Elle regarde en face d’elle le visage de l’homme qui partage sa vie depuis deux ans. Deux ans. Qu’est-ce que ça peut bien faire deux ans ? L’important, c’est la façon dont il la regarde. La façon qu’il a d’accepter ses parts d’ombre. Celles qui peuvent l’engloutir dans une profonde mélancolie. Et sa lumière qui l’entraîne parfois avec une joyeuse fantaisie à vivre comme s’ils étaient seuls au monde.
Sur les tempes, les cheveux ont un peu blanchi, mais son regard bleu intense garde la même curiosité bienveillante. Ils sont assis à la terrasse du restaurant Les quatre vallées au Revard sous une voûte céleste sans nuage en ce début d’été. Une petite brise joue avec ses mèches brunes tandis qu’il déguste avec une gourmandise assumée un Grand Cèpe Glacé du Revard : meringue, glace vanille, chocolat chaud et chantilly. Pas un dessert pour les pisse-froid !
A la dérobée, derrière ses lunettes de soleil, tout en suçotant sa cuillère pleine de myrtilles, elle le regarde et elle se souvient.
Elle avait trouvé refuge dans un petit village des Bauges après le reportage de trop au cours duquel Djamal son guide et traducteur en Afghanistan avait perdu la vie sous ses yeux. Elle avait elle-même échappé aux balles par miracle. Mais si son corps n’avait pas été touché, son âme souffrait.
La tête de Djamal qui explose comme un fruit trop mûr, le fracas des déflagrations l’obsédaient jusqu’à la priver de sommeil. Elle était rentrée en France vidée, brisée.
Un long hiver de neige et de brume lui avait permis de dormir beaucoup et de panser ses blessures. Seule dans la maison douillette, elle avait pleuré, crié et cauchemardé. Elle passait parfois des jours, complètement apathique traînant du canapé à son lit, oubliant de manger, oubliant de se laver. C’est souvent la nuit que la douleur était la plus forte. Les migraines la clouaient sur place. Un soir, elle avait été tentée de se saouler. Elle aurait pu boire jusqu’à tomber. Tomber, abrutie par l’alcool, dans un puits sans fond. Plus de lumière, plus aucun bruit ni douleur au creux du plexus qui vous vrillent l’esprit et vous entraînent comme un trou noir, aspirent votre joie et votre espoir comme un vampire votre vie. Elle aurait pu, mais elle n’a pas voulu, car elle devait faire vivre cette douleur pour qu’elle meure un jour. Et puis elle devait expier.
La musique, les tisanes au coin du feu et l’écriture avaient été les seuls baumes qu’elle s’était accordés. Parfois, elle répondait aux mails inquiets de sa sœur et de son redac’ chef. Elle les rassurait mais jamais elle ne décrocha son téléphone pour les entendre. Pendant des mois, elle ne s’en sentit pas capable, comme si elle avait perdu l’usage de la parole.
Doucement, les jours ont rallongé, les nuits étaient plus courtes, même si elles restaient opaques et oppressantes. L’appel de la nature fut alors puissant. Poussée par le soleil, attirée par les parfums de la montagne, appareil photo en bandoulière, elle avait arpenté les sentiers. Souvent, elle rentrait épuisée et se couchait sans dîner. Elle pouvait rester des semaines entières sans parler à personne, mais ce silence était une bénédiction pour elle.
Un jour pendant une randonnée, elle tomba sur des chamois. Elle eut la chance extraordinaire d’assister à la naissance d’un petit. Cachée par une barre rocheuse, elle assista à la scène, émue jusqu’aux larmes. Elle se retira rapidement et le plus discrètement possible. Sur le chemin du retour, elle se surprit à avoir envie de parler à un être qu’elle aimait, de raconter ce qu’elle avait vu, de partager ses émotions. Elle appela sa sœur. Quand elle avait raccroché, elle avait sur les lèvres un léger sourire.
Et puis doucement l’été s’était installé et un soir elle avait entendu une jolie musique entrer par la fenêtre. Quelques notes d’accordéon virevoltaient dans l’air en jouant avec une voix rauque et gouailleuse. On chantait des histoires de gens blessés, des amours naissants et les espoirs de la vie. Une furieuse envie de danser l’avait étreinte. Une paire d’espadrilles au pied, elle avait filé s’installer sur la terrasse du café qui donnait ce petit concert. Une bière légère pétillait dans son verre et elle battait la mesure du bout des doigts sur sa cuisse.
D’un raclement de gorge, il la tire de sa rêverie.
– Où tu es mon amour ?
Elle lui sourit.
– J’ai envie de rentrer. Tu nous ramènes ? Demande-t-elle en penchant la tête sur le côté.
Allait-elle lui dire qu’elle avait des fourmis dans les mollets depuis des mois ? Qu’elle voulait repartir ? Que le monde l’appelait ? Qu’elle voulait savoir ce qui se passe là-bas et le raconter ?
Dans la voiture, il lui demande si tout va bien et pose sa main sur sa cuisse.
C’est ainsi qu’il avait fait deux ans plus tôt. Il avait pris sa main pour l’inviter à danser. D’un léger mouvement de tête, sans un mot, il avait tourné le regard vers un petit espace dégagé entre l’artiste et une rangée de tables. D’un sourire, elle avait accepté. Ses grandes mains étaient étonnamment légères sur sa taille. Ils tournaient l’un près de l’autre sur l’air d’une chanson qu’aujourd’hui ils connaissaient par coeur, au café du canal. Parfois, ils échangeaient un regard, un sourire et ils finirent leur danse dans un éclat de rire. Ils s’inclinèrent l’un face à l’autre en se donnant des airs de clown pour se remercier de ce moment de grâce, mais pas trop sérieusement quand même. Il avait gardé sa main dans la sienne. Elle ne fit rien pour se dégager. Ils passèrent la soirée ensemble attablés devant un dîner arrosé de vin rouge. Entre silences curieux et bavardages légers, ils commencèrent à faire connaissance. Ils ne savaient pas encore que déjà, ils tissaient leur amour sur une trame existante.
– Demain tu descends à Chambéry ?
Elle a posé cette question dont elle connait déjà la réponse dans le seul but de rompre le silence. Elle ne veut pas qu’il pense qu’elle est renfrognée, pensive. Pire encore, il pourrait la deviner lui qui lit plus sûrement dans ses silences que dans toutes les discussions qu’ils avaient pu avoir.
Elle caresse de la pulpe des doigts le petit bouddha taillé dans une pierre œil de tigre qu’il lui a offert quelques mois après leur rencontre. Elle avait mis du temps à se dévoiler, à se raconter quand lui l’avait emportée rapidement dans sa vie, lui présentant ses amis, sa famille proche et la recevant chez lui au bout d’une semaine. Avec une infinie patience et une délicatesse étonnante pour un homme de son gabarit, il l’avait invitée à parler, à être en confiance auprès de lui.
Le soir où elle avait raconté comment Djamal était mort et comment elle avait échoué dans les Bauges, elle avait senti une digue se rompre en elle et elle avait versé des rivières de larmes. Il l’avait prise dans ses bras et sans dire un mot, il avait attendu qu’elle se calme. Puis ils avaient fait l’amour et elle s’était endormie en paix.
Elle mesure aujourd’hui le chemin parcouru. A cette époque, elle était un petit animal blessé, si fragile qu’elle aurait pu basculer vers une dépression intense qui l’aurait emportée définitivement. Grâce à cet amour cadeau-du-ciel, au bouddha lové entre ses seins et aux séances d’EMDR[1] qu’elle avait suivi sur ses conseils, elle avait retrouvé ses forces et son envie de vivre. Elle avait apprivoisé sa culpabilité d’avoir entraîné Djamal malgré lui dans ce guet-apens fatal.
Quand ils ont franchi la porte de la maison, il l’attire à lui et la serre dans ses bras. Un peu plus fort que d’habitude, se dit-elle. Elle aspire à pleins poumons le léger parfum de sa peau en frottant la paume de ses mains sur son dos. Elle revoit en pensée défiler les moments forts de leur histoire. C’est comme une bande-annonce de film au cinéma. Pour ne pas qu’il voit ses yeux briller, elle resserre son étreinte.
Le lendemain, quand il rentre de sa journée “en présentiel” au bureau, il trouve la maison vide. Un petit morceau de papier blanc sur la table de la cuisine dit “je t’appelle ce soir”.
Dans le train qui l’emmène vers Paris, elle serre contre elle le sac contenant son matériel photographique. Elle ne l’a pas utilisé depuis des lustres. Pour faire passer le temps, elle entreprend de sortir l’appareil et de regarder les photos restées dans la carte mémoire. Elle trouve un petit papier blanc qui dit “rentre vite”.
[1]EMDR (= Eyes movement desensitization and reprocessing) : Méthode de traitement du trouble de stress post-traumatique à partir du mouvement des yeux.