Alice ouvrit la fenêtre de la chambre dont elle avait pris possession la veille au soir. Le train l’avait déposée dans la petite gare de Lépin. Un chauffeur l’attendait pour la conduire à la maison Ronde. Elle avait ensuite dîné d’une salade légère dans la salle à manger du rez-de-chaussée de l’établissement puis elle s’était couchée.
Il était encore très tôt quand elle avait ouvert les yeux mais elle avait décidé de mettre en œuvre l’énergie qui l’électrisait. Elle avait besoin de nager.
Elle embrassa du regard le point du vue. Le soleil n’avait pas encore franchi la crête au-dessus du massif de l’Epine, mais le ciel était sans nuage, promesse d’une belle journée chaude. Elle laissa glisser son peignoir de soie le long de ses épaules et le déposa sur le fauteuil près de la fenêtre. Elle décrocha le téléphone en s’asseyant sur le lit et commanda un petit déjeuner copieux qu’on lui servirait dans le jardin. Elle entra ensuite dans la douche italienne pour se rafraîchir puis s’habilla rapidement.
Quatre pergolas étaient dressées dans la pelouse entre l’hôtel et la berge du lac. Elle choisit une petite table au plus près des eaux et se tourna vers le lac. Elle contempla le paysage. Elle ne se lassait pas de tant de majesté, de quiétude. Les eaux du lac étaient lisses et calmes, d’un vert profond, à peine ridées par une brise légère, qu’elle ne sentait pas sur la berge. En face, sur la paroi du massif, la Tête de Cheval restait impassible, figée pour l’éternité dans une falaise de roche blanche. Les premiers rayons du soleil pointaient comme des flèches vers le ciel au pied de Château-Richard, le sommet culminant aux alentours du lac. Deux cygnes passèrent, comme suspendus au dessus des eaux et s’approchèrent de l’embarcadère de bois qui s’avançait loin dans le lac.
Elle sentit s’installer en elle une paix intérieure. Sa nuque se détendit et son plexus s’ouvrit. Elle but à petite gorgées son thé. Tout en étalant de la confiture de framboises sur une petite crêpe, elle repensa à la raison de sa venue ici. Elle avait laissé dans son appartement au cœur de Lyon son chat et Julien, l’homme qui partageait sa vie, pour prendre une décision difficile. Il lui fallait pour cela être seule, face à elle-même, le temps nécessaire.
A présent le soleil chauffait l’eau du lac. Elle monta dans une barque qu’elle avait loué pour la matinée et commença à ramer en direction des îles. A cette heure matinale, elle croisa quelques pêcheurs mais il faudrait encore du temps pour que s’élève la rumeur des baigneurs sur les plages et les cris des enfants qui se jettent des pédalos en chahutant. Elle ramait régulièrement et sans précipitation car elle souhaitait profiter de ces instants. Un petit vent jouait avec ses mèches brunes. Une libellule se posa sur la dame de nage à droite de la barque. Elle cessa de bouger pour l’admirer. La demoiselle était en fait un mâle comme l’indiquait sa couleur bleue. L’insecte profita quelques instants du soleil sur son perchoir puis s’envola pour disparaître au dessus de l’onde.
Alice s’approchait de la grande île. Elle se faufila dans les roseaux puis arrêta la barque près d’un piquet en bois auquel elle l’amarra. Face à elle, à travers le feuillage dru, apparut la silhouette d’une chapelle. Elle se remémora la légende que lui racontait sa grand-mère quand elle était enfant.
Il y a très longtemps, au bord du lac, prospérait une ville pleine de gens égoïstes et arrogants. Un soir un vagabond avait cherché refuge chez les habitants. Il avait été chassé par tous. Seules, une vieille femme et sa fille lui avait accordé le gîte et le couvert. Le mendiant n’était autre que le Christ. Pour punir ceux qui l’avaient abandonné, Dieu engloutit la ville sous les eaux. Il épargna les demeures des deux hôtesses qui se retrouvèrent chacune sur une île. Si Dieu ne pouvait pardonner, pourquoi le pourrait-elle ?
Comme sa grand-mère lui manquait ! Si elle avait été là, elle lui aurait donné de précieux conseils pour prendre sa décision.
Alice s’agenouilla devant la grille qui fermait l’accès de la chapelle. Elle sortit un petit briquet et une bougie chauffe-plat de la poche de sa veste. Après en avoir allumé la mèche, elle la poussa du bout des doigts de l’autre côté de la grille. Tout en priant son aïeule pour lui venir en aide, elle recula de quelques pas. La petite chapelle ne semblait pas vouloir remarquer les saisons, ni les années qui passaient. Seule la porte en bois d’origine avait disparu. Les deux colonnes ioniques surmontées d’un arc simple portaient en diadème une croix de Savoie. Adossée à un arbre, elle se laissa caresser par le soleil jusqu’à ce qu’un moustique tente de s’attaquer à ses épaules dénudées. Elle décida qu’il était temps de partir. Après avoir ramené l’embarcation à bon port, elle se baigna avec délectation.
Elle plongea sous l’eau, glissa sur le dos et remonta à la surface. En reprenant sa respiration elle regarda vers la plage. Les vacanciers s’installaient. Un couple d’adolescents s’enlaçait en s’embrassant dans l’eau. Elle les trouva émouvants. Ils la ramenaient à sa propre jeunesse. A son premier amour. A toutes ces années de bonheur. A sa blessure cuisante. Elle fut surprise par la chaleur de ses larmes qui se mêlaient aux gouttes d’eau sur son visage. Pour les dissoudre elle replongea.
En rentrant à l’hôtel, elle eut une surprise. La réceptionniste, une jeune fille à la chevelure de feu et au sourire solaire l’intercepta pour lui signifier qu’un petit paquet avait été déposé par un coursier à son intention. Intriguée, presque inquiète, elle monta dans sa chambre. Elle se laissa tomber dans le fauteuil et ouvrit le paquet en carton, pas plus grand qu’une grosse boite d’allumettes. Du sable grossier s’échappa de la boîte. En découpant une arête, elle découvrit un magnifique galet. Tout en rondeur, d’un gris profond, il avait été décoré avec des points de couleurs vives formant un cœur. Elle commençait à comprendre. A l’arrière du galet un petit morceau de papier collé par du ruban adhésif délivrait ce message :”Je te connais depuis toujours. Je ne cesserais jamais de t’aimer”. Elle posa le caillou sur la table de chevet et se laissa tomber sur le lit pour pleurer toutes les larmes de son corps. Puis elle s’endormit, épuisée.
Son sommeil fut agité par un cauchemar glaçant où elle était poursuivie par des pingouins sur la banquise. Elle voulait appeler à l’aide, terrorisée, mais aucun son ne sortait de sa bouche. Finalement son amoureux surgissait du brouillard tenant son ventre arrondi comme une femme enceinte et la regardait goguenard. Un rire aiguë s’échappa de la bouche de Julien et la réveilla en sursaut. Elle reprenait ses esprits en s’asseyant sur le lit quand elle entendit à nouveau le rire aiguë. En s’approchant de la fenêtre, elle découvrit une petite fille qui courait vers le lac poursuivie par un homme qui devait être son père. L’excitation déclenchait chez la fillette des éclats de rire qui s’envolaient en trilles dans le jardin. Elle observa leurs jeux de longues minutes en souriant. Depuis combien de mois essayait-elle de devenir mère ? Julien le lui avait demandé lui-même, un soir où il l’avait invitée au restaurant, mais elle sentait bien qu’il n’était pas aussi enthousiaste qu’il voulait le faire croire. Et puis il y a deux jours, il était rentré tôt de son travail et lui avait tout avoué. Il lui avait semblé que son cœur se fendait sous un coup de hache.
Elle décida de sortir pour réfléchir à tout cela. Comme elle avait raté le repas de midi, elle glissa dans son sac à dos ce qu’il restait du petit sac de fruits secs qu’elle avait toujours avec elle et une bouteille d’eau prise dans le mini bar de la chambre. A la réception, elle signa un bon pour emprunter un des vélos électriques de l’établissement puis elle partit en direction du village d’Aiguebelette. Elle savait qu’elle pouvait rejoindre les sentiers qui sillonnaient les flancs de l’Epine et elle avait hâte de s’asseoir sous un arbre dans la forêt. A Aiguebelette, elle dissimula sa bicyclette derrière la salle des fêtes et continua son chemin à pieds. Elle entra dans la forêt juste avant le château sur le sentier qui montait au Mont Grêle. Un peu plus loin elle prit dans ses bras le tronc d’un magnifique fayard et posa sa joue sur l’écorce rugueuse. Ici il y avait tout juste huit ans, un soir d’été, Julien lui avait déclaré son amour.
Elle réalisa qu’on ne sort pas indemne d’un tel lien. Ils avaient tout vécu ensemble : l’enfance, l’adolescence, les premières joies et difficultés de la vie d’adulte. Ils avaient la même conception du monde, aspirant à leur liberté de citoyen mais connaissant leurs devoirs. Chacun d’eux vivait d’un métier qu’il aimait. Pourtant Julien avait toujours eu un complexe d’infériorité. Bien qu’il ait des mains d’or il se considérait comme un ouvrier sans envergure. Alice, de son côté, accumulait les succès dans sa cuisine où elle travaillait les produits locaux. Et là commençaient leurs divergences : lui rêvait du monde et de déployer ses ailes pour le parcourir. Il assouvissait ses désirs de grandeur dans les exploits sportifs. Elle avait les pieds dans sa terre natale et ne supportait pas de s’en éloigner très longtemps. Aiguebelette était son océan atlantique à elle, l’Epine son Everest. Elle n’avait pas besoin d’aller voir ailleurs si elle pouvait y trouver son bonheur. Ici, avec lui, elle était heureuse.
Elle le revit entrer dans la cuisine et lui tendre un document. Elle l’avait parcouru sans comprendre. C’était une fiche de poste de menuisier. Elle avait alors découvert le logo bleu en forme de globe et ses grandes lettres blanches. L’Institut Polaire Français Paul-Emile Victor. Une idée lui avait traversé l’esprit qu’elle avait chassée aussitôt tant elle lui semblait incongrue. Il lui avait simplement dit :
– J’ai été recruté.
L’idée était revenue figeant au passage son sang dans ses veines.
– Ca veut dire quoi hivernage ? Avait-elle murmuré.
– Ca veut dire que je serai absent une année sans revenir.
C’est à cet instant que la hache avait frappé son cœur. Une année entière. Sans lui.
– Et notre enfant ?
– Quand je rentrerai, promis, nous aurons un enfant.
A cet instant, une bouffée de violence comme elle n’en avait jamais connu s’empara d’Alice. Elle hurla :
– Pourquoi ? Pourquoi tu nous fais ça ?
Il avait répondu très calmement :
– J’en ai besoin Alice. J’ai besoin de me prouver certaines choses à moi-même. Tu le sais. C’est une occasion en or pour moi. Pour devenir père, j’ai besoin de m’accomplir.
D’une voix blanche, elle avait lâché dans un souffle :
– Je ne sais pas si je pourrais t’attendre si longtemps.
Elle avait relu la feuille qu’elle avait encore entre les mains. Certains mots parvenaient à atteindre son esprit.
Menuisier.
Dumont d’Urville.
Sera amené à travailler en extérieur.
Rigueur.
Polyvalence.
Départ prévu : décembre 2018.
A ces mots elle avait fui.
Depuis, elle ne lui avait pas donné de nouvelles mais le galet reçu à midi prouvait qu’il savait où elle était.
A cet instant précis, sa décision fût prise. La faim commençait à lui brûler l’estomac. Elle avala plusieurs gorgées d’eau et redescendit vers le village. En enfourchant son vélo, elle décida de descendre vers le port. Elle s’offrirait une belle coupe de glace en guise de goûter. Elle se laissa emporter par la pente et les cheveux dans le vent, se sentit alors aussi légère qu’un oiseau.
Elle aimait cet endroit où elle avait grandit. Elle l’avait vu changer au cours de toutes ces années sans que rien n’entame cet attachement. Enfant, elle avait appris à nager dans ces eaux, elle avait parcouru les forêts et Julien était là. Quand son travail l’avait obligé à s’éloigner un peu, Julien était toujours là et Aiguebelette attendait qu’elle revienne. Ce qu’elle faisait chaque fois qu’elle en avait l’occasion. Aujourd’hui, pour la première fois, Julien voulait s’envoler. Il ne lui demandait pas de s’arracher à ce qu’elle aime tant. Il voulait juste saisir une opportunité. Quelle sorte d’amoureuse serait-elle si elle le retenait ?
Tard dans la soirée, assise sur les rochers au bord du lac, elle regarda le soleil se coucher. Elle sortit son téléphone portable et tapa un sms :
“Va mon amour. Envole-toi vers la Terre Adélie et quand tu rentreras je serai là, toujours au même endroit.”