On s’était rencontrés à l’école élémentaire. Quatre gosses baujus, tous nés à la maternité de Chambéry la même année, 1983. Nos mères ont gardé précieusement les photos de classe depuis la maternelle. Enfin, sauf la mère de Pauline. Elle, on s’est toujours demandé pourquoi elle avait fait quatre gosses, vu qu’elle ne s’en ai jamais occupé correctement. Elle disait « la meute » en parlant de nous.
On était donc quatre, Christophe, Pauline et moi, Carine. Au collège, Isabelle et Thierry, les jumeaux, ont rejoint le groupe. Et depuis la classe de sixième, on ne s’est plus quitté. Même les études et nos vies d’adulte, qui nous ont pourtant éparpillés géographiquement, ne nous ont pas séparés. On se débrouillait toujours pour se voir pendant les vacances. Le ciment du groupe c’était le sport, l’aventure. La rando, le ski, l’escalade, le canyoning. On était jeunes, rien n’était assez fou pour nous, les filles n’ayant rien à envier aux garçons.
En 2003, on est tous allés fêter nos vingt ans dans le bush australien. Mé-mo-rable ! Je crois que je peux dire au nom du groupe que nous avons eu trente années d’insouciance et de bonheur. Un peu moins pour Pauline, évidemment. Elle a quitté les Bauges aussitôt son bac en poche pour faire une école de journalisme à Lyon. Christophe l’a suivie. Il était amoureux d’elle depuis le début.
En 2013, on s’est tous rassemblés pour la naissance de Chloé, en janvier. Et en septembre. Pour son enterrement. Mort subite du nourrisson. Chloé a emporté avec elle nos années d’insouciance. Pauline s’est accrochée. A son chagrin. Puis à son boulot. On a bien failli perdre Christophe. Il se passait parfois des semaines sans qu’on ne puisse le voir. Mais on s’est tous rapprochés et on a tenu. Pas leur couple.
On a passé dix ans a essayé de soigner ce trauma. Chacun d’entre nous a mené sa vie, a rencontré l’amour, l’a perdu, et parfois retrouvé, a changé de travail, a déménagé, mais on se retrouvait toujours autour de notre passion commune et de nos passions particulières : Christophe adorait cuisiner, Stéphane bricoler. Isabelle était l’artiste du groupe, la photo, la poésie. Thierry savait jouer de plusieurs instruments, il accompagnait sa sœur quand elle chantait. Pauline était une organisatrice hors-pair, de voyages ou de fiestas. Quant à moi, j’étais fascinée par les étoiles. Je me déplaçais rarement sans mon télescope.
A l’automne dernier, Pauline est partie en Slovénie pour préparer un reportage sur la cohabitation entre l’homme et le loup. Elle nous a envoyé via notre groupe Whatsapp des photos sublimes des forêts slovènes. Elle était enthousiaste, ça faisait plaisir à voir. Jusqu’au dernier message qu’on a reçu fin novembre. On ne savait pas si elle était rentrée en France ou pas. Christophe a fini par appeler son employeur à Paris. Il nous a appris qu’elle avait eu un accident sans gravité, qu’elle était rentrée prématurément et qu’elle avait aussitôt donné sa démission. Il avait tenté de la retenir mais elle était devenue impossible à joindre. J’ai d’abord cru à une blague jusqu’à ce que Christophe, à son tour, ne donne plus signe de vie. Son dernier message au groupe disait : « Pauline a besoin de calme et de repos, je vais m’occuper d’elle. »
J’ai tenu trois jours et j’ai donné rendez-vous aux autres le mercredi entre Noël et Nouvel An dans la maison de mes parents, à la Compote. Nous étions tous en vacances puisque nous aurions dû nous retrouver pour préparer le réveillon de fin d’année.
J’étais tellement soucieuse pour mes amis que j’en ai oublié que c’était la pleine lune, que la météo nous faisait la faveur d’un ciel presque entièrement dégagé et que j’aurais pu profiter de la nuit entière pour observer l’astre blanc. Je suis arrivée en début d’après-midi pour mettre le chauffage en route et remplir le frigo. J’étais convaincue que Pauline et Christophe allaient débarquer, hilares et fiers de leur mauvaise blague. J’ai même envisagé qu’ils nous annonceraient qu’ils étaient à nouveau ensemble. Je les voyais déjà, tellement satisfaits que nous n’ayons pas découvert le pot aux roses.
On a tenu conseil et on était tous d’accord. La situation n’était pas normale. Christophe et Pauline nous cachaient quelque chose, mais quoi ? Et où avait-il bien pu emmener Pauline ?
Soudain, Isabelle a claqué dans ses doigts et nous a dit :
– Oh putain, j’ai peut-être une idée. Il faut que je passe un coup de fil.
Et elle est sortie dans la cour. Nous avons tendu l’oreille mais nous n’avons pas capté un mot de sa conversation. Dès qu’elle a franchi la porte, elle s’est agitée. Elle était complètement excitée. Elle nous a dit qu’elle savait où ils étaient, qu’elle voulait bien nous y emmener à condition qu’on ne pose pas de questions.
Stéphane et moi, on s’est regardés. Nous étions plus qu’agacés par ces mystères mais on s’est tu et on l’a suivie. On est partis en direction de Doucy. La route serpentait. Je regardais le paysage tantôt plongé dans l’obscurité, tantôt baigné dans la lumière de la lune. Quand Isabelle a arrêté sa voiture sur le parking du Reposoir, c’est son frère qui a craqué.
– Bon, ça suffit ! Tu vas nous expliquer ce qu’il se passe à la fin ?
Elle a rendu les armes sans même essayer de lutter. Christophe et Pauline étaient ensemble bien avant le départ à Lyon. Ils se donnaient rendez-vous pour se retrouver seuls dans une vieille grange pas très loin du canyon du Reposoir. Mais ça ne me disait pas ce qu’ils faisaient ici. Une vieille grange en ruine ne constituait pas un refuge idéal pour une femme en convalescence.
Isabelle nous a appris que Christophe avait acheté la grange et après la mort de Chloé, il en avait fait un refuge.
Thierry énonça tout haut ce que nous pensions tous :
– Donc, tu penses qu’ils se sont caché là-bas tous les deux. D’accord mais pourquoi tant de mystère ?
– Christophe laissait toujours la clé de la porte à Mamie Manue. C’est elle que j’ai appelée tout-à-l’heure et elle m’a dit qu’il était venu chercher la clé au début du mois. Mais elle ne l’a plus revu depuis. Ca, ça m’inquiète un peu. Et pour le secret, j’avais promis.
A ces mots, je me suis littéralement éjectée de la voiture et j’ai dit :
– Ok. On va jeter un coup d’œil en douce. On s’assure que tout va bien et on les laisse tranquilles. Ca vous va ?
Ils m’ont emboîté le pas. En à peine vingt minutes on a vu la silhouette de la cabane à la faveur de la lune. D’épais rideaux étaient tirés derrière l’unique fenêtre mais ils étaient mal joints. En collant mon front au carreau j’ai essayé de discerner quelque chose à l’intérieur. Mon cœur a fait un bond dans ma poitrine quand j’ai vu une cheville entravée par une grosse lanière de cuir. Je suis allée jusqu’à la porte qui s’est ouverte sans effort.
C’est Stéphane qui est entré le premier.
– Putain, c’est Pauline !
Elle était attachée, bras et jambes en croix, allongée sur un matelas.
Isabelle la première s’est jetée sur elle pour la réconforter et lui dire que nous allions la sortir de là. Pauline s’est mise alors à pousser des cris effrayants, entre vociférations et feulements. J’ai remarqué ses yeux injectés de sang.
Stéphane s’était emparé d’une hache posée à côté d’un petit poële, afin de couper les liens qui la retenaient, tandis que les jumeaux cherchaient à l’immobiliser pour ne pas qu’elle soit blessée. Elle était de plus en plus agitée. Et moi j’étais complètement figée par le choc de ce que je voyais.
Stéphane a libéré les deux chevilles. Pauline tirait sur les lanières de cuir qui retenaient ses bras avec une vigueur incroyable, les veines de son cou étaient gonflées et ses dents me paraissaient immenses.
Absorbés par leur mission de sauvetage, nos amis n’ont rien remarqué. Moi, spectatrice immobile, je commençais à comprendre l’horreur de la situation mais je n’arrivais pas à l’accepter. C’est à ce moment-là que j’ai entendu des cris derrière moi. Ils venaient de loin, là-bas sur le sentier. Christophe courait et hurlait à perdre haleine. Il voulait nous prévenir, mais c’était trop tard. Ce que j’ai vu ensuite, jamais je ne pourrais le formuler à voix haute.
Les hurlements d’Isabelle, terrifiée. Le système pileux de Pauline qui avait recouvert toutes les parties visibles de son corps, son visage enlaidi par un museau monstrueux et ses griffes qui fouettaient l’air autour d’elle. Je n’ai pas pu en supporter davantage, je suis tombée dans les pommes.
Quand j’ai ouvert les yeux, Christophe me secouait comme un prunier, Isabelle et Thierry pansaient une vilaine estafilade sur le bras de Stéphane. Mon cuir chevelu me brûlait et je sentais un filet de sang chaud couler dans ma nuque. Pauline, ou ce qu’elle était devenue, avait disparu.
Nous sommes restés là, immobiles et muets pendant des heures. A un moment, j’ai fini par sentir le froid. J’ai fermé la porte et j’ai rallumé le petit poêle à bois, puis je me suis rassise par terre.
Au petit jour, Pauline est revenue. Ses vêtements déchirés, les cheveux hirsutes et des bleus partout sur les membres. Ses sanglots lui coupaient la respiration. Elle essayait de parler, de nous demander pardon. Elle nous a raconté l’histoire de ce loup en Slovénie. Elle jurait qu’elle ne nous voulait pas de mal. Christophe l’a prise dans ses bras pour la calmer. J’ai porté ma main à mon crâne en regardant Stéphane et, les mains poissées de sang, j’ai pensé bêtement qu’on allait devoir s’organiser pour la prochaine pleine lune.