s’avança devant le roi qui respirait encore, monta jusqu’au trône et dépourvut le chef d’Énèque de sa couronne. Le roi mourut et Lilien posa la couronne sur son front. Il souleva le corps d’Énèque pour le déposer au sol et le réduisit en cendres sur un commandement ; puis il murmura : « Ô palais où les pas résonnent tant que dans cent ans on saura que j’ai marché ici ; toi dont les froides colonnes tiennent la voûte comme les montagnes tiennent le ciel ; le chêne flambe et rougeoie dans un âtre lointain et froids demeurent tes murs ; et le soleil répand sa lumière au-dessus des nuées quand sombre demeure ton ventre. Trône de roi, tu n’as d’autre apparence à mes regards que celle d’un monstre qui dort. » Il s’assit enfin sur le trône d’où il gouverna l’Ombre depuis ce jour. « Un noir destin t’est réservé, dit le loup, et j’ai le sentiment que tu le sers en ne laissant pas mourir l’Ombre. Mais elle passe entre tes mains et n’est donc plus une trace de ma souillure : ma mission auprès de toi est achevée. Maintenant, roi, si tu me permets le congé, je te dis adieu. » Et le loup quitta Albas, laissant Lilien siéger sur le trône maudit qu’il ne quitta qu’une fois avant le jour de sa mort.
© Cédric L. Martin, 2021.
© Sarah Poncet, 2017, pour l’illustration.